Coup de Pouce - (04)April 2020

(Comicgek) #1
ILLUSTRATIONS: ANNICK POIRIER/C.

L’impatiente


L


a promiscuité n’a rien de rassurant
dans une salle d’attente.
Celle du docteur Duplantie, grande
comme une boîte à chaussures dont elle em-
prunte la forme rectangulaire et l’odeur de
double semelle fatiguée, vient cruellement
nous le rappeler. Collées les unes aux autres,
les chaises sont disposées à gauche et à droite
d’une courte allée centrale. Si un patient a la
grippe, ce qui ne serait pas surprenant aux
derniers milles de cet interminable hiver,
c’est sûr que quelqu’un va l’attraper.
Hormis son exiguïté, la salle d’attente du
docteur Duplantie ressemble à toutes les salles
d’attente situées au nord du 45e parallèle.
Triste et impersonnelle. Un tapis gris souris
élimé, des chaises droites mal rembourrées,
une toile un peu de travers montrant une mai-
son canadienne sous la neige et des petits
chaussons bleus abandonnés à l’entrée que
personne n’utilise. L’éclairage au néon donne
l’impression d’être un reste de lasagne dans un
four micro-ondes. Comme s’il fallait qu’une
salle d’attente ait l’air plus malade que ceux qui
y entrent, histoire de les rassurer.
Au mur, bien en évidence, les diplômes du
médecin qui se spécialise dans les dysfonc-
tions érectiles. Ce problème-là, ce n’est pas
celui de Simone. Mais de son ex-mari, elle
peut en témoigner. Non, Simone, elle, attend
les résultats de ses tests sanguins. Si elle doit
s’inquiéter? D’habitude, son médecin les lui
communique au téléphone. Aujourd’hui, il
veut la voir. Ce n’est pas bon signe.
En même temps, pourquoi se faire du
mauvais sang? Elle mange et dort bien. Fait
son yoga et son Pilates tous les jours. Bon, elle
traîne peut-être un excédent de poids, et son
taux de cholestérol est élevé, mais de façon

générale, elle porte assez bien ses 58 ans.
Reste que ça la chicote.
Quand elle entre dans la salle, il ne reste
que deux places libres. Elle choisit celle qui
jouxte le comptoir de la secrétaire. Une vraie
professionnelle, celle-là, à la fois ferme et
compatissante. C’était aussi la chaise la plus
éloignée d’un homme qu’elle soupçonne
d’avoir oublié les mérites du savon quand on
vit en société.
— Bonjour, j’ai rendez-vous à 10 h 15. Je
viens pour mes tests.
— Madame Lavoie?
— Oui, c’est bien ça.
— Votre carte, s’il vous plaît. Je vais vous
appeler quand ça sera votre tour.
— Merci.
Simone s’assoit docilement. Personne ne
parle. Elle peut entendre le ventre de sa voi-
sine gargouiller. Au moins, dans un salon
funéraire, c’est permis de chuchoter. Pas ici.
Ce n’est pas fait pour parler une salle d’at-
tente, c’est fait pour attendre. Point final.
Au fond, on passe notre vie à attendre, se dit
Simone. On attend de naître. D’être grand. De
rencontrer l’amour. L’autobus. Le messie. Les
vacances. Le retour du soleil. La prochaine
vague. D’entrer à l’école. À la pharmacie. De
passer à la caisse. On attend un appel. Des nou-
velles. Le week-end. Le diagnostic du médecin.
Et en désespoir de cause, qu’on en finisse.
Mais ces jours-ci, Simone n’attend qu’une
chose, à part ses résultats: devenir grand-
mère. Elle ne se contient plus de joie. Quand
sa fille aînée lui a annoncé la nouvelle, l’émo-
tion l’a submergée. Ce moment, elle l’espérait
de tout son cœur sans le crier sur les toits. Elle
va être la mamie d’un beau garçon dans moins
de deux mois. Le premier de la famille.

Par Hugo Léger

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AVRIL 2020
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