Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1
0123
SAMEDI 14 MARS 2020 coronavirus| 11

Vue d’Italie, l’insoutenable légèreté de la France


Le seuil des 1 000 morts a été franchi dans la Péninsule, paralysée par l’épidémie plus tôt que son voisin


ANALYSE
rome ­ correspondant

D


es chants, des cris de
joie, des fumigènes...
la fête était complète,
mercredi 11 mars au
soir, aux abords du Parc des Prin­
ces. Le Paris­Saint­Germain y
jouait à huis clos son huitième de
finale retour de la Ligue des cham­
pions contre le Borussia Dort­
mund, et la victoire finale (2­0),
mettant un terme à des années de
désillusions européennes, était la
plus belle des consolations.
Pourtant, on peut tout à fait
aimer le football et avoir trouvé
embarrassantes, voire franche­
ment déplacées, les scènes de
liesse qui ont entouré, à l’exté­
rieur du stade, cette qualification.
Ces images font leur effet, mais
vu d’Italie, l’impression est tout
autre, à l’heure où le coronavirus
a fait tomber une véritable chape
de plomb sur le pays. Car en quel­
ques jours, c’est un abîme qui s’est
créé, dans les perceptions du ris­
que, entre les deux pays.

Mardi, les joueurs de l’Atalanta
Bergame avaient, eux aussi, rem­
porté leur match contre le FC Va­
lence, obtenant une qualification
historique pour les quarts de fi­
nale de la plus prestigieuse des
coupes européennes, dès leur
première participation. Mais au
soir de cet exploit, l’état­major du
club a aussitôt appelé les suppor­
teurs... à rester chez eux et ne sur­
tout pas se rassembler pour fêter
la victoire. Malgré la liesse, la con­
signe a été respectée. Plus tôt, les
1 200 tifosi de la Curva Nord, qui
avaient dû renoncer au déplace­
ment à Valence, ont offert le mon­
tant du remboursement de leur
billet (50 euros par personne,
60 000 euros au total) aux hôpi­
taux de la ville.

Réaction tardive
Il faut dire qu’au soir du jeudi
12 mars la province de Bergame
comptait 2 136 malades pour
1 million d’habitants, soit plus
que la France entière. Dès lors –
comment s’en étonner –, les com­
portements s’adaptent, et la fête
monstre qui aurait eu lieu en
toute autre circonstance devient
tout à coup inenvisageable. Le
même jour, le cap des 1 000
morts a été franchi sur l’ensem­
ble de l’Italie.
Depuis plusieurs jours, l’es­
sayiste italien Giuliano Da Em­
poli, ancien conseiller de Matteo
Renzi et grand amoureux de la
culture française, envoie depuis
Paris, sur les réseaux sociaux,
des photographies des files d’at­
tente à l’entrée du Théâtre de

l’Odéon. « Macron a fait un beau
discours, mais ce soir encore les
Parisiens sont allés au théâtre »,
a­t­il publié dans la soirée de
jeudi sur Twitter, accompagnant
ses mots d’une image de file d’at­
tente devenue proprement ini­
maginable en Italie. Quelques
heures plus tôt, il avait tweeté, de
façon un peu sarcastique, une cé­
lèbre phrase de Blaise Pascal :
« Tout le malheur des hommes
vient d’une seule chose, qui est de
ne pas savoir demeurer en repos,
dans une chambre. »
Que la perception du risque
évolue à toute vitesse, dans une
telle situation, quoi de moins
étonnant? L’Italie aussi a connu
il y a une semaine – autant dire
une éternité – le temps des réac­
tions bravaches, des apéritifs de
résistance et des embrassades

dans la rue. Avec le recul, ces
réactions apparaissent sans
doute puériles, mais elles peu­
vent tout à fait se comprendre,
les messages contradictoires des
scientifiques et des autorités
n’ayant cessé de se succéder. Il y a
dix jours, le mot d’ordre à Milan,
diffusé par le maire Beppe Sala,
était « Milano non si ferma »
(« Milan ne s’arrête pas »). Désor­
mais on n’entend presque plus le
maire de Milan, et le président de
la région, Attilio Fontana, ne
cesse d’enjoindre aux autorités
de décréter l’arrêt total des activi­
tés non vitales, y compris des
transports et de l’industrie, dans
l’ensemble de la région lom­
barde. Vu d’Italie, la réaction
française, annoncée par Emma­
nuel Macron jeudi soir, apparaît
bien tardive.

De plus, au regard de l’angoisse
qui monte, dans le nord du pays, à
mesure que paraît chaque jour
plus probable l’effondrement
d’un système de santé pourtant
considéré comme l’un des
meilleurs du monde, certaines re­
marques françaises sur la gestion
italienne de la crise ont été parti­
culièrement mal perçues. Ainsi
de la porte­parole du gouverne­
ment, Sibeth Ndiaye, qui, au sor­
tir du conseil des ministres du
11 mars, a déclaré : « L’Italie a pris
des mesures, je pense notamment
aux contrôles de température à
l’arrivée des vols en provenance
des zones à risque, qui n’ont pas
permis d’enrayer l’épidémie. »
Tronquée par les médias fran­
çais en « L’Italie a pris des mesures
qui n’ont pas permis d’enrayer
l’épidémie », la phrase a provoqué
une tempête sur les réseaux
sociaux italiens : même le très
francophile – et très modéré – ex­
premier ministre italien Enrico
Letta, aujourd’hui doyen de
l’Ecole d’affaires internationales
de Sciences Po, n’a pas manqué de
dénoncer « du n’importe quoi ».

Même si, en l’espèce, ces criti­
ques, dues à une citation défor­
mée, peuvent sembler sans objet


  • les contrôles de température à
    l’entrée du territoire italien, ins­
    taurés pour des raisons de com­
    munication politique plus que de
    santé publique, ont été notoire­
    ment inefficaces –, il serait trop
    facile de balayer d’un revers de la
    main les accusations de condes­
    cendance envers l’Italie – et de lé­
    gèreté coupable dans la gestion de
    la crise – formulées contre la
    France de ce côté des Alpes.


L’exemple de Singapour
Certes, l’Italie a sans doute fait des
erreurs au début de la crise, mais
son système de santé – surtout
dans le nord du pays – n’a rien à
envier au français. Bien sûr, la ges­
tion de la crise n’est pas allée sans
cafouillages et problèmes de com­
munication, et sans doute les ré­
ponses italiennes peuvent­elles
être amendées, notamment au re­
gard de la gestion exemplaire de
l’urgence dans des pays comme
Singapour ou la Corée du Sud.
Mais le défi qu’affronte la
France n’est pas différent de celui
auquel l’Italie était confrontée il
y a une grosse semaine. Le mes­
sage italien est limpide, et il doit
être entendu comme tel, abstrac­
tion faite des arrière­pensées qui
souvent polluent la relation fran­
co­italienne. Il tient en quelques
mots : nous sommes passés par
là, ne faites pas comme nous,
agissez de façon radicale avant
qu’il ne soit trop tard.
jérôme gautheret

Il serait trop
facile de balayer
d’un revers
de la main les
accusations de
condescendance
envers l’Italie

Belgique : écoles, universités et bars
fermés, les spectacles annulés
En Belgique, le gouvernement a annoncé, jeudi 12 mars au soir,
la fermeture des bars et restaurants jusqu’au 3 avril au moins.
Si les crèches resteront ouvertes, les écoles seront, elles, fer-
mées dès le 16 mars, ainsi que les universités, qui ne rouvriront
que dans six semaines. Les commerces sont tenus de fermer le
week-end, hormis les pharmacies et les magasins d’alimenta-
tion. Les spectacles sont annulés, ainsi que les rencontres spor-
tives. L’usage des transports en commun est déconseillé, sauf si
les déplacements sont jugés indispensables. Les entreprises
sont invitées à promouvoir le télétravail, disposition déjà appli-
quée dans les institutions européennes basées à Bruxelles, où
la tenue d’un sommet des chefs d’Etat, les 27 et 28 mars, sem-
ble compromise. Le pays a recensé jusqu’ici 399 cas de conta-
mination et 3 décès. Les mesures ont été décidées dans le ca-
dre d’un « plan fédéral » visant à faire taire les divergences entre
la Flandre et la Wallonie.

« Macron a fait
un beau discours,
mais ce soir
encore les
Parisiens sont
allés au théâtre »
GIULIANO DA EMPOLI
essayiste italien

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