Coup de Pouce - (06)June 2020

(Comicgek) #1
avance les yeux fermés à travers les
herbes hautes. Je connais chaque dé-
tour et tous les caprices de ce sentier.
Baignant dans les parfums d’iode, je me
sens à la fois fébrile et apaisée. Du haut d’une dune,
l’océan m’apparaît immense et immortel. Je peine à
retrouver ma respiration. Je ne suis qu’une ruine à
bout de souffle et de vie. Dire qu’autrefois, je courais
jusqu’au sommet de la même butte, pressée de te
revoir. Maintenant, j’avance avec lenteur, appuyée
sur une canne comme sur mes souvenirs.
Le soleil du matin jette sa pâle lumière sur le
sable dont la blondeur me rappelle toujours celle de
tes cheveux qui tombaient en insolentes cascades
sur tes épaules, et le bleu de l’eau, l’iris de tes yeux.
Je sais, je ferais une piètre poète; tu te moquais de
moi en me le disant. Pourtant, soixante-trois ans
plus tard, je le pense chaque fois que je reviens ici.
Les deux femmes posent leurs serviettes
sur la plage. Une vieille, une jeune. Emma
s’assoit avec précaution. Elle replace son cha-
peau à large rebord sans quitter l’océan du
regard. Marie-Aude s’étend sur le dos et
s’offre aux rayons encore tièdes. Elle aurait
préféré être au Costa Rica en ce moment,
avec ses copines. Mais sa mère, convalescente
à la suite d’une douloureuse opération au
genou, avait insisté pour qu’elle accompagne
sa grand-mère dans le Maine. Emma tenait à
ce pèlerinage annuel. Toujours dans cette
baie isolée, dormant toujours dans la même
petite cabine qui se déglinguait un peu plus,
année après année.

Marie-Aude n’y était pas revenue depuis le
divorce de ses parents, quand elle avait douze
ans. Elle a passé ensuite ses vacances avec son
père pendant que sa mère avait continué
d’accompagner Emma. Et en cet été de ses
dix-huit ans, alors que pour la première fois
de sa vie, Marie-Aude aurait pu choisir sa des-
tination estivale et partir avec ses amies plu-
tôt qu'avec sa famille, la voilà de retour dans
ce trou ringard, qui la ramène à son enfance
au moment où elle rêve d’y échapper.
Je m’étais levée avant l’aube et m’étais précipitée,
dans l’obscurité, vers la plage pour assister au lever
du soleil. C’était la première fois que je sortais du
Québec. Je n’avais jamais vu l’océan. Tu étais assise
sur le sable, le dos droit, le menton légèrement rele-
vé. Il y avait quelque chose de noble dans ta posture,
et ça m’a plu. Moi, d’habitude farouche, je me suis
approchée. Sans dire un mot, nous avons attendu,
bercées par le bruissement des vagues. Quand les
premiers rayons ont émergé au-delà des flots, leur
pâle lumière a éclairé ton visage. Ce qui m’a frappée
d’abord, c’était l’avidité avec laquelle tu fixais l’hori-
zon. Comme si l’urgence du moment t’embrasait
tout entière. Pourquoi tant de fièvre? Le soleil se lève
tous les jours... Peut-être pressentais-tu que les tiens
étaient comptés. Je n’avais jamais vu une personne
aussi fragile et aussi forte en même temps. Je me suis
mise à regarder le fin trait de lumière avec plus
d’attention, cherchant les détails, appréciant la
subtilité des couleurs, respirant l’air frais poussé du
large. « Il faut tout abandonner, se délester de tout
pour percevoir la pureté des sentiments et l’âme des

Emma


Par Michel Jean


J’


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JUIN 2020
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