Libération - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

Libération Vendredi 13 Mars 2020 u 23


victoire culturelle et estiment que
la transformation ­politique n’a pas
encore eu lieu.
Les positions se sont-elles
­durcies depuis l’an dernier?
Y.L.L. : Il existe des points de con-
vergence entre les pôles. La critique
du système capitaliste, déjà très
présente, s’est approfondie, y com-
pris chez les plus modérés. Il est
d’ailleurs intéressant de noter
que les manifestants nomment le
système capitaliste dans son en-
semble, et non le consumérisme
ou le productivisme spécifique-
ment. Cette critique s’articule sou-
vent avec un boycott des grands
groupes. Par contre, en termes
de modalités d’action, il y a parfois
des question­nements différents.
Les plus modérés évoluent sur
des questions liées à des pratiques
de consommation notamment,
pendant que les autres réfléchissent
à la désobéissance ­civile.
En février, l’occupation des
­locaux de BlackRock par les jeu-
nes de Youth for Climate et les
tags qui l’ont accompagnée ont
suscité de nombreux débats.
Quelle est l’influence sur le
mouvement des questionne-


tembre [du 21 septembre 2019],
43,5 % des personnes interrogées
affirmaient avoir voté pour EE-LV
aux élections européennes 2019.
Dans les trois pôles de la marche,
les Verts représentent la première
force politique. Toutefois, ils sont
moins forts parmi le groupe des
­radicaux, où le vote pour La France
insoumise – et dans une moindre
mesure pour des partis comme le
Parti communiste français (PCF) –
est aussi plus important. Le cœur
mobilisé est donc plus que les au-
tres tourné vers les options de la
gauche radicale. Ces militants pen-
sent souvent que le mouvement
climat doit se dépasser ­lui-même
s’il veut devenir hégémonique,
ce qui passe par la convergence
avec d’autres mouvements sociaux.
Pour eux, à force de traiter de l’éco-
logie sans la relier aux autres en-
jeux sociaux, on continue à parler
toujours aux mêmes personnes.
Enfin, il faut souligner la part très
faible de macronistes dans le mou-
vement climat : moins de 3 %
des personnes interrogées lors de
la marche de septembre avaient
voté pour la liste LREM aux élec-
tions européennes.•

ments autour du recours à la
violence matérielle?
Y.L.L. : Ils agitent essentiellement
le pôle radical. Dans les mobilisa-
tions étudiées, 80 % des manifes-
tants pensent qu’il est légitime
de bloquer une infrastructure pol-
luante mais 20 % seulement esti-
ment qu’il est légitime de passer
aux dégâts matériels. Mais ceux qui
sont prêts à participer à la désobéis-
sance civile, ou ceux qui le font déjà,
sont aussi ceux qui sont amenés à
renégocier en situation ce qui est
autorisé dans le cadre d’une action
de ce qui ne l’est pas. Au cours de
ces actions de désobéissance et de
blocage, le pourcentage de per­-
sonnes qui pense que le mouve-
ment peut s’autoriser les dégâts
­matériels, symboliques la plupart
du temps, est beaucoup plus impor-
tant que dans les marches, qui
­restent, en grande majorité, en fa-
veur d’une ­position de désobéis-
sance civile stricte.
Les manifestants pour le climat
se situent à gauche mais com-
ment cela se traduit-il en termes
partisans?
M. G. : Le soutien aux Verts domine
largement. Dans la marche de sep-

secteurs séparés. Chaque Etat
referme sa nation sur elle-
même ; l’ONU ne propose au-
cune grande alliance plané-
taire de tous les Etats. Faut-il
payer, en victimes supplémen-
taires, le somnambulisme gé-
néralisé et la carence des
­esprits qui séparent ce qui est
relié? Et pourtant, le virus nous
révèle ce qui était occulté dans
les esprits compartimentés for-
més dans nos systèmes éduca-
tifs, esprits dominants chez
les élites techno-économiques-
financières : la complexité de
notre monde humain dans l’in-
terdépendance et l’intersolida-
rité du sanitaire, de l’économi-
que, du social, de tout ce qui
est humain et planétaire. Cette
interdépendance se manifeste
par des interactions et rétro­-
actions innombrables entre
les diverses composantes des
sociétés et individus. Ainsi les
perturbations économiques
suscitées par l’épidémie en
­favorisent la propagation.
Le virus nous dit alors que
cette interdépendance devrait
susciter une solidarité hu-
maine dans la prise de cons-
cience de notre communauté
de destin. Le virus nous révèle
aussi ce que j’ai appelé «écolo-
gie de l’action» : l’action n’obéit
pas nécessairement à l’inten-
tion, elle peut être déviée, dé-
tournée de son intention et re-
venir même en boomerang
frapper celui qui l’a déclen-
chée. C’est ce que nous prédit
le professeur Eric Caumes de
la Pitié-Salpêtrière : «Au final,
ce sont les réactions des politi-
ques à ce virus émergeant qui
vont aboutir à une crise écono-
mique globale... avec un bien-
fait écologique.» Ultime para-
doxe de complexité : le mal
économique pourrait générer
un mieux écologique. A quel
prix? De toute façon, tout en
nous faisant beaucoup de mal,
le coronavirus nous dit des
­vérités essentielles.•

Par
Edgar Morin

DR
Sociologue

Ce que nous dit


le coronavirus


Cette nouvelle crise
nous révèle une fois
de plus notre
interdépendance.
La réponse ne peut
être que solidaire
et planétaire.

I


l a surgi très loin dans une
ville inconnue de Chine.
Aussitôt les esprits compar-
timentés, dont celui de ­notre
ministre de la Santé d’alors,
nous ont rassurés : ce virus n’ar-
rivera pas chez nous. Et le virus
chemine de main en main,
de souffle à souffle, prend la
route, le bateau, l’avion, va de
terre en terre, de toux en salive.
Il pénètre en catimini, ici et là,
en Lombardie, dans l’Oise, se
répand en Europe. La contami-
nation ­gagne. L’alerte à l’épidé-
mie est déclarée.
Le problème premier est évi-
demment sanitaire. Les hôpi-
taux, victimes d’économies
­insensées, sont déjà débordés,
et le virus va amplifier la crise
hospitalière. Le remède est
­encore inconnu, le vaccin
­inexistant. Les déclarations
des médecins sont contradic-
toires, les unes prévenant d’un
grand danger, les autres rassu-
rant sur la faible mortalité
­prévisible.
Les pouvoirs publics prennent
des mesures de protection qui
ne peuvent isoler que partielle-
ment soit les malades soit les
bien-portants menacés.
Les mesures préventives prises
un peu partout sur la planète
frappent les écoles, les réu-
nions, freinent les échanges
commerciaux, immobilisent
les navires de fret ou de passa-
gers, limitent les voyages inter-
nationaux, bloquent les pro-
duits d’exportation de la Chine
notamment les médicaments,
diminuent les consommations
en carburant, déclenchent une
crise entre pays pétroliers,
­suscitent baisses boursières,
et commencent à provoquer
une crise écono­mique au sein
d’une économie mondiale
déjà dérégulée.
De fait le virus apporte une
nouvelle crise planétaire dans
la crise planétaire de l’huma-
nité à l’ère de la mondialisa-
tion. Mais on continue partout
à considérer et traiter cette
complexité en problèmes et

La marche de la jeunesse
pour le climat du 15 mars 2019,
à Paris. Photo Yann
Castanier..Hans Lucas
Free download pdf