Libération - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

2 u Libération Vendredi^13 Mars 2020


éditorial


Par
Laurent Joffrin

Hibernation


Contre le coronavirus,
nous luttions sans hâte.
Nous passons à la mobili-
sation générale. La France
suivait la tactique de la dé-
fense élastique, sang-froid
affiché, mesures égrenées
dans un prudent cres-
cendo. La montée expo-
nentielle des contamina-
tions et le resserrement
des contraintes dans les
pays étrangers pouvaient
donner le sentiment que
Paris minimisait les périls.
Coup de barre annoncé,
donc, dans un discours
plutôt bienvenu. Le report
des élections municipales,

un temps évoqué par la ru-
meur, n’eût pas manqué
de susciter la critique.
Pour le reste, le plan est ri-
goureux. Moralement : ap-
pel à «faire bloc», civisme
exalté, dévouement des
personnels de santé ho-
noré. Concrètement : fer-
meture des écoles et des
universités, limitation des
déplacements, recours
­encouragé au télétravail.
En ce début de printemps,
la France, à son tour, entre
en hibernation. Evéne-
ment majeur. Dans ces cir-
constances, la priorité va à
la protection des plus fra-

giles. Les mesures annon-
cées y aident, les précau-
tions spéciales prises en-
vers les personnes âgées
aussi. Mais la crise sani-
taire se double d’une crise
économique. Les Bourses
européennes s’effondrent,

l’activité se fige, des sec-
teurs entiers sont sinis-
trés. Sous cette menace,
les critères habituels de la
rigueur économique sont
balayés. Sur le plan budgé-
taire et monétaire, il s’agit
d’éviter l’effondrement,

dont les conséquences hu-
maines seraient terribles.
La pingrerie orthodoxe
n’est plus de mise : on at-
tend des mesures d’aide à
la hauteur de l’enjeu, no-
tamment au sein de l’Eu-
rope, absente depuis le dé-
but de la crise et qui
semble se réveiller. Cet im-
pératif a aussi son versant
politique : l’argent qu’on
ne manquera pas de dis-
penser pour limiter la
crise sociale doit aller en
priorité aux plus défavori-
sés. Quant aux réformes
qui touchent les popula-
tions les plus exposées,

comme celle de l’assu-
rance chômage, elles doi-
vent être, à tout le moins,
reportées. Reste la ques-
tion de fond : notre mo-
dèle de développement
une nouvelle fois mis en
cause, comme par la crise
financière ou la crise
­climatique. Emmanuel
­Macron promet un vaste
examen de conscience.
Après le choc de 2007, les
responsables politiques
avaient tenu des discours
semblables. La réponse fut
décevante. En 2020, sur
ce sujet crucial, il faudra
passer aux actes.•

France


«Q


uoi qu’il en coûte.» Face
à la propagation du Co-
vid-19, Emmanuel Ma-
cron a promis jeudi soir une riposte
massive – sanitaire, sociale, écono-
mique – et sans compter. «La santé
n’a pas de prix, a insisté le chef de
l’Etat dans une allocution pronon-
cée en direct depuis l’Elysée. Le
gouvernement débloquera tous les
moyens qu’il faut pour sauver des
vies. Nous continuerons quoi qu’il en
coûte.» Jeudi soir, le gouvernement
dénombrait 2 876 contaminés et
61 morts. Au terme d’une journée de
consultations tous azimuts avec les
élus et les scientifiques, le Président
a décidé de maintenir les élections
municipales (lire ci-contre) et la cir-
culation des transports publics.

«Faire bloc»
Il a en revanche annoncé la ferme-
ture des crèches et établissements
scolaires «dès lundi et jusqu’à nouvel
ordre» dans l’espoir de ralentir en-
core la diffusion du coronavirus.
Sans décréter le passage au stade 3
de l’épidémie ni prononcer le mot
«confinement», il a recommandé
aux «plus vulnérables» de rester «au-
tant que possible» chez eux. La trêve
hivernale sera ainsi prolongée de
deux mois. Le Président a évoqué
pendant vingt-cinq minutes «la plus
grave crise sanitaire qu’ait connue la
France depuis un siècle», rendant un
hommage très appuyé aux person-
nels de santé et annonçant des déci-
sions «de rupture» à plus long terme,
adoptant d’inhabituels accents anti-
libéraux et altermondialistes. «Je
compte sur nous tous pour inventer
[...] de nouvelles solidarités. Je
compte sur vous toutes et tous pour
faire nation», a proclamé Emma-
nuel Macron, lançant un appel à
«l’union sacrée» : «On ne vient pas à
bout d’une crise d’une telle ampleur
sans faire bloc.»
Côté éducation, le chef de l’Etat a
opéré un changement de stratégie.
Jusqu’ici, la ligne adoptée par le
gouvernement, répétée encore jeudi
par le ministre de l’Education, était
de s’en tenir à des fermetures locali-
sées d’écoles, dans certains départe-
ments ou établissements, pour frei-

ner la propagation de la pandémie.
«Quand vous fermez les écoles de tout
un pays, cela signifie que vous para-
lysez en bonne partie ce pays, faisait
valoir Jean-Michel Blanquer. C’est
évidemment quelque chose qui doit
être regardé avec beaucoup de fi-
nesse pour ne pas être contre-pro-
ductif.» Tout a donc changé en quel-
ques heures et la France se met au
diapason de nombreux autres pays :
écoles et universités ont progressi-
vement fermé en Italie, principal
foyer de la maladie en Europe. Polo-

gne, Grèce, République tchèque,
Roumanie, Danemark, Ukraine, Slo-
vénie... Dans le monde, plus d’un
élève sur cinq ne peut plus fréquen-
ter l’école à cause du coronavirus,
ainsi qu’un étudiant sur quatre, an-
nonçait mardi l’Unesco. L’Organisa-
tion des Nations unies pour l’éduca-
tion organisait à la hâte une réunion
avec les hauts responsables du sec-
teur pour «échanger des stratégies
susceptibles de réduire au minimum
la perturbation des systèmes éduca-
tifs». En France, le ministère de

l’Education assure que tout est opéra-
tionnel depuis plusieurs semaines
pour un enseignement à distance, et
ainsi assurer la «continuité pédago-
gique». Dans les 2 000 établisse-
ments déjà fermés en France (no-
tamment dans l’Oise, la Corse, le
Haut-Rhin), 420 000 élèves et leurs
profs communiquent beaucoup
comme ils ont déjà l’habitude de le
faire, via les espaces numériques de
travail. Le Centre national d’ensei-
gnement à distance (Cned) met à
disposition des contenus pédagogi-

ques : environ trois ou quatre heures
d’activités sont proposées chaque
jour aux élèves dans des matières
différentes. La fermeture des écoles
pose tout de même la question très
concrète de la garde des enfants,
avec un casse-tête supplémentaire
dans l’équation : les grands-parents,
par leur âge, font partie pour beau-
coup des populations vulnérables et
donc ne peuvent pas vraiment s’en
occuper. Jeudi soir, Emmanuel Ma-
cron a annoncé que serait organisé
région par région un service de
garde pour les enfants des person-
nels soignants, «indispensable à la
gestion de la crise sanitaire puisse
continuer à travailler».

Plan de relance
Tout au long de son discours, le Pré-
sident a félicité les personnels des
hôpitaux, «engagés avec dévouement
et efficacité» et qualifiés de «héros en
blouse blanche». Il a aussi enjoint les
Français à mieux respecter les «ges-
tes barrières» qui permettent de
freiner le virus. Car plus la progres-
sion de la maladie est ralentie et
plus elle donne du répit aux équipes
médicales. L’objectif est d’éviter un
afflux massif, qui rendrait difficile
la prise en charge de tous ceux qui
en auraient besoin.
Se voulant rassurant sur les remèdes
du gouvernement, il a aussi promis
qu’il n’ajouterait pas «aux difficultés
sanitaires la peur de la faillite». Il a
confirmé la «mobilisation générale»,
assurant là aussi que le gouverne-
ment agirait «quoi qu’il en coûte».
L’Etat prendra entièrement à sa
charge un «mécanisme exceptionnel
et massif» de chômage technique,
s’inspirant de l’exemple allemand
qui l’indemnise mieux que la
France. Pour les entreprises, toutes
les échéances d’impôts et de cotisa-
tions dus pourront être reportées,
rééchelonnés voire annulés afin
d’éviter au maximum les faillites.
Un plan de relance national et euro-
péen verra enfin le jour, en complé-
ment des mesures annoncées par la
BCE «pas suffisantes» à ses yeux (lire
page 7). Enfin, gare aux appétits fi-
nanciers qui pourraient profiter de
la déconfiture des marchés pour
s’emparer d’entreprises affaiblies.
Pour aider les salariés, la ministre
du Travail a convié les partenaires
sociaux ce vendredi. Au menu, un
éventuel report de la réforme de
l’assurance chômage.•

Par
laure bretton, laure
equy, Marie Piquemal
et Tonino Serafini
Photo Denis Allard

ÉvénementÉvénement


CORONAVIRUS


La France sous


protection


rapprochée


Le Président a annoncé jeudi soir la fermeture


jusqu’à nouvel ordre de tous les établissements


scolaires à partir de lundi, mais se refuse à laisser


sombrer l’économie et appelle à une «mobilisation


générale» pour aider les plus fragiles.

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