Le Monde - 14.11.2019

(Tina Meador) #1

20 |horizons JEUDI 14 NOVEMBRE 2019


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La fin de l’Occident

1989­2019, LES RUPTURES D’UN MONDE NOUVEAU  2 | 4


La disparition de l’URSS et, avec elle, de la menace commune,


plonge les alliés occidentaux dans l’inconnu. Si, au lendemain


des attentats de septembre 2001, l’union transatlantique


se révèle indéfectible dans la guerre en Afghanistan, elle


commence pourtant à se fissurer avant même le conflit irakien


M


ais qu’est­ce que vous
foutez à Kansas City? »,
tonne Jacques Chirac au
téléphone. Nous som­
mes le 12 septembre
2001 et, sur son porta­
ble, François Bujon de l’Estang ne s’aventure
pas à dire au chef de l’Etat qu’il n’est même
pas à Kansas City, mais à une dizaine de kilo­
mètres de là, sur le parking d’un centre com­
mercial, à Independence, Missouri, ville dont
il ne peut pas s’empêcher de se rappeler
qu’elle est aussi le lieu où a grandi le prési­
dent Harry Truman. Sa femme vient de garer
leur voiture de location, et il s’apprête à aller
acheter un câble de téléphone à brancher sur
le véhicule, lorsque Jacques Chirac l’appelle.
Non, ce jour­là, François Bujon de l’Estang,
ambassadeur de la France à Washington, ne
s’attarde pas sur les détails et garde Harry Tru­
man pour lui. Tout juste explique­t­il au prési­
dent qu’il se trouvait la veille dans un avion
pour Salt Lake City, pour une réunion sur les
Jeux olympiques d’hiver, lorsque le pilote a
annoncé qu’en raison d’une « urgence natio­
nale » l’espace aérien américain était fermé et
que tous les avions étaient sommés d’atterrir.
Ce n’est qu’une fois au sol que le diplomate ap­
prend l’attaque contre le World Trade Center
et réalise que son avion a décollé de l’aéroport
de Dulles cinq minutes après celui qui s’est
écrasé sur le Pentagone, à Washington. Plus
d’avions, pas de trains : il finit par trouver une
voiture à louer le lendemain matin. L’ambas­
sadeur rassure le président, il est en route
pour rejoindre dare dare la capitale, à 1 700 ki­
lomètres de là, sa femme au volant, lui au télé­
phone. « Ah, vous êtes avec Anne, très bien », ré­
pond Chirac, rasséréné. Le président et l’am­
bassadeur auront encore six entretiens télé­
phoniques pendant le trajet.
Pendant ce temps, un extraordinaire élan
de sympathie et de solidarité s’organise
spontanément autour des Etats­Unis parmi
leurs alliés. La France propose d’envoyer des
pompiers spécialisés pour aider leurs collè­
gues de Manhattan, durement touchés par
les attentats. « Nous sommes tous Améri­
cains », titre Le Monde, sous la plume de son
directeur, Jean­Marie Colombani. Ce titre,
dans un journal français qui n’a pas toujours
été tendre avec Oncle Sam, est relevé comme
un signe de l’unanimité occidentale autour
de la superpuissance meurtrie. Pas seule­
ment occidentale, d’ailleurs : le président
russe Vladimir Poutine va aussi offrir son
aide dans la lutte antiterroriste, qu’il mène
lui­même en Tchétchénie à sa manière.
Une visite officielle du président Chirac aux
Etats­Unis était prévue, depuis juillet, pour le
18 septembre. L’Elysée demande à la Maison
Blanche si George W. Bush souhaite la repor­
ter, compte tenu des circonstances. Non, on
maintient, répond Condoleezza Rice, sa con­
seillère à la sécurité nationale : « Dans
l’épreuve, on a besoin d’amis. » « Venez », con­
firme le président américain. George W. Bush
et Chirac s’entendent bien ; le président fran­
çais a été le premier dirigeant étranger à ren­
contrer, en décembre 2000, celui qui n’était
encore que président élu – et laborieusement
élu, à l’issue d’un scrutin très disputé.
Chirac arrive donc une semaine après les at­
tentats dans un pays traumatisé, dont les
plaies sont à vif. A la Maison Blanche, se sou­
vient l’ambassadeur, Bush tourne en boucle,
« comme un disque », répétant sans cesse des
propos belliqueux sur ces « terroristes assoif­
fés de sang » qui ont frappé l’Amérique ; deux
jours plus tard, Tony Blair, le premier ministre
britannique, venu à son tour manifester sa so­
lidarité, le trouvera en revanche très calme. Le
chef de l’Etat français part ensuite pour New

York, où il visite Ground Zero, puis survole le
site en hélicoptère avec le maire, Rudy Giu­
liani. La sollicitude française est la bienvenue,
comme celle des autres alliés de l’OTAN, qui
invoquent, pour la première fois de l’histoire
de l’Alliance atlantique, l’article 5 de la charte,
sur la défense collective d’un allié attaqué.

UNE « SOLIDARITÉ ILLIMITÉE »
Ce moment d’unité, qui va se poursuivre
dans la guerre d’Afghanistan, est souvent pré­
senté comme le symbole ultime de l’union
indéfectible transatlantique, forgée au lende­
main de la seconde guerre mondiale, après
que l’intervention des Etats­Unis a permis de
libérer l’Europe du nazisme. Ainsi, dans leur
livre Allies at War (« Alliés en guerre », non
traduit, McGraw­Hill, 2004), Philip Gordon,
un ancien de l’administration Clinton, et le
chercheur Jeremy Shapiro saluent cette « soli­
darité illimitée ». « Américains et Européens se
sont surpris positivement, écrivent­ils. Bush a
surpris les Européens par son action patiente,
prudente et proportionnée en Afghanistan.
Les Européens, démentant les stéréotypes, ont
résolument soutenu l’action militaire. (...) En
l’espace d’un mois, l’Amérique menait une
guerre majeure de l’autre côté du globe, et le
plus gros problème des alliés européens était
qu’ils voulaient envoyer plus de troupes que
Washington n’était prêt à en accepter. »
Cette vision idyllique est évidemment mise
en avant par contraste avec la guerre d’Irak,
sur laquelle cette belle union allait se fracas­
ser dix­huit mois plus tard. Mais les Améri­
cains ne voulurent voir que le bon côté, su­
perficiel, des choses. En réalité, dès l’immé­
diat après­11­Septembre, les fissures appa­
raissent déjà dans la façade transatlantique,
signes avant­coureurs d’une fracture desti­
née à s’aggraver, tantôt subtilement, tantôt
de manière spectaculaire, jusqu’à ce que Do­
nald Trump la fasse éclater au grand jour. Là
encore, le recul de trente ans montre à quel
point 1989, avec l’effondrement du bloc com­
muniste, fut un tournant, aussi, pour la rela­
tion transatlantique.
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires
étrangères et proche collaborateur de Fran­
çois Mitterrand, fait même remonter les di­
vergences plus loin. « Sans la menace stali­
nienne, il n’y aurait jamais eu de bloc occiden­
tal, nous dit­il. Pendant la première guerre
mondiale, les Américains ont attendu 1917
pour intervenir et, pendant la deuxième, ils ne
sont revenus qu’après l’attaque de Pearl Har­
bor [décembre 1941]. » L’Alliance atlantique,
créée face à l’URSS de Staline, se prolonge
après la mort de ce dernier « pendant des dé­
cennies, avec plein de disputes à l’issue desquel­
les les Etats­Unis ont toujours le dernier mot »,
ironise Védrine. La disparition de l’Union so­
viétique, fin 1991, ouvre une situation nou­
velle, avec la fin de la menace commune.
Au début, pendant les deux ou trois années
de fièvre et de chaos de la fin du monde com­
muniste, les alliés travaillent ensemble, re­
marquablement, à sauver la stabilité de l’Eu­
rope et sa sécurité, en négociant notamment
la mise à l’abri des armes nucléaires station­
nées en Ukraine et au Kazakhstan. « Un exer­
cice de leadership collectif de très haut ni­
veau », note Védrine. Assez vite cependant,
des visions différentes de ce que devraient
devenir l’Europe, l’OTAN et la relation avec la
Russie se font jour de part et d’autre de l’At­
lantique, pendant que Washington, instincti­
vement, réaffirme sa domination.
Mitterrand pense que l’OTAN, ayant perdu
sa raison d’être militaire, finira par s’effacer,
et veut en profiter pour promouvoir une dé­
fense européenne. « Rétrospectivement, juge
Benoît d’Aboville, ancien représentant per­

manent de la France à l’OTAN, Mitterrand a
sous­estimé la volonté des Etats­Unis d’agir
sur ce qu’ils percevaient comme leur intérêt
stratégique : donner un nouveau rôle à
l’OTAN. » Infatigable Arlésienne que cette dé­
fense européenne, que Paris n’abandonne
jamais vraiment! C’est paradoxalement
Tony Blair qui amène Jacques Chirac à signer,
en décembre 1998, la déclaration de Saint­
Malo, censée constituer l’embryon d’une dé­
fense européenne.
Paris fait encore entendre, mezza voce, sa
différence, dans les sombres jours de sep­
tembre 2001. Les Français ont déjà fait l’expé­
rience du terrorisme sur leur sol. Sincère­
ment solidaires dans la douleur, ils sont, au
fond, méfiants de la réaction américaine. Ils
s’inquiètent lorsque George W. Bush évoque
un combat « entre le Bien et le Mal ». « Il faut
raison garder, alerte Lionel Jospin, premier
ministre. Nous ne devons pas nous laisser al­
ler à des considérations sur un affrontement
entre le monde occidental et le monde islami­
que en tant que tel. »
Assez vite, les Européens, après avoir tendu
la main, réalisent que les dirigeants améri­
cains, en fait, préfèrent se passer d’eux. « Il y a
eu un réflexe de fierté, se souvient un haut
fonctionnaire. Ils étaient blessés, humiliés :
“Non merci, on se débrouille tout seuls”. » Cer­
tains militaires européens haut gradés en
font l’expérience cuisante. Fin septembre, le
chef d’état­major des armées français, le gé­
néral Jean­Pierre Kelche, expédie un général
français quatre étoiles, Jean­Paul Raffenne,
escorté de quatre colonels, à Tampa, en Flo­
ride, où se trouve le CentCom, le commande­
ment central de l’armée américaine, cœur
opérationnel de la guerre qui se prépare en
Afghanistan. Les Français envoient « du
lourd », « avec quelques propositions très con­
crètes pour aider les Etats­Unis en Afghanis­
tan, témoigne une source proche de ces offi­
ciers. Ils attendent toujours la réponse ».

« UN COUP DE PIED DANS L’ÉCHIQUIER »
En fait de partenariat, les Français, comme
les autres alliés de l’OTAN, sont parqués dans
des baraquements du CentCom, à distance
respectueuse de ceux où se trouve le com­
mandement américain. « Ils essaient d’ap­
procher leurs collègues américains, mais sont
aussitôt éconduits, poursuit cette source. Ils
ne comptaient pas. Et d’ailleurs, personne ne
comptait. Pas même les Anglais », qui sont
pourtant, relation spéciale oblige, admis,
eux, dans le saint des saints, mais avec un ac­
cès limité. « Les officiers américains rasaient
les murs. Très tendus, ils ne parlaient pas. »
Deux fois par semaine, parfois trois, le secré­
taire à la défense, Donald Rumsfeld, ou son
adjoint, Paul Wolfowitz, descendent de
Washington au CentCom : là, les officiers al­
liés sont admis au briefing, mais dans une
« ambiance détestable ». La mission de
liaison française à Tampa sera maintenue
plusieurs mois, mais les militaires français
en retireront une solide amertume et une
découverte : celle d’un nouvel unilatéra­
lisme américain, implacable, sous un multi­
latéralisme otanien de façade.
Les forces américaines lancent l’offensive
contre les talibans, seules avec les Britanni­
ques, le 7 octobre ; des troupes de pays de
l’OTAN viendront les appuyer plus tard. Jac­
ques Chirac retourne à Washington le 6 no­
vembre. François Bujon de l’Estang l’accom­
pagne à la Maison Blanche. « Là, ça s’est beau­
coup moins bien passé », se souvient­il. Le
président français veut savoir ce que les Amé­
ricains ont en tête après le renversement des
talibans. Il soupçonne fortement George
W. Bush et son équipe de néoconservateurs

messianiques de vouloir rapidement passer à
l’Irak, contre lequel Bush père a mené la pre­
mière guerre du Golfe en 1991, sans aller jus­
qu’à Bagdad. Selon l’Espagnol Javier Solana,
ancien secrétaire général de l’OTAN, lorsque
Bill Clinton a demandé à son successeur,
George W. Bush, pendant leurs entretiens de
transition, fin 2000, quelles seraient ses prio­
rités en politique étrangère, il lui a répondu :
« Saddam Hussein et la défense antimissile. »
Face au président américain, Chirac se pose
en vieux sage : « Attention, mon cher George,
au Proche­Orient, les équilibres sont très fragi­
les, ne vous précipitez pas! » Mais Bush,
« fuyant comme une savonnette », selon l’am­
bassadeur, ne dévoile rien de ses intentions.
Devant la presse, une heure plus tard, il remer­
cie son « ami personnel » Chirac pour ses con­
seils, « auxquels il attache une grande valeur »...
La fracture commence là, au moment où
Chirac a des doutes sur les projets américains.
Il s’en ouvre au chancelier allemand, Gerhard
Schröder, puis à Vladimir Poutine, qui parta­
gent ses inquiétudes. A Washington, M. Bu­
jon de l’Estang poursuit son travail, en parti­
culier auprès de « Condi » Rice, la conseillère
pour la sécurité nationale, qu’il trouve « raide
comme un passe­lacet ». « Tous ces équilibres
que vous nous dites qu’il faut préserver, lui
lance­t­elle un jour, c’est justement ceux­là
que le président veut renverser. On veut don­
ner un grand coup de pied dans l’échiquier, et
on verra comment les pièces retombent. »
La suite est connue : on a vu comment les
pièces sont retombées. En mars 2003, les

« MITTERRAND 


A SOUS­ESTIMÉ 


LA VOLONTÉ 


DES ÉTATS­UNIS 


D’AGIR SUR CE 


QU’ILS PERCEVAIENT 


COMME LEUR 


INTÉRÊT 


STRATÉGIQUE : 


DONNER 


UN NOUVEAU RÔLE 


À L’OTAN »
BENOÎT D’ABOVILLE
ancien représentant
permanent de la France
à l’OTAN
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