18 |économie & entreprise JEUDI 14 NOVEMBRE 2019
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Le business sécuritaire
d’Amazon
Le géant de l’ecommerce est devenu un acteur majeur et
controversé du secteur de la défense et de la sécurité, grâce à sa
filiale d’hébergement de données ou ses visiophones connectés
C
ette expérience a
été, pour nous, rien
de moins qu’une
transformation. »
Sur scène, devant
10 000 personnes
conviées à un événement orga
nisé par Amazon pour ses clients
appartenant au secteur public, à
Washington, en juin 2018, Sean
Roche ne tarit pas d’éloges sur
les bienfaits des services d’héber
gement de données en ligne (le
cloud ou l’informatique dématé
rialisée) de la firme américaine.
Sauf que M. Roche n’est pas un
client comme un autre. C’est le
responsable adjoint de l’innova
tion à la CIA.
A l’écouter, la célèbre agence de
renseignement et seize autres of
ficines américaines maniant des
informations confidentielles ont
eu raison de signer, en 2013, un
contrat avec Amazon Web Servi
ces (AWS), filiale spécialisée dans
le stockage de données et les ser
vices accessibles sur Internet. Fi
nie la « cacophonie » de la mise à
jour de centaines de serveurs ins
tallés dans les locaux ; fini le pro
cessus d’autorisation qui « brisait
les âmes » des employés en les
obligeant à patienter des mois
avant de tester un logiciel... Bien
venue aux « petites équipes de
trois personnes », qui codent « sur
le terrain » des applications réuti
lisables rapidement par les agents
de la CIA dans le monde entier...
Autant de louanges que le collè
gue de M. Roche, John Edwards,
avait déjà chantées un an plus tôt,
lors de l’édition précédente de cet
événement, en juin 2017. Quant à
la sécurité de ces données top se
cret, M. Roche affiche la plus
grande sérénité : « Le cloud, même
dans son plus mauvais jour, est da
vantage sécurisé qu’une solution
avec des serveurs internes. »
Qu’elle semble loin la librairie
en ligne, ouverte en 1995... « Pour
le grand public, Amazon est une
société d’ecommerce. Mais il faut
la regarder autrement : le groupe
est devenu un acteur important du
secteur de la défense », explique le
consultant indépendant Stephen
E. Arnold. Selon cet ancien du ca
binet de conseil Booz Allen Ha
milton, AWS veut supplanter les
prestataires traditionnels de la
défense, comme le fabricant IBM.
Cette ascension suscite d’autant
plus de critiques que son PDG, Jeff
Bezos, assume de collaborer avec
des forces de sécurité : Amazon
vend indirectement des presta
tions aux services de l’immigra
tion de l’administration du prési
dent Donald Trump, ses logiciels
de reconnaissance faciale ont été
testés par deux unités de forces de
l’ordre américaines, et sa filiale
Ring, qui produit des visiophones
connectés, a noué des partena
riats avec plus de 500 services de
police américains.
FOURNISSEUR DE PALANTIR
Certes, son offensive dans la sécu
rité vient d’essuyer un revers : fin
octobre, le département de la dé
fense américain a attribué à Mi
crosoft son contrat à 10 milliards
de dollars (9 milliards d’euros) de
migration vers le cloud, sur
nommé « contrat JEDI ». Pour
tant, Amazon était vu comme le
grand favori. D’ailleurs, son con
current Oracle avait porté plainte,
jugeant l’appel d’offres biaisé. Jeff
Bezos n’avaitil pas dîné avec l’an
cien ministre de la défense James
Mattis, en janvier 2018, à l’initia
tive de la conseillère de ce dernier,
Sally Donnelly, une exconsul
tante qui avait compté Amazon
parmi ses clients? Le recours a été
rejeté, mais, en juillet, M. Trump
s’est inquiété d’avoir entendu
« des complaintes de très bonnes
entreprises ». Et, finalement, Ama
zon n’a pas eu le marché.
L’entreprise a réagi, dénonçant
« une influence politique impor
tante dans ce processus ». Une al
lusion à l’hostilité publique du
président américain envers Ama
zon, accusé de « ne pas payer ses
impôts », et envers M. Bezos, pro
priétaire du quotidien Washing
ton Post. Un recours est probable.
Malgré cette contrariété, Ama
zon reste « pleinement engagé »
dans la défense. Il est tout de
même le numéro un du cloud,
avec 47 % du marché, contre 22 %
pour Microsoft et 7 % pour Goo
gle, selon la banque Goldman
Sachs. « Microsoft a réduit l’écart
sur son concurrent. Mais le secteur
de la défense reste un vaste champ
de possibilités pour Amazon », dé
crypte Daniel Ives, analyste à la
société de services financiers
Wedbush Securities. D’autres
marchés sont prévus, dont le re
nouvellement du contrat de la
CIA à partir de 2020. Amazon sera
obligé de le partager, mais son
montant pourrait exploser à plus
de 10 milliards de dollars.
En cinq ans, les revenus d’AWS
avec des structures gouverne
mentales ont été décuplés pour
atteindre 3 milliards de dollars par
an environ, soit autour de 10 % du
chiffre d’affaires, selon M. Ives. Et
les gouvernements – et les ar
mées – du monde entier vont dé
penser 100 milliards dans le cloud
d’ici à 2025, anticipe l’analyste. De
quoi assurer l’avenir d’AWS, créée
en 2006 et qui génère 58 % de la
rentabilité d’Amazon.
« Outre les contrats en direct,
Amazon a une autre façon, moins
connue, de réaliser des revenus, en
s’associant à des prestataires de la
défense », ajoute Stephen Arnold.
La migration vers le cloud d’un
système de gestion des muni
tions de l’armée américaine a été
réalisée par la société HP Enter
prise, mais avec l’appui d’AWS. Par
l’intermédiaire de sa filiale spa
tiale civile, Blue Origin, M. Bezos a
noué un partenariat avec Lock
heed Martin et Northrop Grum
man, deux piliers de l’industrie
militaire américaine, pour cons
truire un engin capable de retour
ner sur la Lune.
Un autre cas fait polémique :
AWS est fournisseur de Palantir,
un prestataire controversé d’ana
lyse de données, qui collabore
avec les services de l’immigration
des EtatsUnis, alors que la mise
en rétention d’enfants séparés de
leur famille fait scandale. Qua
rante associations et certains ac
tionnaires ont demandé au PDG
de cesser ces activités.
« Amazon ne devrait pas être
dans le business de la police.
Ni dans celui de la surveillance »,
résume We Won’t Build It, un col
lectif – anonyme – d’employés,
auteur d’une lettre signée par
500 salariés. Les protestataires
dénoncent aussi l’utilisation des
logiciels de reconnaissance fa
ciale d’Amazon – un leader dans
ce domaine – par la police : à Or
lando, en Floride, où le projet a
fini par être abandonné, et dans
un comté de l’Oregon, où des pho
tos sont comparées à une base de
données de suspects.
L’armée américaine a toujours
beaucoup investi dans la Silicon
Valley, au grand jour jusqu’à la
guerre du Vietnam, puis plus dis
crètement, rappelle Margaret
O’Mara, auteure de The Code : Sili
con Valley and the Remaking of
America (Penguin, nontraduit).
Mais, parmi les GAFA (Google,
Amazon, Facebook et Apple), le
groupe de M. Bezos est le plus
ouvert aux activités sécuritaires.
Apple et Facebook n’y ont pas pris
pied. Google s’est rapproché de la
défense américaine, mais, face à
l’opposition d’employés, a aban
donné le contrat Maven d’analyse
d’images de drones militaires et
s’est retiré de l’appel d’offres JEDI.
Au nom de l’éthique, l’entreprise a
même exclu d’utiliser l’intelli
gence artificielle pour « des armes
ou des technologies pouvant cau
ser des dommages physiques ».
PATRIOTIQUE
A l’opposé, Jeff Bezos assume : « Si
les entreprises de tech tournent le
dos au département de la défense
américain, ce pays va avoir des en
nuis », atil répondu au magazine
Wired, en octobre 2018. « Une des
missions de l’équipe de direction
est de prendre les bonnes déci
sions, même quand elles sont im
populaires », atil déclaré, avant
de se faire patriotique : « Les Etats
Unis sont un grand et beau pays,
qui a besoin d’être défendu. »
« On comprend mieux l’attitude
de Jeff Bezos quand on sait que
Lawrence Preston Gise, son grand
père maternel, dont il était très
proche, était un militaire qui a été
un des cadres de la Darpa, l’agence
de recherche et de développement
de l’armée américaine, et respon
sable régional de l’agence de su
pervision des armes nucléaires »,
relève Mme O’Mara. On est loin du
cliché de la Silicon Valley libérale
de gauche. « Amazon a aussi une
forte présence en Virginie, un des
berceaux du complexe militaroin
dustriel américain », relève Trey
Hodgkins, consultant sur les tech
nologies dans le secteur public.
La fermeté de Bezos ne l’a pas
empêché de répondre aux criti
ques. La reconnaissance faciale
peut être positive et aider à la re
cherche d’enfants perdus ou à la
lutte contre les trafics d’êtres hu
mains, répète l’entreprise qui a
aussi édicté des principes. Dans la
sécurité publique, elle recom
mande d’utiliser ses logiciels si
les visages sont identifiés avec
« un seuil de confiance supérieur à
99 % ». Et déconseille de « prendre
de décisions (...) sans passer par
une étape de vérification hu
maine ». Amazon se dit aussi fa
vorable « aux droits des immi
grés » et demande une loi sur la
reconnaissance faciale. Certes,
mais l’entreprise tentera d’obte
nir une régulation peu contrai
gnante, rétorqueton chez We
Won’t Build It.
Les employés dénoncent une
autre application, à destination
du grand public : les visiophones
connectés Ring et leurs partena
riats avec des services de police,
révélés par le site d’information
Motherboard. Ceuxci peuvent
- sans décision d’un juge – de
mander aux utilisateurs de leur
fournir les images filmées par
ces appareils, qui permettent
d’ouvrir à un livreur, mais aussi
de surveiller le pas de sa porte et
les alentours, quand un mouve
ment est détecté. Ring, qui vise à
« rendre les voisinages plus sûrs »,
invite aussi les propriétaires à
partager leurs vidéos grâce à l’ap
plication Neighbors.
Ces visiophones sont vendus en
France, mais Neighbors n’y est pas
disponible, et aucun partenariat
avec la police n’a été signé, assure
Ring. Mais la filiale d’Amazon tra
vaille dans le monde avec « des
forces de police, des organismes
caritatifs indépendants, comme
Crimestoppers et des groupes de
protection du voisinage, comme
Secured by Design – tous deux au
RoyaumeUni ». Pour ses détrac
teurs, les partenariats noués aux
EtatsUnis transforment les forces
de police en agents de promotion
d’un système de surveillance gé
néralisé, sans contrôle. Certains
s’inquiètent que la reconnais
sance faciale y soit un jour inté
grée. Ring répond que les proprié
taires peuvent refuser de partager
leurs vidéos. Loin de son image de
boutique en ligne, la nouvelle fa
cette sécuritaire d’Amazon n’a pas
fini de faire débat.
alexandre piquard
« Si les
entreprises
de tech
tournent le dos
au département
de la défense
américain,
ce pays va avoir
des ennuis »
JEFF BEZOS
PDG d’Amazon
Ring, qui vise
à « rendre les
voisinages
plus sûrs »,
invite aussi
les propriétaires
à partager
leurs vidéos
PLEIN CADRE
John Edwards, un respon
sable de la CIA, intervient
lors d’un sommet organisé
par la filiale d’Amazon
AWS, en juin 2017. AMAZON