Esprit Yoga — Mai-Juin 2017

(Rick Simeone) #1

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va remodeler l’univers ». Serait-ce donc ça la liberté?
Et en avons-nous vraiment envie? On peut en douter.

« ne me libérez paS, Je m’en charge! »
Et si rien ni personne pouvait nous apporter la liberté
de l’extérieur? C’est ce que semble dire Michel Vau-
jour, célèbre pour ses évasions multiples et spectacu-
laires de prison. Son témoignage éclaire la fonction
social insolite que remplit la structure carcérale : elle
faire croire aux hommes qu’ils sont libres simplement
parce qu’ils ne sont pas derrière des barreaux. Mais la
liberté n’a peut-être rien à voir avec le fait d’être dans
les murs ou hors les murs. « Ma plus belle évasion -
dit-il - n’est pas de m’être évadé des prisons, c’est
de m’être échappé de celles dans lesquelles je me
suis enfermé tout seul^2 ». Alors, à chacun de découvrir
la liberté et de l’acquérir en plongeant au plus profond
de soi, à chacun d’oser démolir si besoin les barreaux
de sa propre prison. Cette ultime liberté ne peut jail-
lir que dans les profondeurs de l’être, interior intimo
meo^3 , dirait Saint Augustin, là où intériorité et univer-
salité convergent dans un état d’apaisement profond.

C’est ce que conseille par exemple le moine boud-
dhiste vietnamien Thich Nhat Hanh. Fermement éta-
blis dans l’instant présent, il nous exhorte à « être libres
là où nous sommes », à « marcher en personne libre,
manger en personne libre, à respirer en personne
libre ». Il nous prévient aussi : « dès que nous nous
laissons happer par nos inquiétudes, notre désespoir,
nos regrets par rapport au passé et nos peurs par rap-
port à l’avenir, nous ne sommes plus des personnes
libres. Notre tâche consisterait à déterminer par où
passe, à chaque moment, la liberté. En définitive,
il s’agirait de considérer la liberté comme une dimen-
sion inhérente au moment présent et non pas comme
l’affranchissement des conditionnements du passé ni
comme un accomplissement qui arrivera un jour dans
le futur. Comme le disait le maître zen japonais du
13 ème siècle Dogen : « N’espère pas la libération, fait
en sorte que chacun de tes actes soit libérateur ».
Notre travail serait alors d’identifier par où s’in-
filtrent - idéologies, institutions, etc. -, les arguments
pour nous convaincre de rester dans notre cage.
Et d’avoir ensuite le courage d’accepter que les
portes de nos prisons sont ouvertes plus souvent
qu’on le croit.

aller à l’encontre du bon sens. Notre société n’asso-
cie-t-elle pas la liberté à l’indépendance individuelle?
Ne valorise-t-elle pas l’absence totale de contraintes
extérieures? Mais si cette liberté, entendue comme
une affaire purement individuelle, était vouée à
l’échec? Personne ne peut dire « je suis libre », affir-
mait Deleuze. La liberté ne serait pas quelque chose
dont on pourrait jouir individuellement, comme on
jouit d’un bien. L’être humain devient libre dans la
mesure où il accepte et choisit de consolider les
liens qu’il entretient avec les autres. Revendiquer
nos liens revient alors à abolir les barrières entre
nous et le monde : quelle meilleure expression de la
liberté? Celle-ci ne commencerait donc pas où finit
celle de l’autre, mais commencerait et s’épanouirait
avec la liberté d’autrui. Mieux encore, elle n’existerait
que dans cette configuration.


la liberté a-t-elle deS limiteS?
Est-ce d’ailleurs vraiment possible, voire souhaitable,
d’être libre? Pour Leibniz nous pouvons obtenir ce
qu’on désire, mais nous ne sommes pas libres de
choisir ce que l’on désire. Dans le même sens, Spino-
za affirme dans son Éthique que l’être humain se
croit libre de ses actes parce qu’il ignore les causes
qui les déterminent. Songeons à ces moments où
nous sommes pris dans les filets d’e-mails, de SMS,
de tchats et autres réseaux virtuels. Les portables
sont devenus des tyrans dans nos poches! Un like
par ci, un tweet par là... L’addiction au numérique,
ou « cyber-dépendance », se mesure justement à la
perte de contrôle, donc de liberté, sur nos actes. À
l’opposé, certains pensent que c’est précisément la
technologie qui nous rendra un jour définitivement
libres. Les penseurs « transhumanistes » prédisent
ainsi l’avènement d’un homme affranchi de tout dé-
terminisme biologique et rendu immortel grâce à des
modifications génétiques, organes artificiels, implants
et neuro-prothèses. Laurent Alexandre, apôtre de
cette idéologie en France, affirme que « la science
donnera à l’homme le pouvoir d’un dieu. L’homme


« Trouver tout en


perdant tout »


Ma Ananda Moyi

(1) La Politique, IV, 1253-b28.
(2) Michel Vaujour, Ma plus belle évasion, Paris, Presses de la
Renaissance, 2005. Sa vie a inspiré le film Ne me libérez pas,
je m'en charge, réalisé par Fabienne Godet en 2008.
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