TROISIÈME CYCLE
LA THÈSE,
ANTITHÈSE
DU COUPLE
L’expérience interminable et souvent
dévorante du doctorat peut affecter
une relation amoureuse et empêcher
de construire sa vie à deux
E
lle a occupé ses jour
nées et animé ses
nuits. Quand sa com
pagne partait au tra
vail, Bastien (les pré
noms ont été modifiés) allait
retrouver « Thérèse », ainsi qu’il
l’a surnommée. Mais Thérèse
était encombrante. Elle avait en
vahi le salon, elle débarquait en
plein weekend, s’amusait à rui
ner leurs vacances. Elle s’immis
çait même parfois dans le lit
conjugal. Pourtant, il le fallait
bien : Thérèse, c’est la thèse de
Bastien. « Pendant plus de cinq
ans, j’ai eu l’impression de vivre
avec deux épouses qui se concur
rençaient, et ce n’était pas simple
pour nous », se souvient ce pro
fesseur de droit de 30 ans, qui a
terminé son doctorat en 2016.
Il n’est pas le seul thésard à fi
ler la métaphore du ménage à
trois. Empiétement sur la vie
privée, période de tensions, fo
calisation sur le sujet : le docto
rat constitue souvent une mise à
l’épreuve personnelle. « La thèse
est une expérience totalisante et
absorbante, qui impacte de ma
nière radicale la vie et l’intimité,
observe Cécile Van de Velde, pro
fesseure de sociologie à l’univer
sité de Montréal. C’est un très
long marathon, qui s’étire sur
plusieurs années – quatre ou cinq
en moyenne –, dans lequel le
conjoint est embarqué. Jusqu’à
parfois être englouti. »
S’investir dans le travail de son
compagnon ou de sa compagne
n’est en l'occurrence pas rare. Le
droit douanier n’était pas vrai
ment le domaine de Nathalie,
professeure d’espagnol. Pour
tant, la thèse de son mari, Jona
than, elle la connaît en long et en
large, pour en avoir relu toutes
les sections à maintes reprises.
Un travail titanesque, qu’elle me
nait en parallèle de son propre
métier. « Cela me permettait de
comprendre ce qu’il faisait, d’en
trer dans son monde, expliquet
elle. Mais j’étais sa seule relec
trice, c’était une responsabilité
lourde à porter. » L’aventure de la
recherche, ils l’ont vécue à deux
pendant trois ans et, quoi qu’ils
faisaient, la thèse n’était jamais
loin. « Pendant nos premières
vacances, à Vienne, une idée m’est
tombée soudain dessus, dans le
palais de Sissi, se rappelle l’avo
cat de 35 ans. Je me suis retrouvé
à rédiger pendant trente minutes,
assis au milieu des assiettes de
l’impératrice, tandis que Nathalie
visitait seule. »
Vacances ou travail, weekend
ou semaine, jour ou nuit... Les
limites du temps deviennent
floues avec la thèse, surtout dans
les filières des sciences humai
nes et sociales, où le doctorant
n’est pas toujours inclus au quo
tidien dans une vie de labora
toire. Aussi, pour le conjoint
soumis à un emploi du temps
plus réglé, difficile de s’adapter à
cet agenda flottant.
GESTION DU TEMPS
« La gestion du temps est centrale :
l’absence de structure peut faire
chuter le doctorant dans un senti
ment de solitude qui impactera
l’ensemble de ses relations aux
autres, a analysé Cécile Van de
Velde, dans une étude en 2015.
Dans le couple, cet enjeu du temps
est en perpétuelle négociation et
peut créer des frustrations des
deux côtés. Pour celui qui fait une
pause l’espace d’un weekend, il y
a la pression d’un don coupable.
Pour le conjoint, l’impression d’in
suffisance et d’absorption par la
thèse de l’autre. »
Une absorption qui laisse peu
de place à la construction d’une
vie de couple, surtout quand les
partenaires sont tous deux plon
gés dans un doctorat. Marion et
Alexandre se sont rencontrés
en 2015. Lui était déjà en doctorat
de droit, elle allait le commencer.
« Pendant quatre ans, nous n’avons
pas vraiment pu construire notre
relation, regrette Marion, 31 ans.
On s’aimait très fort, mais on n’a
pas pris de temps pour nous, pour
se créer des souvenirs. La dernière
année, on se contentait presque
de cohabiter. »
Dans un cas de figure plus clas
sique, le conjoint, en imposant
une routine et en forçant le doc
torant à sortir le nez de ses re
cherches, peut avoir un rôle salva
teur. « Ma femme a pris le contrôle
de l’agenda, elle m’a obligé à pren
dre des temps de coupure, raconte
Bastien avec un sourire. A cet
égard, elle m’a sûrement sauvé.
Elle m’a permis d’envisager qu’il
y avait autre chose à côté de la
thèse. » Et, pour d’autres,
l’agenda flottant est même un
plus pour l’organisation du cou
ple ou de la vie familiale. « Si je
n’avais pas de cours à donner, je
m’occupais [des enfants] quand il
y avait une journée de grève à la
crèche », raconte Clément, 33 ans,
qui a soutenu sa thèse de littéra
ture étrangère en 2018.
Mais, outre son aspect chrono
phage, la thèse est aussi une
épreuve psychologique à long
terme. Exploration d’un sujet de
niche, recherche constante de la
phrase juste, statut particulier du
doctorant – miétudiant, mipro
fessionnel –, qui souffre d’un
manque de reconnaissance...
Souvent, le thésard peine à parta
ger cette expérience avec les per
sonnes extérieures à son monde.
Source de « multiples incompré
hensions », et malgré quatre an
nées de vie commune, la thèse de
géographie de Pauline a eu raison
de son couple. « Mon ancien com
pagnon n’arrivait pas à compren
dre certains engagements et ma
relation d’amour/haine avec mon
travail, se souvient la géographe
de 33 ans, qui a terminé son doc
torat en six ans. Il me reprochait
de ne pas avancer assez vite, me
disait que, de fait, je ne pensais pas
à nous. Il a toujours eu de moi
l’image de l’éternelle étudiante qui
n’évolue pas dans la vie réelle. »
Cécile Van de Velde le confirme,
l’impact de la thèse sur le mental
du doctorant n’est pas sans
conséquences sur le couple : « Le
doctorat est une expérience trans
formative, un moment de créa
tion où l’on est face à soi, où l’on
doit même cultiver une certaine
solitude pour penser son sujet. Il
peut alors mener à de fortes tran
sitions en soimême et à une mul
titude de recompositions dans ses
relations sociales, particulière
ment celle du couple. »
Avec parfois l’impression, pour
le conjoint, d’être embarqué dans
des montagnes russes, entre pé
riodes d’euphorie et moments de
perte de confiance en soi. Voire
de dépression. La population des
doctorants est en effet particuliè
rement sujette aux risques psy
chologiques liés au surmenage
académique : 41 % des doctorants
présentent des niveaux modérés
à sévères d’anxiété, 82 % de stress
et 39 % de dépression, selon une
enquête réalisée en 2017 et me
née dans plusieurs pays.
Très vite, la thèse peut être per
çue – par un des partenaires ou
par les deux – comme un « obsta
cle » qui empêche de se projeter,
par le manque de perspective
claire et la précarité financière de
la condition de doctorant. De
puis 2016, ceux bénéficiant
d’une bourse d’un établissement
public et exerçant par ailleurs
des activités complémentaires
(comme l’enseignement) perçoi
vent un salaire minimum men
suel d’environ 1 650 euros net.
Mais les contrats doctoraux ne
sont conclus que pour trois ans.
Par ailleurs, un tiers des docto
rants en sciences humaines et
sociales n’ont aucun finance
ment lors de leur inscription.
À LA FIN, LE VIDE
A cela s’ajoutent les incertitudes
liées à l’insertion professionnelle,
dans un contexte où le nombre
de postes universitaires diminue.
Des éléments d’autant plus pe
sants que la thèse survient à un
moment de la vie (entre 25 et
35 ans) où naissent les premières
interrogations sur l’accès à la
propriété ou sur la possibilité
d’avoir des enfants.
Marion et Alexandre ont dû
faire face, six mois après le début
de leur relation, à une grossesse
non prévue et à un avortement
qui a laissé « une plaie béante »
dans leur couple. « J’étais à un âge
- 28 ans – où j’aurais voulu avoir
un enfant. Mais, en pleines étu
des, sans revenus, on ne s’est
même pas sentis autorisés à se
poser la question de le garder »,
confie Marion. Alexandre a ter
miné sa thèse en 2018 ; pour
Marion, il reste encore un an, au
moins. « Cette thèse, c’est l’his
toire de ma vie, je ne la regrette
pas, mais ça impose de tels sacri
fices... On attend la fin du docto
rat pour vivre. »
Pour autant, cette échéance ne
représente pas toujours la ligne
d’arrivée. « Quand Alexandre a
terminé, on a dû tout réappren
dre des petites habitudes et plai
sirs de couple, dit Marion. Même
aller boire un verre est compliqué,
on se demande encore ce qu’on va
pouvoir se raconter. » Jonathan et
Nathalie aussi ont dû composer
avec le vide du lendemain de
thèse. « J’étais très déprimé,
comme si on m’avait enlevé une
partie de moi. Il y a eu beaucoup
de disputes, et on a failli se sépa
rer à ce momentlà », raconte
Jonathan. « C’était difficile pour
lui, mais aussi pour moi. On avait
perdu nos rôles et nos repères,
explique Nathalie. Car, finale
ment, l’identité de notre couple, le
lien qu’on avait construit toutes
ces années, était dans cette
thèse. » Tout un sujet qui mérite
rait bien une thèse.j
alice raybaud
« CETTE THÈSE,
C’EST L’HISTOIRE
DE MA VIE,
JE NE LA
REGRETTE PAS,
MAIS ÇA IMPOSE
DE TELS
SACRIFICES...
ON ATTEND LA FIN
DU DOCTORAT
POUR VIVRE »
MARION
28 ans
CLARA DUPRÉ
16 |génération
LE MONDE CAMPUS JEUDI 14 NOVEMBRE 2019