Le Monde - 21.02.2020

(Grace) #1

0123
VENDREDI 21 FÉVRIER 2020 idées| 23


ROUGE  VIF :  L’IDÉAL 
COMMUNISTE 
CHINOIS
d’Alice Ekman
Ed. de
l’Observatoire,
224 p., 19 euros

La Syrie entre ciel et terre | par serguei


LA CHINE PLUS ROUGE QUE JAMAIS


LIVRE


L’


hypothèse que la Chine
ne serait plus commu­
niste « est tellement ré­
pandue qu’elle n’est plus question­
née. L’hypothèse inverse, qui consi­
dérerait que la Chine pourrait être,
ne serait­ce qu’encore un peu,
communiste, est souvent balayée
d’un revers de main », écrit Alice
Ekman. Or c’est tout le contraire.
La chercheuse, qui est responsa­
ble de la Chine au European Union
Institute for Security Studies
(EUISS), s’est donné pour mission
d’explorer le formidable renou­
veau communiste à l’œuvre sous
Xi Jinping : le parti est omnipré­
sent dans les institutions, mais
aussi dans toute entreprise publi­
que et privée. Les artistes doivent
promouvoir le « rêve chinois »,
tandis que les écoles et les univer­
sités sont sous contrôle idéologi­
que étroit. De grands­messes,
comme les 70 ans de la Républi­
que populaire de Chine en 2019,
mettent en scène une geste natio­
nale grandiose centrée sur le parti.
Alice Ekman, qui a fait sa thèse
sur la professionnalisation de la

diplomatie chinoise de Deng
Xiaoping à Hu Jintao, en sait quel­
que chose : sous Xi Jinping, à la
tête du parti en 2012, c’est un mou­
vement inverse qui s’est enclen­
ché. L’idéologie est revenue et
l’heure est au recadrage politique,
par le biais de campagnes de disci­
pline qui puisent dans la boîte à
outils du maoïsme – en remettant
au goût du jour les autocritiques.

Une ferveur quasi religieuse
M. Xi, note­t­elle, s’efforce aussi
de « rénover le marxisme, en inté­
grant pleinement les outils de son
époque, et notamment en utili­
sant les nouvelles technologies
dans son application concrète


  • un “marxisme 2.0” ». On aurait
    tort, poursuit­elle, de voir dans le
    jargon « rouge » que M. Xi déploie
    dans ses discours et ses écrits une
    gesticulation à des fins stricte­
    ment politiques : le dirigeant chi­
    nois, qui est fils d’un révolution­
    naire, est animé d’une « ferveur
    quasi religieuse » et « ne cesse
    d’utiliser des mots à consonance
    spirituelle face aux cadres du
    parti », pour les motiver dans leur
    « mission sacrée ».


A l’heure où la gouvernance chi­
noise semble être mise à l’épreuve
par l’épidémie du coronavirus
SARS­CoV­2, Rouge vif est riche
d’enseignement sur les ressorts
d’un régime qui, loin de se remet­
tre en cause, glorifie ses sacrifices
au nom de la sauvegarde de la
santé mondiale et attaque ses dé­
tracteurs, à l’intérieur comme à
l’extérieur. Alice Ekman décrit
avec clairvoyance les conséquen­
ces du renouveau communiste
chinois actuel sur le reste du
monde – Pékin œuvre ainsi à une
bipolarisation de la planète, qui
« recouperait en grande partie les
alliés des Etats­Unis, d’un côté, et
les “amis de la Chine”, de l’autre ».
Sait­on, par exemple, que le zèle
chinois à promouvoir un système
de gouvernance alternatif dans le
monde passe par un effort sans
précédent de formation à desti­
nation des fonctionnaires, des
hommes politiques et des profes­
sionnels des pays en voie de déve­
loppement, qui encourage « expli­
citement ceux­ci à s’inspirer du
modèle politique, économique et
social de la Chine » ?
brice pedroletti

D

epuis plusieurs mois, la recon­
naissance faciale agite indus­
triels, responsables politiques et
organisations de défense des li­
bertés. Elle fait partie des « nouvelles techno­
logies qui peuvent contribuer à renforcer no­
tre sécurité » à condition de « trouver un équi­
libre » avec les « libertés rigoureusement pro­
tégées », a encore tout récemment rappelé le
ministre de l’intérieur, Christophe Castaner.
La reconnaissance faciale évoque un imagi­
naire dystopique, riche et effrayant. C’est en
effet une technologie particulière, qui
pousse la vérification de l’identité jusque
dans ce qui nous définit, les traits du visage.
En numérisant – possiblement à notre insu –
un trait inaltérable, elle pose des questions
fondamentales en matière de libertés publi­
ques. Cette technologie complexe n’est ce­
pendant pas monolithique et peut être utili­
sée de bien des manières, avec des enjeux
très variables en matière de vie privée.
Certains usages – permettant principale­
ment d’authentifier une personne, c’est­à­
dire de comparer un visage à un seul gabarit,
la traduction numérique d’un visage, pour
voir si les deux correspondent – sont déjà en­
trés dans les habitudes. Nombre de télépho­
nes récents peuvent être déverrouillés en
présentant simplement son visage face à
l’écran. Certaines entreprises (banques ou
loueurs de véhicules en ligne) vérifient
l’identité de leur nouveau client en compa­
rant un selfie qu’il réalise avec la photo de
son titre d’identité. Le passage de la frontière

dans certains aéroports français peut être ef­
fectué à travers un portique comparant le vi­
sage du voyageur à celui stocké dans son pas­
seport. C’est aussi, schématiquement, le
fonctionnement de l’application Alicem, ac­
tuellement testée par le ministère de l’inté­
rieur. Cette application, qui doit permettre
de s’identifier sur certains sites, notamment
de service public, compare le selfie de l’utili­
sateur avec sa photo de passeport pour attes­
ter son identité.
Parfois, la reconnaissance faciale permet
d’identifier une personne inconnue en la
comparant à une base de données existante.
Facebook propose aux utilisateurs d’être
avertis dès qu’une nouvelle photographie où
ils figurent est postée. Dans une autre
sphère, c’est aussi le cas du fichier « traite­
ment d’antécédents judiciaires » (TAJ), que
les enquêteurs peuvent interroger avec une
image pour identifier un suspect. Une prati­
que limitée, contrairement aux Etats­Unis,
par exemple, où elle est quotidienne. Certai­
nes entreprises sensibles peuvent utiliser la
reconnaissance faciale pour contrôler les ac­
cès à leurs locaux. Cette identification était
aussi au cœur de l’expérimentation menée
en février 2019 au carnaval de Nice : des vo­
lontaires étaient repérés automatiquement
dans une foule filmée – et consentante.
A l’étranger, d’autres pratiques vont plus
loin encore. En Chine, acteurs privés et pu­
blics appliquent la reconnaissance faciale
dans toutes les sphères de la vie des habi­
tants, jusqu’à la reconnaissance à la volée

d’une personne marchant dans la rue. Lon­
dres s’apprête à déployer à son tour ce dispo­
sitif orwellien. Aux Etats­Unis, une start­up
propose aux forces de l’ordre une base de
données qu’elle a créée en captant les photos
des utilisateurs des réseaux sociaux, permet­
tant aux policiers à travers le pays d’identi­
fier quasiment n’importe qui.

Taux d’erreurs irréductible
Ces exemples montrent la diversité des ap­
plications de la reconnaissance faciale, qui
en matière de libertés publiques et de vie pri­
vée ne se valent pas. Comme souvent dans
les technologies numériques, le diable se ca­
che dans les détails.
L’utilisateur dispose­t­il, sur un support
qui lui appartient – un téléphone, par exem­
ple – du gabarit de son visage, stocké de ma­
nière qu’il soit inaccessible à des tiers et pro­
tégé? Peut­il à tout moment le supprimer?
Ce dispositif, qui permet le déverrouillage de
certains téléphones, limite nettement les
possibilités d’abus.
Au contraire, les traits du visage sont­ils
transférés et analysés ailleurs, où l’individu
n’a aucun contrôle? C’est le cas d’Alicem,
pour laquelle la comparaison n’est pas faite
dans l’application, mais sur un serveur tiers,
ce qui suppose l’envoi sur ce dernier du gaba­
rit biométrique. Une fois la comparaison ef­
fectuée, le gabarit du visage est­il supprimé –
c’est en tout cas la promesse d’Alicem? Ou
bien est­il conservé pour une durée plus ou
moins longue? Si tel est le cas, les données

biométriques sont­elles conservées de ma­
nière sécurisée?
La question de la finalité de l’utilisation de la
reconnaissance faciale est aussi détermi­
nante : s’agit­il de filtrer les entrées d’un lycée
ou de lutter contre le terrorisme? Suppose­t­
elle l’analyse de visages de personnes consen­
tantes seulement, ou bien de toute personne
qui aurait la malchance de passer dans la rue
devant une caméra dotée de reconnaissance
faciale? S’agit­il d’une reconnaissance a pos­
teriori, par exemple sur des bandes de vidéo­
surveillance, dans le cadre d’une enquête judi­
ciaire, ou bien d’une identification en temps
réel par des agents de police municipaux?
Toutes ces interrogations doivent aussi in­
clure des questions inhérentes à la technolo­
gie, qui comporte un taux d’erreurs irréducti­
ble. Faut­il paramétrer le système pour qu’il
n’identifie que les individus à un degré de
certitude très élevé, au risque de rater la per­
sonne recherchée ou, au contraire, décider
que l’algorithme sera plus tolérant et donc
auteur de dommageables fausses alertes?
Quels sont les biais de l’algorithme utilisé,
quelles données ont été utilisées pour le faire
« apprendre »?
Alors que le gouvernement pourrait pro­
chainement travailler sur le sujet, cette liste
d’inconnues, non exhaustive, souligne le ca­
ractère ultrasensible de la reconnaissance fa­
ciale et l’ampleur de ses enjeux en matière de
libertés publiques. A manier avec la plus
grande des précautions.
martin untersinger

IL EXISTE 


UNE DIVERSITÉ 


DES APPLICATIONS, 


QUI, EN MATIÈRE 


DE LIBERTÉS 


PUBLIQUES 


ET DE VIE PRIVÉE, 


NE SE VALENT PAS


Promesses et risques de la reconnaissance faciale


L’


une, Ursula von der Leyen,
présidente de la Commission
européenne, appelle à bâtir
avec l’Afrique « un partenariat entre
égaux ». L’autre, Charles Michel, pré­
sident du Conseil européen, dit vou­
loir « coécrire les nouvelles pages d’un
avenir commun optimiste et positif ».
Formules creuses de la part des nou­
veaux dirigeants de l’Union euro­
péenne (UE)? Le doute est permis,
tant ces grands serments sont bran­
dis à intervalles réguliers pour évo­
quer la relation euro­africaine, sans
que personne n’y accorde véritable­
ment du crédit.
Pourtant, quelque chose est peut­
être en train de changer. Il n’est pas
anodin qu’Ursula von der Leyen
comme Charles Michel aient réservé
à l’Afrique leur premier voyage hors
des frontières de l’Europe. L’une (en
décembre 2019) et l’autre (début fé­
vrier) ont mis le cap sur Addis­Abeba,
capitale de l’Ethiopie et siège de
l’Union africaine. Un signal fort.

La peur des migrations
« Par rapport à il y a dix ans, l’Afrique
est beaucoup plus haut dans l’agenda
européen, confie un diplomate fran­
çais à Bruxelles. Auparavant, seuls
quelques pays s’en préoccupaient, tan­
dis qu’aujourd’hui presque tous s’y in­
téressent – pour de bonnes ou de mau­
vaises raisons. » Parmi ces dernières
figure la peur des migrations. Une in­
quiétude démultipliée en Europe par
l’explosion démographique à l’œuvre
sur le continent africain, où la popu­
lation devrait doubler d’ici à 2050,
pour atteindre plus de 2 milliards
d’habitants.
Mais un autre ressort de cet intérêt
est plus enthousiaste : l’Afrique, avec
ses taux de croissance élevés, est un
marché potentiel que l’on ne peut
plus ignorer. La preuve, le continent
est aujourd’hui courtisé de tous les
côtés. Par les Chinois, bien sûr, mais
aussi par les Turcs, les Indiens ou les
pays du Golfe. Sans oublier les Britan­
niques qui, en janvier, en plein di­
vorce avec l’UE, ont convié à Londres

tout un aréopage de dirigeants afri­
cains pour parler business.
Dans cette course aux parts de mar­
ché, l’Europe n’est pas la plus mal pla­
cée. Elle est le principal investisseur
en Afrique et son premier partenaire
commercial. Elle est également un
pourvoyeur d’aide considérable, avec
près de 20 milliards d’euros par an
consacrés par l’UE et ses Etats mem­
bres à divers programmes de déve­
loppement.
Mais il y a un paradoxe. Cette em­
preinte massive peine à imprimer
face à l’activisme chinois, qui promet
de dupliquer en Afrique les recettes
de son décollage, en investissant mas­
sivement dans les infrastructures.
L’Europe s’agace de voir la Chine pré­
sentée comme l’interlocutrice phare,
quand le géant asiatique ne fait pres­
que rien dans le domaine de la paix et
la sécurité ni dans celui de l’humani­
taire. Et si Pékin se drape dans sa poli­
tique de non­ingérence, grince­t­on
dans les capitales européennes, c’est
pour pousser ses pions sans avoir à se
soucier de bonne gouvernance.
En face, l’Europe est suspectée de
pratiquer la charité pour défendre ses
intérêts. D’être avant tout mue par
son désir de freiner les flux migratoi­
res. D’agir vis­à­vis de l’Afrique selon
un schéma paternaliste et sans réelle
ambition politique. Le passé colonial
continue de peser, même si 21 pays
sur les 27 composant l’UE n’ont ja­
mais eu de colonies.
Un reset est possible, et le contexte
s’y prête. L’accord de Cotonou, qui ré­
git depuis 2000 la coopération entre
l’UE et les pays d’Afrique, des Caraïbes
et du Pacifique (ACP), est censé expi­
rer en février. Sa révision peut être
l’occasion d’un nouveau départ. Pour
l’heure, toutefois, les négociations
avancent à pas de tortue, et les mé­
contents sont les plus audibles.
Certaines voix au sein de l’Union
africaine se plaignent ainsi d’un ca­
dre ACP jugé obsolète. Elles récla­
ment de voir l’Afrique traitée toute
seule et tout entière – alors que cet ac­
cord n’intègre pas le Maghreb et
traite séparément l’Afrique du Sud. La
balle est désormais dans le camp de
l’Union européenne. Il lui incombe
de faire la pédagogie de son projet.
Pour désamorcer les critiques et, sur­
tout, démontrer comment elle en­
tend donner corps à ce partenariat
d’« égal à égal » avec un continent
voisin dont le destin lui est irrémé­
diablement lié.

CHRONIQUE |PAR MARIE DE VERGÈS


L’Europe doit refonder


sa relation avec l’Afrique


L’EMPREINTE MASSIVE 


DES EUROPÉENS SUR LE 


CONTINENT PEINE À IMPRIMER


FACE À L’ACTIVISME CHINOIS

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