Coup de Pouce - (05)May 2020

(Comicgek) #1
Son père secoue la tête, patient, mais
découragé.
— La vraie prison, sais-tu c’est quoi? C’est ce
que tu te fais à toi-même. Tu te condamnes à
rester dans un style de vie misérable et dépen-
dant de la drogue...
Junior esquisse un mouvement raide et
dédaigneux du menton.
— Toi, avec ta belle maison, ton jardin, ta
préretraite pis ton esti de campeur de mo-
noncle, tu le sais pas c’que j’vis! Tu le sais pas
c’que c’est que d’ramer au salaire minimum!
— T’as recommencé à vendre, hein?
Junior serre les lèvres, enragé noir. Il déteste
que son père le devine à ce point-là. Son amour
paternel le fait se sentir minable.
— Pour qui tu m’prends? J’ai jamais dealé!
J’me suis ramassé au centre jeunesse par er-
reur, j’te l’ai dit cent fois! J’me suis fait avoir!
— Je suis tellement écœuré de tes menteries,
Junior!
Le fils se lève d’un coup, lui fait face.
— Appelle-moi pas de même! C’est Jef, mon
nom! J’suis pas ton junior, c’tu clair? La «vraie
prison», comme tu dis, c’est pas la dope, c’est
toi pis tes esti de sermons de marde pour que
j’me sente coupable! T’arrêtes pas d’me juger
pis d’me dire que j’ferai jamais rien de bon
dans la vie!
— C’est faux. Ça fait cinq ans que je te répète
que t’as besoin d’aide. Tu peux t’en sortir et te
construire une vie meilleure.
Le fils n’écoute pas. Il est hors de lui, fait de
grands gestes et crache en parlant.
— J’ai pas besoin d’aide, esti, j’veux du cash!
Tu comprends-tu ça? Ça m’écœure de vivre
comme un pauvre!
Jean-François hoche doucement la tête.
— Oui, je comprends ça, mon gars. Je suis
désolé que ta vie aille mal. Je t’aime énormé-
ment, mais je peux pas en faire davantage. Ça
me détruit.
— Ça t’détruit, mon œil! Les parents qui ai-
ment leurs enfants...
Jean-François s’est raidi.
— Ça suffit, maintenant. Va chercher mon

câble, mets-le dans mon coffre et laisse-moi
partir tranquille.
Il retire son manteau, contourne son fils et
s’installe au volant. Junior lui lance un regard
noir, sort en claquant la porte latérale. Il ouvre
le coffre de sa Honda, saisit le câble. Un instant,
sa main hésite, mais seulement un instant. Il
attrape un kilo de cannabis, l’enfouit dans son
manteau, revient vers le campeur. Il ouvre le
compartiment de rangement extérieur, sou-
lève une bâche imperméable, glisse la drogue
dessous, remet le tout en place, flanque le
câble là-dessus et referme le compartiment.
Enfin, il contourne le véhicule et se rend près
de la portière du conducteur. Assis au volant,
son père descend la vitre.
— J’suis désolé, p’pa. T’as raison, la drogue,
c’est une vraie prison. J’te souhaite des bonnes
vacances au soleil.
Ému, le père cligne des yeux avant de bre-
douiller un mot d’amour.
— Je te fais confiance, mon gars. Je le sais que
t’as le cœur à la bonne place. Je l’ai toujours su.
Il embraye, la larme à l’œil. Junior lève la
main et esquisse un adieu en direction du cam-
peur, qui disparaît au bout de la rue. •

À PROPOS


de l’auteure


ROXANNE BOUCHARD lit beaucoup,
mais rit surtout. Essayiste et dramaturge,
elle enseigne la littérature au Cégep
régional de Lanaudière à Joliette. Son
quatrième roman, Nous étions le sel de
la mer, présentait une Baie-des-Chaleurs
nostalgique qui servait de décor à l’arrivée
de l’enquêteur Moralès en Gaspésie.
La version anglaise, We Were the Salt of
the Sea, est sortie à Londres en 2018.
La deuxième enquête de Moralès paraîtra
en mai, sous le titre La mariée de corail.
Info: roxannebouchard.com

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MAI 2020

Ma vie | NOUVELLE LITTÉRAIRE |


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