J'irai manger des khorovadz

De l’élégance du pardon

J’atteins le col de Karmir à près de 2 200 mètres avant d’entrevoir la
vaste surface d’eau et de plonger vers le fameux lac Sevan décrit par
l’écrivain Maxime Gorki comme « un morceau de ciel qui serait tombé
sur terre parmi les montagnes » : un des plus grands lacs d’altitude du
monde car il s’étend sur près de trois fois la surface du lac Léman et il
est alimenté par vingt-huit sources et rivières. Il a failli disparaître dans
les années trente. En effet les maîtres soviétiques avaient décidé
d’utiliser son eau pour l’irrigation de la plaine de l’Ararat et la
production électrique. La ponction a été telle que le niveau a diminué de
vingt mètres en à peine trente ans. C’est ainsi que l’ancienne « Île aux
oiseaux » est devenue à présent une péninsule que j’aperçois à
l’extrémité du lac. Une catastrophe écologique qui a été stoppée à temps
car même si le lac n’est pas encore aujourd’hui au meilleur de sa forme
il a échappé de justesse au triste sort de la mer d’Aral. Malgré tout il
reste surnommé la « Perle Bleue d’Arménie » en raison de ses eaux de
couleurs vives et de ses rives peuplées d’espèces rares. S’y baigner en
été est toujours une expérience vivifiante que je ne tenterai pas en cette
saison. On peut aussi se délecter des truites pêchées dans ces eaux
claires mais je n’ai pas de canne à pêche. Dans son écrin de montagnes
dont certaines culminent à 2 700 mètres c’est une véritable mer
intérieure qu’il faut apprivoiser. La nature a conservé son état sauvage
dans bien des endroits et l’empreinte des activités humaines reste
heureusement limitée. Je suis le témoin d’un changement de météo
fréquent à cette altitude. Un orage éclate brusquement sur la rive en face.
Un tourbillon en camaïeu de gris virant jusqu’au blanc vient de se
former. L’effet est saisissant et contribue à créer une ambiance
mystérieuse et mélancolique dans ce lieu quasi désert. Je suis presque
tout seul sur ces berges. De grandes bâtisses d’une dizaine d’étages se
dressent à l’extrémité du lac sans portes ni fenêtres. Un énorme
complexe touristique en délabrement partiellement achevé témoin d’un
projet grandiloquent de la période dirigée par le Kremlin. Image de
désolation image d’une Arménie qui se cherche face à son Histoire et à
ses contradictions.