J'irai manger des khorovadz

(nextflipdebug2) #1
Lâcher-prise

m’emmenait régulièrement consulter un monsieur impressionnant dans
sa blouse blanche. Cynique. Dans l’attente de me recevoir pour
m’amadouer il me prêtait sans vergogne ses BD. Il m’allongeait sur un
fauteuil m’obligeant à contempler le plafond. J’aurais pu en décrire tous
les détails comme pour une œuvre d’art. Il paraît que lorsqu’on vieillit
on retombe en enfance : c’est peut-être cette époque qui m’a préparé à
souffrir en silence avec l’envie de m’allonger en crevant le plafond de
mes doutes m’évadant enfin vers le ciel de mes rêves. Et puis cet
homme me faisait ouvrir la bouche et profitait d’y introduire de drôles
d’instruments bruyants soi-disant dans le but de réparer des trous noirs
ou des fissures allant même jusqu’à m’arracher des morceaux sans me
demander mon avis! Si de nos jours les tortures sont moins violentes les
problèmes sont encore plus nombreux dans cette cavité buccale.
Un peu plus loin c’est la maison des « tortures insidieuses » qui
concernaient mes menottes en développement. Trente minutes par jour
contrôlées par ma mère complice. Les maîtres du supplice étaient
connus de tous sur la place publique. Ils agissaient sournoisement sous
des noms à l’apparence inoffensive : Musette Polonaise Lettre à Élise
Pour les enfants sages... Ils m’ont poursuivi pendant neuf années durant
sans être inquiétés. Ils s’appelaient Mozart Bach Czerny. La vie
d’artiste n’était pas facile surtout pour un gamin qui avait plus ou moins
envie de jouer. J’ai regretté de ne pas avoir succombé plus souvent à
leurs tortures. Je n’en voyais pas l’intérêt et la finalité. J’aurais peut-être
fait carrière comme l’un de leurs disciples ainsi que je l’ai imaginé vers
mes vingt ans. Il m’aurait fallu être plus assidu.
Encore étourdi par toutes ces réminiscences je comprends que ne pas
venir dans cette ville eût été une erreur : j’aurais manqué un moment
important de cette expédition de ma vie de retrouvailles avec le passé.
Le mien.


En définitive je quitte Mulhouse vers 18 heures alors que j’étais attendu
à Bâle au même moment à plus de 40 km! Il va falloir rattraper le temps.
On n’a pas encore réussi à percer le secret de la fabrication des minutes.
Heureusement.

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