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SAMEDI 14 MARS 2020 international| 17
En Colombie, le massacre à petit
feu des anciens guérilleros
Depuis l’accord de paix en 2016, 188 anciens combattants des FARC
ont été assassinés. Des défenseurs des droits sont également visés
REPORTAGE
bogota correspondante
D
evant l’autel, un mo
deste cercueil en bois.
« Parce que vous
aimiez Astrid, vous
êtes vous aussi victimes de la vio
lence, et vous devez faire tout ce
que vous pouvez pour y mettre
fin », dit le prêtre. Ce dimanche
matin, dans la petite église de l’Es
piritu Santo de Bogota, ceux qui
écoutent son sermon sont pour la
plupart d’anciens guérilleros et
d’anciennes guérilleras des For
ces armées révolutionnaires de
Colombie (FARC) qui ont signé la
paix en 2016.
Quatre jours plus tôt, le 6 mars,
Astrid Conde a été tuée dans le
quartier populaire de Kennedy,
dans la capitale. En plein jour. La
mort de cette femme de 40 ans
« engagée dans un processus de
réincorporation à la vie civile »
porte à 188 le nombre d’excom
battants assassinés depuis qu’ils
se sont désarmés. Quinze l’ont été
cette année, deux à Bogota.
« Nous sommes victimes d’un
massacre », soupire Doris, venue
enterrer celle qui fut sa compagne
d’armes. Le communiqué du parti
politique de la Force alternative ré
volutionnaire commune (FARC)
dénonce « une campagne d’exter
mination menée sous les yeux d’un
gouvernement indolent ».
Les organisations des droits de
l’homme s’inquiètent, elle aussi,
de l’inaction du gouvernement.
D’autant que les assassinats ciblés
ne visent pas seulement les ex
combattants. Les paysans, élus et
militants locaux qui défendent les
droits de leurs collectivités sont
également visés. Selon l’Institut
d’études pour le développement
et pour la paix (Indepaz), 817 de ces
« leaders sociaux » ont été assassi
nés depuis le 1er décembre 2016,
cinquantetrois cette année.
Astrid Conde a passé dix
sept ans dans le maquis. Selon la
presse locale, elle a été, un temps,
la compagne de Miguel Botache,
alias « Gentil Duarte », l’un des
commandants des FARC qui a re
pris les armes. Arrêtée en 2012 et
condamnée pour avoir participé à
un assaut armé contre un poste de
police, elle a été libérée en 2017
dans le cadre de l’accord de paix.
Son meurtrier présumé a été ar
rêté. « Les indices recueillis indi
quent que Jhonatan Sneider aurait
reçu une avance pour trouver et as
sassiner sa victime », selon le par
quet. Les tueurs à gage sont faciles
à trouver en Colombie.
Mécanismes « au point mort »
Fin 2019, « l’année la plus violente
pour les excombattants des
FARC », les Nations unies deman
daient « des mesures plus efficaces
pour protéger leur vie ». Mais les re
lations entre le gouvernement
d’Ivan Duque (droite) et l’ONU
sont pour le moins tendues.
Rendu public fin février, le rapport
annuel sur la situation en Colom
bie de la hautcommissaire pour
les droits de l’homme, Michelle
Bachelet, a été froidement ac
cueilli à Bogota. Emilio Archila, le
conseiller du président chargé de
la mise en œuvre de l’accord de
paix, a qualifié le rapport onusien
de « torchon ».
Porté au pouvoir par la droite
dure, le chef de l’Etat se défend de
vouloir saborder l’accord de paix
signé par son prédécesseur Juan
Manuel Santos. Ivan Duque se
pose même en défenseur de « la
paix dans la légalité ».
Mais les chiffres de l’Institut Kroc
de l’Université américaine de No
treDame, qui assure le suivi de la
mise en œuvre de l’accord colom
bien, confirment que celleci
traîne. Seules 25 % des disposi
tions du texte sont effectivement
entrées en application. Plus de
10 000 guérilleros ont déposé les
armes, mais les projets productifs
promis pour assurer leur subsis
tance en temps de paix tardent à
voir le jour ou à être rentables.
Luis Fernando Cristo, qui était
ministre de l’intérieur dans le
précédent gouvernement, expli
que : « Le gouvernement d’Ivan
Duque refuse de reconnaître la
FARC comme un interlocuteur va
lide et prétend mettre en œuvre
l’accord de façon unilatérale et
partielle. Tous les mécanismes ac
cordés entre les parties pour résou
dre les inévitables difficultés qui al
laient se présenter sont au point
mort. C’est le cas de la commission
de suivi et de vérification, ou en
core du Conseil national de réin
corporation. Comment instaurer
des mécanismes efficaces de pro
tection, individuelle et collective
des anciens combattants, sans
dialoguer avec les intéressés? »
Dans les locaux de l’Unité de pro
tection des personnes, l’adminis
tration publique chargée de veiller
sur les citoyens menacés, un fonc
tionnaire se désole : « Rien n’a été
fait. L’unité spéciale prévue par les
accords de paix pour garantir la sé
curité des excombattants est quasi
démantelée, faute de budget. »
« Nous n’avons plus d’armes et
nous sommes seuls », soupire Do
ris, les larmes aux yeux, à la sor
tie de la messe. Aucun représen
tant du gouvernement n’a fait
acte de présence à l’enterrement
d’Astrid Conde. Aucun membre
de la direction de la FARC – qui, ce
jourlà, tenait réunion hors de
Bogota – non plus.
Un des camarades de Doris inter
roge, exaspéré : « Comment faire
confiance à un Etat qui ne respecte
pas ce qui a été signé et qui est prêt
à tout et à tuer pour défendre les
privilèges des riches? » Un autre,
Jaison, considère que « les assassi
nats d’anciens guérilleros et ceux
des leaders locaux servent les inté
rêts de certains secteurs politiques
et économiques du pays. C’est de là
que viennent les ordres ».
Qui sont, de fait, les commandi
taires des assassinats? « Difficile
de savoir puisque l’impunité est
quasi totale, répond l’analyste
Ariel Avila, de la Fondation paix
et réconciliation. Les excombat
tants sont parfois victimes de rè
glements de comptes ou d’actes de
vengeance, d’autres sont tués par
la mafia ou par d’anciens camara
des qui ont repris le maquis, par
les propriétaires terriens qui ne
veulent pas entendre parler de ré
forme agraire ou par l’ultradroite.
La seule certitude, c’est que le gou
vernement semble incapable d’ar
rêter la tuerie. »
« Sauver leur peau »
« Le gouvernement d’Ivan Duque
ne semble pas avoir pris la mesure
de l’impact politique de ces assas
sinats, considère l’ancien minis
tre Luis Fernando Cristo. Ils con
tribuent au discrédit de l’Etat et,
peutêtre plus grave encore, au dis
crédit de la direction des FARC qui
a mené le processus de paix. »
Une partie de la base reproche
aux anciens commandants des
FARC qui siègent au Sénat de les
avoir abandonnés, et de se mon
trer trop conciliants avec le gou
vernement. Le parti est désormais
profondément divisé. « Si certains
excombattants retournent dans le
maquis, ce n’est pas parce que ce
sont des narcotrafiquants, comme
le laissent entendre le gouverne
ment et les médias, c’est pour sau
ver leur peau », conclut M. Avila.
Comme nombre de ses camara
des « en voie de réincorporation à
la vie civile », Jaison n’entend pas,
lui, faire marche arrière. « Nous
sommes tristes mais combatifs.
Notre deuil est rouge, ditil. Mais
nous ne céderons pas aux provo
cations, nous ne reprendrons pas
les armes. »
marie delcas
Slovaquie : vague
d’arrestations inédite
dans la magistrature
Treize juges sont accusés de liens avec
le commanditaire présumé du meurtre
du journaliste Jan Kuciak, en février 2018
vienne correspondant régional
L
es policiers de l’agence an
ticriminelle slovaque l’ont
baptisée opération « Tem
pête ». Mais vu l’ampleur de la va
gue d’arrestation qui a eu lieu,
mercredi 11 mars, dans ce petit
pays d’Europe centrale, il s’agit
plutôt d’un tsunami. Treize juges,
dont l’actuelle présidente par in
térim de la Cour suprême, et une
ancienne secrétaire d’Etat à la jus
tice, ont été arrêtés au petit matin
à leur domicile et accusés de « cor
ruption, interférence avec l’indé
pendance des tribunaux et obs
truction de justice ». Ils ont été dé
férés dans la foulée devant la Cour
constitutionnelle, seule institu
tion compétente pour valider les
gardes à vue de magistrats dans le
pays, ce qu’elle a fait pour cinq
d’entre eux, jeudi 12 au soir.
Une telle vague d’arrestations
au plus haut niveau du système
judiciaire est du jamaisvu dans
l’histoire de la Slovaquie démo
cratique. A des degrés divers, tous
ces magistrats ont été mis en
cause, ces derniers mois, dans les
médias locaux, pour leurs liens
avec Marian Kocner. Ce puissant
mafieux avait mis la Slovaquie
sous sa coupe, jusqu’à comman
diter l’assassinat d’un journaliste
d’investigation, Jan Kuciak, en fé
vrier 2018. Arrêté et mis en accu
sation pour meurtre, M. Kocner
est actuellement jugé.
Mais, au cours de leur enquête,
les policiers ont acquis la convic
tion que cet homme d’affaires de
56 ans, qui traînait depuis des an
nées une réputation sulfureuse,
avait bénéficié de protections au
plus haut niveau de l’Etat. Ils ont,
en effet, réussi à décrypter son té
léphone et mis la main sur des
centaines de conversations que
M. Kocner entretenait avec des
magistrats, des responsables poli
tiques et des journalistes par l’ap
plication de messagerie sécurisée
Threema. Plusieurs de ces conver
sations ont été divulguées par les
médias slovaques, choquant l’en
semble du pays.
Dans l’une d’entre elles, il de
mande par exemple à l’exsecré
taire d’Etat à la justice, Monika
Jankovska, de faire pression sur
une magistrate pour qu’elle tran
che un dossier en sa faveur. « Dis
lui de faire ce qu’il faut ou elle va fi
nir “à la Kuciak” », lui avait notam
ment intimé le mafieux. M. Ku
ciak et sa compagne ont été
abattus à leur domicile par deux
hommes de main, payés
20 000 euros chacun. Mme Janko
vska et cette juge font partie des
treize magistrats arrêtés mer
credi. De son côté, la présidente
par intérim de la Cour suprême,
Jarmila Urbancova, aurait trans
mis des informations à M. Kocner
sur le traitement de l’un de ses
dossiers.
La plupart des magistrats mis en
cause siégeaient dans les tribu
naux de Bratislava, auprès des
quels M. Kocner avait obtenu plu
sieurs décisions étonnamment fa
vorables ces dernières années. Les
échanges font état de cadeaux du
mafieux adressés à plusieurs de
ces magistrats. L’opération « Tem
pête » démontre que la police slo
vaque, après plusieurs mois de la
tence, compte désormais remon
ter la chaîne de toutes les protec
tions dont M. Kocner a bénéficié
ces trente dernières années. Qua
tre autres personnes ont aussi été
arrêtées mercredi. Décapitée, la
Cour suprême slovaque se re
trouve sans aucun dirigeant légal,
alors que la Constitution n’a pas
prévu une telle éventualité.
« Processus de nettoyage »
« On peut espérer, pour la partie
honnête de la magistrature et
pour la société, que le processus de
nettoyage du système judiciaire
des cas présumés de corruption et
d’abus de pouvoir ait commencé
aujourd’hui », a salué Elena Ber
thotyova, juge à la Cour suprême
et présidente de la commission
spéciale du conseil de la magistra
ture, mise en place pour prendre
des mesures disciplinaires contre
les juges liés à M. Kocner après les
révélations de presse.
Cette vague d’arrestations sur
vient dans un contexte politique
favorable, alors que le parti au
pouvoir de manière quasi conti
nue depuis 2006, le SmerSD, a été
battu aux élections législatives du
29 février. Son président, l’expre
mier ministre Robert Fico, a large
ment été accusé d’avoir laissé
prospérer cette infiltration ma
fieuse, voire d’en avoir luimême
profité. A sa place, c’est désormais
le chef du parti de droite anticor
ruption OLaNo (« gens ordinaires
et personnalités indépendan
tes »), Igor Matovic, qui devrait
prochainement devenir premier
ministre, après être arrivé en tête
du scrutin avec 25 % des voix.
jeanbaptiste chastand
Carlos Antonio Lozada, un ancien commandant des FARC, lors d’une veillée en hommage aux anciens combattants assassinés
après l’accord de paix, le 25 février à Bogota. LUISA GONZALEZ/REUTERS
« Ces assassinats
contribuent au
discrédit de l’Etat
et au discrédit de la
direction des FARC »
LUIS FERNANDO CRISTO
ancien ministre de l’intérieur
Doris, une
ancienne
guérillera,
dénonce « une
campagne
d’extermination
sous les yeux d’un
gouvernement
indolent »
LOUISE MUSHIKIWABO
Secrétairegénérale de laFrancophonie
répondaux questions
deFrançoiseJoly(TV5MONDE)
etMaryline Baumard(LeMonde).
Diffusionsur TV5MONDE
et sur Internationales.fr
Le grand entretien
surl’actualitédumonde
Ce samedià12h
en partenariaen partenariatavectavec
LOUISE MUSHIKIWABO
Secrétaire générale de la Francophonie
(Le Monde).
LOUISE MUSHIKIWABO
Secrétaire générale de la Francophonie
(Le Monde).
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hristophe Lartige
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