Le Monde - 14.11.2019

(Tina Meador) #1

6 |international JEUDI 14 NOVEMBRE 2019


0123


En Espagne, socialistes et gauche


radicale ébauchent une coalition


Pedro Sanchez s’est soudainement mis d’accord avec Podemos et


compte sur l’abstention de Ciudadanos pour rester premier ministre


madrid ­ correspondance

I


l aura suffi cette fois­ci de
quarante­huit heures aux so­
cialistes et à la coalition de la
gauche radicale Unidas Po­
demos pour signer un « préac­
cord » pour un gouvernement de
coalition. Mardi 12 novembre,
deux jours après les élections lé­
gislatives, les deux partis ont posé,
noir sur blanc, les bases d’un com­
promis qu’ils ont été incapables de
trouver durant les six mois de la
précédente et stérile législature.
« Il n’y a pas de raison pour un
nouveau blocage, nous appelons à
la responsabilité (...) de toutes les
formations politiques », a déclaré le
chef du gouvernement en exer­
cice, le socialiste Pedro Sanchez,
lors de la signature du document.
Le texte de deux pages n’est
qu’un premier pas vers un pacte
de législature qui doit encore se
préciser, et surtout recueillir le
soutien d’autres partis, s’il veut
aboutir à l’investiture, par le Par­
lement, du socialiste Pedro San­
chez à la tête du prochain gouver­
nement. Le Parti socialiste
ouvrier espagnol (PSOE), avec
120 députés (sur 350), et Unidas
Podemos, avec 35 sièges, cumu­
lent à eux deux 155 voix à la
Chambre basse, alors que la majo­
rité absolue se situe à 176.
En comptant sur l’éventuel
soutien des sept députés du Parti
nationaliste basque (PNV), des
trois élus du mouvement de la
gauche alternative Mas Pais, du
député du parti régional de Can­
tabrie, de celui du Bloc national
galicien (BNG) et de celui du
mouvement contre le dépeuple­
ment rural, Teruel existe, ils

pourraient rassembler un total
de 168 députés. Un nombre suffi­
sant pour permettre l’investiture
de Pedro Sanchez, à condition
que les dix élus du parti libéral
Ciudadanos ou les indépendan­
tistes de la Gauche républicaine
de Catalogne (ERC) optent pour
l’abstention, plutôt que de voter
contre. Mais, dans tous les cas,
cela reste insuffisant pour garan­
tir la stabilité du gouvernement
et l’adoption de lois essentielles
comme le projet de budget, blo­
qué depuis près d’un an.
Pour convaincre, M. Sanchez a
insisté sur le fait que « l’Espagne a
besoin d’un gouvernement stable ».
Une allusion à la crise politique
dans laquelle est plongé le pays,
après quatre élections législatives
et une motion de défiance en qua­
tre ans. Et à la complexité, aussi, de
la législature qui s’annonce.

« Vaccin contre l’extrême droite »
« Ce qui était une opportunité en
avril est maintenant une néces­
sité », a pour sa part assuré le lea­
der de la gauche radicale, Pablo
Iglesias. Plus enthousiaste, il ne
doute pas que « l’Espagne aura un
gouvernement de coalition pro­
gressiste, combinant l’expérience
du PSOE et le courage de Pode­
mos ». Ce sera « le meilleur vaccin
contre l’extrême droite », a­t­il
ajouté, en référence à la poussée
de Vox, devenu troisième parti
espagnol, avec 15 % des voix et
52 députés.
Le document signé fixe une série
de priorités assez générales, parmi
lesquelles la lutte contre la préca­
rité ou la corruption, la protection
des services publics, l’alignement
des retraites sur le coût de la vie, le

droit au logement, la lutte contre
le changement climatique, la léga­
lisation de l’euthanasie, l’égalité
des salaires entre hommes et fem­
mes, le combat contre l’exode ru­
ral ou encore la justice fiscale et
l’équilibre budgétaire.
Au sujet de la Catalogne, où les
différences de points de vue entre
les deux partis sont les plus crian­
tes, Podemos, défenseur d’un réfé­
rendum d’indépendance, et le
PSOE, qui y est opposé, se sont
contentés d’une formule vague. Ils
s’engagent à « garantir le vivre­en­
semble en Catalogne et la normali­
sation de la vie politique » en cher­
chant « des formules d’entente, tou­
jours dans le cadre de la Constitu­
tion », tout en « garantissant
l’égalité entre tous les Espagnols ».
Un paragraphe qui n’a pas été du
goût des indépendantistes cata­
lans : ces derniers exigent l’amnis­
tie des neuf leaders condamnés à
des peines allant de neuf à treize
ans de prison pour l’organisation
du référendum illégal d’octo­
bre 2017, et un référendum d’auto­
détermination comme unique
voie de résolution du conflit terri­
torial. « Nous voulons la reconnais­
sance que ce conflit politique néces­
site une solution démocratique, a
réagi la porte­parole d’ERC, Marta
Vilalta. A l’heure actuelle, notre ré­

ponse est un non et, s’ils ne chan­
gent pas de position, il n’y a rien à
faire. » Or les socialistes refusent
de négocier l’investiture avec les
indépendantistes catalans, pour
ne pas dépendre d’eux.
Le PSOE compte plutôt sur l’abs­
tention de Ciudadanos, qui s’est
effondré lors du scrutin de di­
manche, passant de 57 à 10 dépu­
tés. Cependant, le leader par inté­
rim des libéraux, José Manuel Vil­
legas, a assuré que son parti « ne
peut pas soutenir le fait que Pode­
mos prenne les rênes du gouverne­
ment. C’est néfaste et contraire
aux intérêts de la majorité des Es­
pagnols », ajoutant sur Twitter :
« Nous en appelons à la responsa­
bilité du PSOE et du PP [Parti po­
pulaire] pour parvenir à un accord
modéré et constitutionnaliste. »

« Grave irresponsabilité »
Une option qu’exclut le parti con­
servateur. « Sanchez a déjà fait son
choix, et, si ce gouvernement ne
fonctionne pas, nous serons là
comme alternative, a tranché le
président du PP, Pablo Casado. La
dernière chose dont a besoin l’Espa­
gne est un gouvernement radical. »
« Nous ne pouvons pas attendre
grand­chose du PP, qui a uni son
sort à celui de l’extrême droite dans
de nombreuses régions. Et Ciuda­
danos doit décider s’il veut aider à
gouverner ou continuer à lier ses
voix à Vox, assure le secrétaire gé­
néral des affaires étrangères, le so­
cialiste José Manuel Albares. Ce se­
rait d’une grave irresponsabilité
s’ils poussaient Pedro Sanchez à
choisir entre un gouvernement qui
dépende des indépendantistes ou
de nouvelles élections. »
sandrine morel

La seconde vice­présidente du Sénat se


proclame présidente par intérim de la Bolivie


Le parti d’Evo Morales a boycotté la prise de fonctions de la sénatrice de droite Jeanine Añez


la paz ­ envoyée spéciale

C’


est avec une Bible dans
les mains que Jeanine
Añez, seconde vice­pré­
sidente du Sénat bolivien, a consa­
cré sa prise de fonctions au Palacio
Quemado, l’ancien siège du gou­
vernement, mardi 12 novembre.
« Dieu a permis que la Bible entre à
nouveau au Palacio. (...) Notre force
est Dieu, notre pouvoir est Dieu », a­
t­elle clamé, emplie de ferveur.
Quelques instants plus tôt, cette
avocate de 52 ans, sénatrice de
droite, s’était autoproclamée nou­
velle présidente de la Bolivie, de­
vant une assemblée parlemen­
taire clairsemée. Les élus du Mou­
vement pour le socialisme (MAS),
le parti de l’ex­président Evo
Morales exilé au Mexique, et force
toujours majoritaire au Congrès,
avaient annoncé le boycottage du
quorum devant permettre de for­
maliser sa nomination, estimant
le processus illégitime.
Le Tribunal constitutionnel a
jugé la succession conforme aux
lois. Les successeurs prévus par la
Constitution dans l’hypothèse
d’un départ du chef de l’Etat ont en
effet tous démissionné avec lui : le
vice­président, Alvaro Garcia
Linera, la présidente et le vice­pré­
sident du Sénat ainsi que le prési­
dent de la Chambre des députés.
« Du fait de l’absence définitive
de président et de vice­président
(...), en tant que présidente de la
Chambre des sénateurs, j’assure

immédiatement la présidence
comme prévu par l’ordre constitu­
tionnel », a déclaré Mme Añez, sous
les applaudissements des élus de
l’opposition. Elle a rappelé que sa
mission était de convoquer des
élections générales au plus vite et
s’est engagée à mettre tout en
œuvre pour « pacifier le pays ».
Pas certain, néanmoins, que cela
apaise la situation. A quelques en­
cablures du Parlement, dont l’ac­
cès était fermement gardé par les
forces de police et des militaires,
les partisans du président démis­
sionnaire s’étaient rassemblés,
agitant des centaines de wiphala
multicolores, le drapeau symbole
d’une Bolivie plurinationale, héri­
tage de l’ère Morales, mis à mal ces
derniers jours, les images de dra­
peaux incendiés réveillant d’an­
ciennes peurs et faisant craindre
un regain de racisme.
« Nous ne voulons pas qu’Añez
assume la présidence. Cela signe
un retour en arrière, l’opposition
va prendre sa revanche et balayer
tout ce qu’a fait Evo », s’inquiète
Cesar Tarifa, au milieu de la foule,
un masque en tissu lui couvrant
la moitié du visage. « Elle va pren­
dre le pouvoir, le militariser et on
ne va plus pouvoir protester. Le
MAS et le mouvement indigène
vont être décrédibilisés et empê­
chés de participer aux nouvelles
élections », prédit­il amèrement.
Jeanine Añez, qui a été saluée
par Washington, n’est pas encore
reconnue par l’ensemble de la

classe politique bolivienne. Selon
certaines sources, les élus du MAS
pourraient chercher à se réunir et
faire usage de leur majorité pour
nommer des autorités parallèles.
Evo Morales, du Mexique, a quali­
fié sa prise de fonctions « de coup
d’Etat le plus astucieux et le plus
odieux de l’histoire ».

Fin de la grève illimitée
Fernando Camacho, figure la plus
radicale de l’opposition, qui a bé­
néficié d’une visibilité accrue ces
derniers jours, s’est, lui, félicité de
cette nouvelle. Il a déclaré la fin de
la grève illimitée qui paralysait de­
puis vingt et un jours Santa Cruz,
première ville du pays et fief de
l’opposition. L’armée a, elle aussi,
reconnu Mme Añez comme la nou­
velle présidente du pays.
Toute la journée, la tension était
palpable dans les rues de La Paz.
Elles étaient en partie bloquées,
les magasins fermés et les écoles
avaient suspendu les cours. La
ville tournait au ralenti, les habi­
tants s’étant retranchés chez eux
après des jours de violences qui
ont fait sept morts et au moins
383 blessés, selon un nouveau bi­
lan. A Cochabamba (centre), des
vidéos montraient la police aux
prises avec des partisans d’Evo
Morales et des manifestants mas­
qués appelant à la guerre civile.
Peu après l’annonce de la pro­
clamation de la nouvelle prési­
dente, des klaxons ont retenti
dans les quartiers résidentiels de

La Paz, mais la capitale est restée
calme. Quelques rares personnes
sont sorties, drapeau bolivien à la
main, comme Sheyra et son amie
Valeria, toutes deux étudiantes :
« Nous avons voulu un peu fêter ça
car la nouvelle présidente par inté­
rim est ce dont le pays avait besoin
pour stabiliser la situation et dé­
montrer qu’il n’y a pas eu de coup
d’Etat. Añez va nous emmener vers
de nouvelles élections et j’espère
que tout va rentrer dans l’ordre. »
Les nouvelles élections doivent
être convoquées dans un délai de
quatre­vingt­dix jours.
Une quinzaine de pays de l’Orga­
nisation des Etats américains
(OEA), qui a tenu une réunion sur
la Bolivie mardi à Washington,
ont appelé à la tenue de nouvelles
élections et à la fin des violences.
Mais la réunion a souligné les dis­
sensions existantes au sein de
l’organisation. Le secrétaire géné­
ral de l’OEA, Luis Almagro, a sou­
tenu qu’il y avait bien eu « un coup
d’Etat en Bolivie », mais qu’il « s’est
produit le 20 octobre, quand une
fraude électorale a été commise
avec pour conséquence la victoire
de l’ex­président Evo Morales au
premier tour ». « Nous nous de­
mandons quelles sont vos priori­
tés », lui a rétorqué l’ambassadrice
du Mexique devant l’OEA, Luz
Elena Bolaños, qui a reproché à M.
Almagro d’avoir gardé le silence
sur les violences qui ont eu lieu
pendant le week­end en Bolivie.
amanda chaparro

Les socialistes
refusent toute
négociation
avec les
indépendantistes
catalans

Une « marée haute »


historique menace


Venise et son patrimoine


Un septuagénaire est mort électrocuté par
un court­circuit causé par la montée des eaux

rome ­ correspondant

D


ans la soirée de mardi
12 novembre, Venise a
connu la pire « acqua
alta » (« marée haute ») de son his­
toire depuis la terrible « acqua
granda » du 4 novembre 1966, qui
avait causé à la ville nombre de
dommages irréparables. La dé­
crue a commencé à 23 heures et
une autre montée des eaux est
annoncée pour mercredi matin
avec un nouveau pic à 10 h 30, qui
devrait être moins important.
Avec un niveau de 187 cm au
point d’observation de Punta
Salute, à l’entrée du Grand Canal
(194 cm en 1966), c’est l’ensemble
de la ville qui s’est trouvé sub­
mergé. A 21 h 40, la compagnie de
transports ACTV a cessé toutes
ses liaisons, hormis celles reliant
le centre de Venise à l’île de la
Giudecca et aux autres îles de la
lagune. Les premières alertes
« acqua alta » se déclenchent
quand la lagune atteint la cote de
110 cm, et toute crue supérieure à
140 cm est jugée exceptionnelle.
Dans la soirée, la préfecture a an­
noncé que tous les établissements
scolaires seraient fermés mer­
credi. Plus tard, les autorités ont si­
gnalé qu’un homme de 78 ans
était mort sur l’île de Pellestrina,
une étroite langue de terre entre la
lagune et l’Adriatique, électrocuté
par un court­circuit causé par la
montée des eaux. Il est trop tôt
pour connaître l’ampleur des
dommages matériels, mais, à voir
les vidéos postées sur les réseaux
sociaux ainsi que les témoignages
recueillis dans la nuit, ceux­ci s’an­
noncent considérables.

Chantier au point mort
Autant que le niveau exceptionnel
de la crue, la donnée la plus impor­
tante, dans les prochaines heures,
sera la durée de l’épisode, qui
pourrait avoir de terribles consé­
quences sur le patrimoine artisti­
que vénitien. L’inquiétude est par­
ticulièrement forte concernant la
basilique Saint­Marc, point le plus
bas de la ville. Au plus fort de la
crue, la crypte de l’ancienne cha­
pelle des doges était sous plus
d’un mètre d’eau. Les dommages
pourraient y être irréparables.
En 2018, après un épisode spec­
taculaire (159 cm) mais nettement
moins extrême que celui de
mardi, les experts de la surinten­
dance aux biens culturels avaient
estimé que la basilique avait

« vieilli de vingt ans » en quelques
heures. Dans la nuit, le ministre
des biens culturels, Dario Frances­
chini, a annoncé que des inspec­
teurs allaient se rendre sur place
dans les plus brefs délais. « Nous
sommes en train d’affronter une
marée plus qu’exceptionnelle. Tout
le monde est mobilisé pour gérer
l’urgence », a tweeté le maire de
Venise, Luigi Brugnaro, avant de
qualifier « acqua alta » de mardi
soir de « désastre » pour la ville.
Depuis plusieurs jours, les servi­
ces météorologiques annon­
çaient un risque d’« acqua alta »
exceptionnelle, accentuée par de
fortes pluies, mais ce n’est que
dans le courant de la journée de
mardi que le phénomène a pris
des proportions exceptionnelles.
En cause, la persistance d’un fort
sirocco qui empêche l’eau de la la­
gune de se déverser dans la mer.
Les prévisions pour les prochains
jours sont tout sauf encouragean­
tes, et de forts coups de vent sont
annoncés pour la fin de semaine.
Phénomène fréquent dans la la­
gune d’octobre à mai, l’« acqua
alta » est identifiée, depuis 1966,
comme la principale menace pe­
sant sur Venise, particulièrement
vulnérable à la montée des eaux.
Mais le gigantesque chantier de
digues flottantes censées mettre
la ville à l’abri des crues (projet
« MOSE »), imaginé dans les an­
nées 1970, semble au point mort.
La fin des travaux est annoncée –
au mieux – pour 2022, et à Venise
nul ne se risquerait à assurer que
le chantier ira à son terme.
Dans un texte publié dans la
nuit, l’écrivain vénitien Roberto
Ferrucci laisse percevoir sa colère :
« Ce soir, comme toujours, certains
ont invoqué le MOSE, le chantier
pharaonique qui aurait dû sauver
Venise de cette calamité. Mais il
vaut mieux ne pas en parler, pour le
respect et la douleur que j’éprouve
cette nuit, en voyant ma ville dé­
vastée, sans cesse plus fragile, sans
défense, livrée à elle­même. »
jérôme gautheret

A F G H A N I S TA N
Au moins sept morts
dans un attentat
à Kaboul
Au moins sept personnes
ont été tuées et sept blessées
par l’explosion à Kaboul le
13 novembre d’une voiture
piégée près du ministère de
l’intérieur. L’attentat, sur­
venu en pleine heure de
pointe, n’a pas été revendi­

qué dans l’immédiat. Il inter­
vient alors que le président
afghan, Ashraf Ghani, a an­
noncé, mardi, la libération de
trois prisonniers talibans de
haut rang, dont Anas Haq­
qani, fils du fondateur du ré­
seau Jalaluddin Haqqani, en
un apparent échange avec
deux professeurs étrangers
retenus en otage par les in­
surgés depuis 2016. – (AFP.)

Basilique
Saint-Marc

Basilique
Saint-Marc

Pont des SoupirsPont des Soupirs

Gare Santa LuciaGare Santa Lucia

Punta SalutePunta Salute

1 km Infographie Le Monde

Lagune
de Venise

Ca

na

l

Zone inondée en cas de marée de plus de 120 cm
Venise

Venise

ITALIE

L’inquiétude est
particulièrement
forte concernant
la basilique
Saint-Marc, point
le plus bas
de la ville
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