Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1

presque une deuxième vie », renchérit le
nouveau président des Amis des musées de
Poitiers, Jean-Pierre Maltier, qui jongle entre
son métier prenant de graphiste et ses trois réu-
nions hebdomadaires à l’association.
Bien qu’ingrate, la place de président, toujours
bénévole, expose à des rivalités parfois aussi féroces
que celles de n’importe quelle candidature électo-
rale. Pour preuve, cet hiver, la succession houleuse
de l’assureur et collectionneur Bernard Chenebault,
qui a dû démissionner de la présidence des Amis
du Palais de Tokyo quarante-huit heures après
avoir appelé sur Facebook à « abattre » la jeune
militante écologiste suédoise Greta Thunberg. « Un
choc, se souvient-on au bureau de l’association.
Surtout quand de vieux posts haineux [à l’encontre
du sultanat de Brunei, à Bornéo] ont été déterrés. Ça
a été compliqué pendant deux mois, une personne a
demandé à résilier sa cotisation. » Les élections qui
s’en sont suivies ont opposé les tenants d’une conti-
nuité et ceux appelant à moins d’élitisme. Au profit
des premiers.
Thierry Consigny, patron de l’agence de communi-
cation Saltimbanque et candidat malheureux à la
présidence des Amis du Palais de Tokyo, balance :
« Les sociétés d’amis se donnent beaucoup d’impor-
tance par rapport à ce qu’elles rapportent, qui reste
très marginal [100 000 à 200 000  euros sur un bud-
get de 19 millions au Palais de Tokyo]. » Romain
Leclere abonde. Cotisera, cotisera pas, ce juriste de
40 ans a longuement hésité. Amateur pointu et
généreux, il dit ne plus se reconnaître dans l’asso-
ciation qu’il avait rejointe en 2008, avant que celle-
ci ne fusionne avec le Tokyo Art Club, cercle de
mécènes plus fortunés qui donnent chacun entre
1 000 et 5 000  euros par an au centre d’art. « Les
membres sont plus attachés à faire du réseau et de
l’événementiel, l’art devient accessoire, un écrin et
un prétexte pour boire du champagne », lâche-t-il,
sévère. Cette charge, l’avocat Philippe Dian, nou-
veau président des Amis du Palais de Tokyo, la juge
« infondée », rappelant que six nouvelles recrues
ont rejoint le bureau. Et que lui-même a illico
endossé l’habit du président prêcheur, plaidant
urbi et orbi en faveur du centre d’art, jusqu’à tenter
de recruter du sang neuf en marge d’une confé-
rence à l’Automobile Club...
C’est dire si les cercles d’Amis sont désormais
exposés aux polémiques. En octobre 2019, le site


Documentations Arts avait publié une tribune
cinglante sur son blog hébergé par Mediapart
contre l’Adiaf, l’Association pour la diffusion
internationale de l’art français. Le texte ano-
nyme dénonçait pêle-mêle la « pratique seigneu-
riale » des visites d’atelier ponctuées d’indélica-
tesses et de dérapages  : « De toute façon,
aujourd’hui il faut être arabe, femme, voire même
handicapé pour réussir » ; « Mais comment faites-
vous pour vivre avec de tels travaux ?! Vous cou-
chez avec les collectionneurs? » ; « Mon petit, nous
avons très envie de voir l’exposition de cet artiste
dans votre galerie mais, vous savez, à l’Adiaf, on
aime bien boire, vous comprenez? ».
À la lecture de ce courriel, Claude Bonnin, éner-
gique vice-président de l’association, a vu rouge.
S’il avance que « comme dans n’importe quel corps
social, sur 400 membres, il est illusoire de croire que
tout le monde se comporte toujours correctement »,
que les faits évoqués dans l’article concernent
moins l’Adiaf que d’autres cercles, le retraité de
Saint-Gobain a agi avec fermeté. Deux personnes
au comportement inapproprié ont été radiées de
l’association. Le 28 novembre, une charte de
bonne conduite a été adressée par courrier à l’en-
semble des membres appelant au « rejet absolu de
toutes discriminations », du « profit direct ou indi-
rect » et « de tout marchandage financier, notam-
ment vis-à-vis des artistes ».
Mettre au pas les brebis galeuses, sans faire fuir le
reste des ouailles. L’équation n’est pas si simple.
Car le mécénat des particuliers est par nature fra-
gile et volatile, pondéré par les aléas des revenus
et les bouleversements de la vie. « Il faut courir
chaque année après les cotisations, on n’est pas la
priorité », soupire le financier Christian Langlois-
Meurinne, président des Amis du musée d’art
moderne de Paris. « Les gens s’attachent trop aux
contreparties, ils comparent les programmes cultu-
rels, regrette pour sa part Philippe Dian. Il y a un
calcul de rentabilité alors que ça devrait être une
démarche désintéressée. » Même au Louvre, qui
jouit pourtant d’un rayonnement inégalé avec
un vivier de 65 000 amis, il n’est pas simple de
convaincre les Parisiens, qui délaissent souvent un
musée qu’ils jugent préempté par les touristes,
lesquels composent l’essentiel des visiteurs.
Pour garder ces précieux amis dans leur giron, les
conservateurs eux aussi doivent payer de leur

personne. Bernard Blistène au Centre Pompidou
n’est avare ni son temps, ni de sa science. Quand
il ne déjeune pas avec le patron des Amis, l’érudit
directeur leur fait visiter l’exposition Christian
Boltanski, un soir de fermeture. Et remet ça le len-
demain pour ceux qui n’avaient pu se libérer la
veille. Surtout, il les écoute. « Il faut être présent et
plus complice que jamais », résume-t-il, inquiet que
« les gens ne se détournent vers d’autres causes ».
Pour cela, le Centre Pompidou a créé le Groupe
pour l’acquisition d’art contemporain. Moyennant
5 000  euros par an, entre deux déjeuners chez
Lipp, les bienfaiteurs expriment leurs préférences
à partir d’une liste de dossiers d’artistes préétablie
par les conservateurs. Même principe pour les
Comités de soutien photo et design du Musée d’art
moderne de Paris. Manière de caresser l’ego des
Amis? « Non, c’est l’idée d’entretenir l’enthou-
siasme, défend Christian Langlois-Meurinne.
Signer un chèque, c’est un mécénat passif. Là, les
Amis se disent : je contribue à quelque chose. »

FIDÉLISER


les Amis
est une
chose,
les re -
nou veler en est une autre. Car la moyenne d’âge
de cercles dépasse allègrement les 60 ans. C’est
désormais à qui développera une politique en
faveur des jeunes. L’objectif est clair : plus tôt on
tombe dans le chaudron de la philanthropie,
plus on a de chance de devenir un jour (grand)
mécène. Agathe Fallet confirme. Profitant d’un
sésame Jeune à tarif réduit (15 euros pour les
moins de 26 ans ; 35 euros pour les 26-29 ans)
proposé par l’association, cette pharmacienne
de 28 ans a découvert voilà six ans les coulisses
du Louvre. Elle a pu discuter avec les conserva-
teurs, se sensibiliser au patrimoine et à son enri-
chissement. Dans deux ans, Agathe Fallet ne
bénéficiera plus du pass jeune. Mais elle le sait
déjà, elle paiera la cotisation de 140 euros pour
devenir sociétaire. Marie Duris, 25 ans, dépas-
sera aussi bientôt l’âge d’être jeune amie du châ-
teau de Versailles. Mais cette passionnée du lieu
veut rester « utile et s’investir ». Aussi est-elle
devenue jeune ambassadrice, pour transmettre
la flamme à ses cadets. Même si elle a moins de
temps depuis qu’elle dirige la communication de
la Fondation Centrale Supélec. Même si sa
famille ne comprend toujours pas les racines de
sa passion. Une fois mordu, difficile de faire
machine arrière. D’autant que les nouvelles
générations se révèlent moins individualistes
que leurs aînés. Consultant en management,
Ronan Grossiat, 45 ans, n’a, lui, jamais été inté-
ressé par « les signes extérieurs de richesse, le
confort de vie excessif ». Membre actif du Groupe
pour l’acquisition d’art contemporain au Centre
Pompidou et fondateur en 2018 du groupe de
jeunes collectionneurs Émergence au sein de
l’Adiaf, il n’a qu’un désir, « être engagé auprès des
artistes et des institutions, tout en restant à [s]a
place ». Un rôle d’accompagnateur militant, soli-
daire, vigilant et éthique. Tout ce qu’on attend
d’un vrai ami.

“Les gens s’attachent trop aux contreparties, ils comparent


les programmes culturels. Il y a un calcul de rentabilité


alors que ça devrait être une démarche désintéressée.”


Philippe Dian, président des Amis du Palais de Tokyo


66


LE MAGAZINE
Free download pdf