avait navigué jusqu’à sa table sur un air de Jim Morrison,
un verre de vodka tonic à la main. « Voulez-vous défiler pour
moi? » Elle avait ri et répondu comme dans la chanson. « Je ne
veux pas travailler. » Elle avait 22 ans, s’appelait encore Betty
Saint et portait une mini-jupe de Skaï noir Prisunic taille 34.
Yves Saint Laurent, déjà célèbre, était en cuir noir. Ils faisaient
la même taille, avaient les mêmes cheveux platine, la même
silhouette androgyne. Et, malgré leurs patronymes d’enfants de
chœur, la même attirance pour la « décadence », l’alcool, les dro-
gues. « Il est devenu mon frère de loucherie, nous étions iden-
tiques, up and down en permanence, tous les deux viscéralement
antibourgeois, conclut Betty Catroux. On se téléphonait tous les
jours en disant qu’on voulait mourir et en même temps on se
demandait où on allait faire la fête le soir... » Morale de l’his-
toire : « Dire non, c’est le mot-clé de la femme fatale. » Le secret
de l’amour qui dure quarante ans.
On a déjà lu tout ça au mot près dans des magazines. Mais,
comme un bon vinyle qui craque, on ne se lasse pas d’écouter la
gardienne du temple Saint Laurent, transgressive et chic. Ni de
contempler ce visage blanc, ces longues pattes d’oiseau, ces
épaules osseuses. Rencontrer Betty Catroux chez elle, un
immense rez-de-chaussée surdécoré, c’est surtout découvrir
l’univers de son mari adoré. Copain de collège de Saint Laurent
à Oran, François Catroux l’a épousée en 1968 à Saint-Jean-Cap-
Ferrat, loin des barricades. Décorateur des super-riches, il a tou-
jours aimé bouger les meubles, changer les ambiances. « Je ne
m’en aperçois même pas », remarque Betty Catroux. Quai de
Béthune, sur l’île Saint-Louis, ils habitaient un vaisseau spatial
inspiré des films de Kubrick des années 1970. Rue de Lille, où
ont grandi leurs enfants, on se croirait dans un Visconti, avec des
lumières tamisées, des jeux de miroirs. Ambiance décadente
twistée par d’immenses portraits de Betty, des meubles de Ron
Arad, des tableaux pop art.
Betty Catroux reçoit à l’heure où tombe le jour. Amour du mys-
tère? « Je suis alcoolique, je fais tous mes rendez-vous quand on
peut boire un coup. Sans mon blanc le soir, je vois tout en noir. »
Elle saisit la bouteille de gewurztraminer qui attend dans un
seau à glace, remplit les verres. Et recommence à se vanter de
n’avoir jamais travaillé, jamais réfléchi plus loin que le bout de
sa cigarette de haschisch... « J’étais là, c’est tout, et je n’ai jamais
rien fait d’autre que d’être moi-même. » À l’écouter – on n’est pas
obligé de la croire –, tout l’a toujours ennuyée. Née au Brésil, elle
a suivi sa mère, grande mondaine habillée en Jacques Fath et
Givenchy, quand celle-ci a épousé un industriel parisien. Ils
vivaient dans le 16e arrondissement, Carmen Saint traînait sa fille
dans des défilés de mode et des soirées d’« un ennui mortel ». Deux
fois par an, un bel homme, diplomate américain au physique de
Peter O’Toole dans Lawrence d’Arabie, l’invitait à déjeuner chez
Maxim’s et au Fouquet’s. « Il était très gentil, il avait connu ma mère
au Brésil... J’ai fini par me douter de quelque chose et j’ai fait cracher
le morceau à ma mère, non sans mal. Elle était très conventionnelle.
Après, j’ai trouvé très romantique d’être une enfant illégitime. »
Chargé d’affaires en Hongrie, Elim O’Shaughnessy est mort à
Budapest d’une cirrhose quand Betty avait 15 ans. À l’époque, elle
boudait, se rebellait, s’ennuyait partout. Elle ne savait pas quoi
faire, comme Anna Karina dans Pierrot le Fou.
Heureusement, dit-elle, cet univers « pourri de chic » n’est plus,
même dans ses rêves. Le passé l’encombre, elle a presque oublié
le New Jimmy’s et Le Sept, la boîte disco de la rue Sainte-Anne. Elle
et Saint Laurent y ont grillé leurs nuits dans les années 1970. Le
patron, Fabrice Emaer, accueillait ses clients, « bonsoir les bébés de
rêve », parfois déguisé en Betty, avec une perruque blonde. Sous
les néons, mannequins et minets approchaient des célébrités
– désormais toutes disparues, David Bowie, Francis Bacon, Andy
Warhol, Karl Lagerfeld, Robert Mapplethorpe. Il y avait un restau-
rant à l’étage et une piste de danse au sous-sol où l’on se draguait
et se droguait. Pierre Bergé, qui redoutait Betty, la femme fatale,
surveillait les enfants terribles, il les faisait suivre. Certains petits
matins glauques, avec François Catroux, il les conduisait à l’Hôpital
américain, au bord de l’overdose. « On était des sales gosses mal
élevés et on adorait ça, dit-elle. Ils nous mettaient dans deux
chambres voisines, on s’envoyait des petits mots idiots et on n’avait
qu’une envie, sortir pour recommencer. » Dans l’exposition de l’ave-
nue Marceau, un dessin de Saint Laurent rappelle ces séances de
rehab. Betty Catroux est allongée sur un lit, la belle au bois dor-
mant avec une perfusion dans le bras, sous la légende : « Pulu
chérie, Sois sage et lave-toi les cheveux pour que je puisse aller te
voir. » Sans leurs anges gardiens, François Catroux et Pierre Bergé,
ils seraient morts dans les années 1980, elle en est sûre. « On ne
prenait rien au sérieux, contents d’être anti-tout, ravis d’avoir les
mêmes névroses. » Un jour, ils sont partis ensemble au Japon. « On
atterrit, le Japon ne nous revient pas, on est repartis aussitôt. »
En 2014, Bertrand Bonello (Saint Laurent), et Jalil Lespert (Yves
Saint Laurent) ont voulu reconstituer cette époque folle. Leurs
films sont des bloody mary sans alcool pour Betty Catroux : « Je me
suis tordue de rire! Personne ne peut comprendre. » Et elle ajoute :
« J’ai un peu honte de qui on était. »
Ces années-là, elle se levait quand le soleil se couchait, ses enfants
n’y ont rien changé. « S’il n’y avait eu que moi, mes filles ne seraient
jamais allées l’école, je leur disais que j’étais nulle, et on riait. » Elles
ont passé des diplômes dont leur mère n’avait « jamais entendu
parler ». Maxime Catroux, filleule de Saint Laurent, est éditrice (et
membre du conseil de surveillance de la Société éditrice du
Monde). Daphné a étudié l’histoire de l’art et travaille chez Dior.
Derrière le décor, il y a la vraie vie, des petits-enfants dont on ne
parle pas, un mari qu’on ne voit pas, la propriété de Provence mise
en vente chez Sotheby’s. L’argent, l’âge, la grand-parentalité, la
maladie, le grand écart un peu moins grand chaque année... tout
ça est hors sujet Saint Laurent. Quand on lui demande une date
dans le tourbillon de sa vie, Betty Catroux sourit sous sa frange
parfaite, éternelle femme fatale : « Dites que c’était il y a cent ans. »
La promo, c’est du boulot.
« BETTY CATROUX, YVES SAINT LAURENT. FÉMININ SINGULIER », MUSÉE YSL PARIS,
5 AVENUE MARCEAU, PARIS 16e. JUSQU’AU 11 OCTOBRE. MUSEEYSLPARIS.COM
BETTY CATROUX REÇOIT À L’HEURE OÙ TOMBE
LE JOUR. AMOUR DU MYSTÈRE? “JE SUIS
ALCOOLIQUE, JE FAIS TOUS MES RENDEZ-VOUS
QUAND ON PEUT BOIRE UN COUP. SANS
MON BLANC LE SOIR, JE VOIS TOUT EN NOIR.”
ELLE SAISIT LA BOUTEILLE DE GEWURZTRAMINER
QUI ATTEND DANS UN SEAU À GLACE,
REMPLIT LES VERRES.