Le Monde - 14.11.2019

(Tina Meador) #1

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JEUDI 14 NOVEMBRE 2019 horizons| 21


Etats­Unis envahissent l’Irak pour renverser
Saddam Hussein, à propos duquel ils affir­
ment avoir la preuve qu’il abrite des armes
de destruction massive. Cette fois, ils ont eu
besoin du concours de l’Europe, mais celle­ci
s’est divisée, sous la pression active de l’ad­
ministration Bush, qui a joué, selon l’expres­
sion de Donald Rumsfeld, « la nouvelle Eu­
rope » contre « la vieille Europe ». Un peu exa­
géré puisque, outre le Royaume­Uni, l’Espa­
gne de José Maria Aznar et l’Italie de Silvio
Berlusconi se joignent aussi à la coalition
américaine. L’Allemagne et la France mè­
nent cette vieille Europe du refus – minori­
taire –, rejointe par la Russie, soucieuse de
monter dans le wagon.
Cette division intra­européenne est aussi,
d’une certaine manière, une conséquence
des révolutions de 1989 : les nouvelles démo­
craties d’Europe centrale sont résolument
atlantistes ; reconnaissantes à l’Amérique de
Reagan et de Bush (père) de les avoir aidées à
se libérer de l’empire soviétique, puis de les
avoir intégrées à l’OTAN, elles ne jurent que
par les Etats­Unis pour assurer leur sécurité.
Trente ans après, sous Donald Trump, ce cli­
vage est toujours valable.
Mauvais élèves du camp occidental, Paris et
Berlin paient cher leur mutinerie. Rumsfeld,
dans une note à Bush dévoilée plus tard, se
dit convaincu que « la France veut détruire
l’OTAN ». Les médias américains prêtent à
« Condi » Rice cette formule lapidaire, au
printemps 2003 : « Punir la France, ignorer
l’Allemagne, pardonner à la Russie. » Paris a

tout le mal du monde à obtenir, au prix de
longues négociations, le transfèrement des
sept suspects français détenus à Guanta­
namo depuis 2002. Toute cette période, juge
avec le recul un diplomate à l’OTAN, « est celle
où les Etats­Unis cessent de penser que leurs
alliances sont le plus important ».

DIVERGENCES SUR LA CHINE ET L’IRAN
L’ambiance n’est pas seulement plombée au­
dessus de l’Atlantique. Elle est aussi exécrable
entre Européens. En reprochant aux pays
d’Europe centrale « d’avoir raté une occasion
de se taire », Chirac se les met à dos durable­
ment. Lorsqu’il devient clair que l’aventure
irakienne est un désastre, les grands airs « je
vous l’avais bien dit » du président français
exaspèrent le Britannique Tony Blair dans les
sommets européens.
Peter Mandelson, qui fut ministre de ce
même Blair avant d’être nommé commis­
saire européen, nous confie mesurer seule­
ment à présent à quel point la fracture causée
par l’Irak a empoisonné l’Union européenne
(UE), divisée dans une période où elle aurait
dû lancer des réformes et gérer son élargisse­
ment. « L’Irak a privé Blair de la présidence de
l’UE, assure­t­il. Après le traité de Lisbonne, il
était entendu entre Merkel et Sarkozy que
Tony Blair [qui avait quitté la politique britan­
nique la même année, en 2007] serait le
premier président de cette Union modifiée,
en 2009. Mais les conséquences de la rupture
sur l’Irak étaient encore trop fortes. Les choses
seraient sans doute très différentes

aujourd’hui si Blair avait pu présider l’UE. »
Réélu en 2004, George W. Bush décide que le
moment est venu de recoller les morceaux et
se rend, en février 2005, peu de temps après
son investiture, en tournée en Europe. A
Bruxelles, Mayence (Allemagne) et Bratis­
lava, il est bien accueilli par ses homologues
européens. Eux aussi décident de passer
l’éponge, contrairement à leurs opinions pu­
bliques, majoritairement très hostiles à
l’équipe Bush. Mais, sur le fond, d’autres di­
vergences émergent : sur la Chine, à laquelle
les Européens veulent lever l’embargo sur les
armes, et sur l’Iran.
Désormais chercheur au European Council
on Foreign Relations, à Londres, Jeremy Sha­
piro admet qu’il est possible, en effet, que la
réaction américaine au 11­Septembre ait
porté les germes de cette fracture transatlan­
tique. « Les Etats­Unis ont forcé la dose, recon­
naît­il. Ils ont commencé à croire tellement
fort à la moralité de leur cause... et cela s’est ré­
vélé dans l’affaire irakienne. » Il reste pourtant
fermement persuadé du soutien européen à
l’intervention contre le régime de Saddam
Hussein : « Sur vingt­cinq membres de l’UE,
quatorze étaient dans la coalition. Et des six
grands pays, quatre étaient à bord. » Pour lui,
ce n’est pas l’Irak qui divisait l’Europe, mais
les Etats­Unis : « La question était : est­ce qu’on
soutient les Etats­Unis dans cette aventure stu­
pide ou pas? Elle n’était pas de savoir si l’aven­
ture était stupide ou pas. »
Lui aussi pense que c’est dans le grand bas­
culement de 1989, davantage que dans le

11­Septembre ou dans la guerre d’Irak, qu’il
faut chercher le début de l’éloignement des
Etats­Unis de l’Europe. « L’Irak en a été un
symptôme, poursuit­il. A l’époque de l’Union
soviétique, les Etats­Unis comprenaient la
valeur de l’unité européenne. Le Vietnam
aurait pu être le premier Irak, mais les Euro­
péens ne s’y sont pas opposés parce que
c’était la guerre froide. »
Après celle­ci, l’Europe perd de son intérêt
aux yeux de Washington. Même le démo­
crate Bill Clinton, que les Européens appré­
cient, mais qu’il faut supplier d’intervenir en
Bosnie, au début des années 1990, amorce
cette tendance. L’un de ses collaborateurs,
Ron Asmus, rapportait il y a quelques années
une conversation de Clinton, à la Maison
Blanche, avec le sénateur Ted Stevens, qui lui
reprochait de s’occuper de l’élargissement de
l’OTAN au lieu de laisser tomber l’Europe
pour se concentrer sur l’ascension de la
Chine. « Voyez­vous Ted, répondit Clinton,
peut­être que vous avez raison et qu’au bout
du compte la Chine se révélera le vrai pro­
blème. C’est précisément pour ça que l’élargis­
sement de l’OTAN est important : parce que,
lorsque nous aurons à faire face à ces nou­
veaux défis, alors nous ne serons pas seuls, et
peut­être qu’il se trouvera quelques Européens
pour être à nos côtés... »

« PASSAGERS CLANDESTINS »
Car le centre de gravité du monde bascule.
Plus tard, Barack Obama opère son fameux
« pivot » vers l’Asie et sermonne les Euro­
péens, « passagers clandestins » qui veulent
profiter du système de sécurité américain
sans payer. Donald Trump ne dit pas autre
chose, mais plus grossièrement, lorsqu’il
agresse Angela Merkel, dès son premier som­
met de l’OTAN. Il gère l’Alliance atlantique
« comme une société de gardiennage », com­
mente Hubert Védrine. Ce que les Européens
ne veulent pas comprendre, acquiesce Je­
remy Shapiro, « c’est que désormais, l’Améri­
que s’en fiche. La seule chose dont Trump ne
se fiche pas, c’est où ils achètent leurs armes :
ils doivent se fournir aux Etats­Unis ». En
somme, l’Europe peut faire ce qu’elle veut, du
moment qu’elle garde l’abonnement à la
« société de gardiennage ».
Si seulement c’était si clair... Car, en même
temps, subsiste cette éternelle ambiguïté
américaine sur la défense européenne :
Washington demande aux Européens de
prendre leur sécurité en main, mais se
braque dès qu’ils se mettent en tête de le
faire. Incapables de lâcher complètement
leur domination sur l’Europe, ils se héris­
sent lorsque les Français avancent leur con­
cept d’« autonomie stratégique ». Les seuls
mots d’« armée européenne », prononcés un
jour par Emmanuel Macron, mettent le feu
aux poudres. En septembre 2018, le général
Jim Mattis, encore secrétaire à la défense
de Trump pour trois mois, adresse une let­
tre incendiaire à sa collègue française, Flo­
rence Parly, qui entretient pourtant une
bonne relation avec lui, à propos des projets
de Paris. Et il communique la lettre aux al­
liés, pour l’exemple.
D’autres formes de coopération militaire,
purement utilitaires, se mettent en place.
Ces officiers américains qui ignoraient le gé­
néral français à Tampa, en 2001, ne tarissent
pas d’éloges aujourd’hui sur les Français
qu’ils appuient dans le combat contre le ter­
rorisme dans le Sahel. « Les militaires français
ont pris la place des Britanniques dans
l’échelle des valeurs du Pentagone », ironise
un expert américain. Car, traumatisés par le
fiasco irakien, confrontés à une opinion pu­
blique désormais hostile à toute interven­
tion, décimés par les coupes budgétaires du
gouvernement conservateur de David Came­
ron, les militaires du Royaume­Uni intéres­
sent beaucoup moins les états­majors
d’outre­Atlantique, ceux­là mêmes qui les
ont menés au désastre en Irak. Ce n’est que
l’une des ondes de choc transatlantiques de
l’après­1989, tandis que l’OTAN, déclaré « en
état de mort cérébrale » par le président Em­
manuel Macron, en novembre 2019, lutte
pour sa survie. Son prédécesseur, François
Hollande, lui, nous confie au même moment
qu’il faut tout simplement « rompre avec
Trump » : « A quoi cela sert­il d’aller au G7
quand il annonce qu’on n’y parlera pas cli­
mat? », observe­t­il. L’Occident n’est plus une
question de valeurs, mais d’intérêts, qui par­
fois convergent, souvent divergent.
sylvie kauffmann

Prochain article L’assurance
retrouvée de la Chine

Jacques Chirac
et George
W. Bush,
le 2 novembre
2001,
à Washington.
STEPHEN JAFFE/AFP

« L’IRAK A PRIVÉ 


TONY BLAIR 


DE LA PRÉSIDENCE 


DE L’UNION 


EUROPÉENNE. LES 


CHOSES SERAIENT 


SANS DOUTE 


TRÈS DIFFÉRENTES 


AUJOURD’HUI 


SI BLAIR AVAIT 


PU PRÉSIDER L’UE »
PETER MANDELSON
ancien commissaire
européen
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