Le Monde - 14.11.2019

(Tina Meador) #1

8 |france JEUDI 14 NOVEMBRE 2019


0123


Crise dans


les hôpitaux :


les soignants en


colère dans la rue


Le gouvernement va présenter un nouveau


plan d’ici à la fin du mois de novembre


G


grande manifes­
tation à Paris,
opérations non
urgentes dépro­
grammées, cours
reportés dans les
facultés de médecine... La journée
de mobilisation des personnels
paramédicaux, médecins, inter­
nes et étudiants en médecine,
jeudi 14 novembre, pour « sauver
l’hôpital public » pourrait être
d’une ampleur inédite depuis une
dizaine d’années. Parmi les reven­
dications des manifestants : une
augmentation immédiate de
300 euros net mensuels de tous
les salaires, l’arrêt des fermetures
de lits d’hospitalisation et l’aban­
don de la tarification majoritaire à
l’activité.
Si cette journée de mobilisation
fédère autant d’acteurs du monde
hospitalier, réunissant aussi bien
des syndicats de médecins que la
Conférence des doyens de facultés
de médecine, c’est parce que le
malaise qui couvait depuis des an­
nées à l’hôpital public a pris ces
derniers mois une ampleur nou­
velle. En de nombreux endroits
du territoire, le système craque.
Une ville comme Mulhouse se
retrouve sous la menace d’une
fermeture de ses urgences faute
de médecins en nombre suffi­
sant. La maternité de Tourcoing
est contrainte de suspendre les
accouchements, faute d’obstétri­
ciens. Plus de 900 lits sur 20 000
sont fermés dans les 39 établisse­
ments franciliens de l’Assistance

publique­Hôpitaux de Paris
(AP­HP), le « navire amiral » de
l’hôpital public, parce que plus de
500 postes d’infirmiers sont va­
cants faute de candidats.
« Il y a trois ans, c’était un pro­
blème moral que les infirmières
aient une telle charge de travail et
une rémunération aussi modeste
comparée aux autres pays euro­
péens, mais ça n’avait pas de réper­
cussion directe sur le fonctionne­
ment de l’hôpital. Si ça se trans­
forme en crise aujourd’hui, c’est
parce qu’on a des difficultés à re­
cruter et à faire tourner les servi­
ces », explique Martin Hirsch, le
directeur général de l’AP­HP.
Cette perte d’attractivité ne se li­
mite pas à l’Ile­de­France. La qua­
si­totalité des établissements de
soins publics (97 %) rencontre des
difficultés de recrutement, selon
une enquête menée cet été par la
Fédération hospitalière de France
(FHF), la structure qui représente
les hôpitaux publics. « Il y a de
vraies tensions avec des postes
qu’on n’arrive pas à pourvoir », as­
sure Frédéric Valletoux, le prési­
dent de la FHF, qui dénonce un
« sous­financement organisé de
l’hôpital ».
Chez les acteurs du monde hos­
pitalier, on cherche à alerter l’opi­
nion et les pouvoirs publics sur la
gravité de la crise. « Ce système
s’écroule et nous ne sommes plus
en mesure d’assurer nos missions
dans de bonnes conditions de qua­
lité et de sécurité des soins », pré­
viennent, mercredi 13 novembre,

dans une tribune publiée dans Le
Monde, 70 des 77 directeurs médi­
caux des départements médico­
universitaires de l’AP­HP. « La si­
tuation est critique », alertait il y a
un mois Noël Garabedian, le pré­
sident de la commission médicale
d’établissement de l’AP­HP, le par­
lement des médecins du groupe
hospitalier.

« Mesures d’urgence »
Depuis le mois de juin, la ministre
de la santé, Agnès Buzyn, a déjà
annoncé deux plans en faveur des
urgences, en réponse au mouve­
ment de grève démarré en mars et
qui touche désormais plus de
260 services. Mais, à Matignon
comme à l’Elysée, on reconnaît
que ces mesures n’ont pas suffi à
calmer la colère des personnels
soignants. « Il y a beaucoup d’en­
droits où ça craque parce que rien
n’a été fait ces dernières années et

l’hôpital en fait partie, concède un
proche du premier ministre,
Edouard Philippe. On essaie d’y ré­
pondre par des réformes de long
terme, mais on se rend compte que
cela ne suffit pas et qu’il y a besoin
de mesures d’urgence. »
Après avoir accordé en septem­
bre aux urgences une rallonge de
750 millions d’euros sur trois ans,
financée par des redéploiements
de crédits, l’exécutif se dit
aujourd’hui prêt à des conces­
sions plus importantes, pour
éteindre une bonne fois pour tou­
tes la contestation. « Les arbitra­
ges sont en cours mais l’objectif est
d’avoir des annonces fortes », ex­
plique­t­on à Matignon. Un nou­
veau plan « global » pour l’hôpital
est désormais attendu d’ici à la fin
du mois.
Mardi après­midi au Sénat, lors
du début de l’examen du projet de
budget 2020 de la Sécurité sociale,

Agnès Buzyn a annoncé que des
« discussions » étaient « en cours »
sur le niveau de l’objectif national
de dépenses d’assurance­maladie,
dont l’augmentation avait été
fixée à 2,1 % pour l’hôpital
en 2020, lors de l’examen en pre­
mière lecture du texte à l’Assem­
blée nationale. « Ces discussions
sont lourdes de conséquences, elles
nécessitent des arbitrages diffici­
les », a fait valoir la ministre de­
vant des sénateurs mécontents de

débattre d’un texte sans connaître
le nouveau plan du gouverne­
ment. « La base, ce serait 1,5 mil­
liard en plus, pas de nouvelles éco­
nomies à l’hôpital et le plan urgen­
ces financé », plaide Anne Gervais,
porte­parole du Collectif inter­hô­
pitaux, à l’origine de la journée de
mobilisation du 14 novembre.
La piste d’une reprise de la dette
de 30 milliards d’euros des hôpi­
taux publics, évoquée le 10 no­
vembre par le Journal du diman­
che comme un remède à la crise,
« n’est pas une option envisagée
par Bercy », répète­t­on depuis
quelques jours au ministère de
l’économie et des finances. Et de
rappeler l’avertissement donné
par Bruno Le Maire, le 28 octobre
sur RTL : « L’état de nos finances pu­
bliques justifie que, si l’on dépense
de l’argent pour l’hôpital, nous
trouvions des économies en face. »
En coulisses, le ton est un peu dif­

MULHOUSE SE RETROUVE 


SOUS LA MENACE 


D’UNE  FERMETURE 


DE  SES  URGENCES, 


FAUTE  DE MÉDECINS 


EN  NOMBRE SUFFISANT


Manifestation
d’urgentistes,
à Paris,
le 26 septembre.
SAMEER AL-DOUMY/AFP

La tentation du départ des médecins du public


Il n’existe pas de chiffres sur le nombre de praticiens qui jettent l’éponge. Mais le phénomène semble prendre de l’ampleur


F


in décembre, Caroline
Maes, 41 ans, la chef du ser­
vice des urgences de Cha­
lon­sur­Saône (Saône­et­Loire),
quittera l’hôpital public où elle
exerce depuis près de douze ans.
Lassée d’être confrontée à des si­
tuations « de plus en plus souvent
intenables » aux urgences, particu­
lièrement « lorsque des personnes
âgées sont laissées vingt­quatre ou
quarante­huit heures sur des bran­
cards, dans un couloir », elle part
monter une structure de bien­être
et de soins « pour aider les gens à
reprendre en main leur santé ».
Aucun chiffre officiel ne vient at­
tester de l’ampleur d’un phéno­
mène largement ressenti en ce
moment au sein de l’hôpital pu­
blic : déçus par leurs conditions de
travail, n’y trouvant ni le sens ni
l’équilibre avec la vie privée qu’ils
espéraient, de plus en plus de pra­
ticiens – souvent quadragénaires –
quitteraient ou songeraient à quit­
ter l’hôpital public. « Beaucoup de
médecins sont désabusés et quit­
tent le navire parce qu’ils n’y croient

plus », constate Thierry Godeau, le
président de la conférence natio­
nale des présidents de commis­
sions médicales d’établissement.
Conséquence de ces départs : des
petits hôpitaux souffrent et ris­
quent de devoir fermer certains
services, non par manque d’acti­
vité mais par manque de prati­
ciens titulaires. « Beaucoup d’éta­
blissements sont au bord de la rup­
ture en termes d’offre de soins, et la
situation s’aggrave, il faut agir très
vite », estime M. Godeau. « Il y a des
situations locales mais il n’y a pas
de départs massifs qui mettent en
péril l’institution », nuance toute­
fois la Fédération hospitalière de
France, la structure qui représente
les hôpitaux publics.
Cette tentation du départ, qui
existait déjà dans les spécialités en
tension, comme chez les urgentis­
tes, où des centaines de postes ne
trouvent pas preneur, se mani­
feste dans d’autres services. « J’y
pense sérieusement, alors que ja­
mais, jamais, jamais je n’aurais en­
visagé cela ne serait­ce qu’il y a

deux ou trois ans », témoigne Na­
thalie Lerolle, praticienne hospita­
lière de 38 ans. Exerçant dans un
service de médecine interne de
l’hôpital Bicêtre (Assistance publi­
que Hôpitaux de Paris, AP­HP),
elle dit ressentir « de plus en plus
une grande frustration de ne plus
pouvoir prendre en charge chaque
patient avec le temps nécessaire ».

Système qui dysfonctionne
A l’origine de ce « blues » des mé­
decins, le sentiment de tenir à
bout de bras un système hospita­
lier à bout de souffle, fragilisé par
des années de restrictions budgé­
taires. Nathalie Lerolle décrit des
journées de travail « ultradenses et
intenses », qui la mettent en
« burn­out quasi permanent ». Elle
raconte le temps passé à « ba­
tailler » pour obtenir des rendez­
vous d’examens pour ses patients
ou à relancer les brancardiers pour
que les patients envoyés par les ur­
gences n’arrivent pas trois ou qua­
tre heures plus tard. Elle dénonce
également la « pression adminis­

trative de rentabilité », c’est­à­dire
« l’injonction de garder les patients
le moins longtemps possible alors
qu’on n’a pas assez de kinésithéra­
peutes pour aider à la reprise de la
marche des patients et pas assez
d’assistants sociaux pour préparer
les retours à domicile ».
D’autres considérations vien­
nent se mêler à cette exaspération
d’un système qui dysfonctionne.
Dans certaines spécialités, l’hôpi­
tal public ne parvient pas à rivali­
ser avec le privé en termes de sa­
laire. « Garder à l’hôpital public
pour 4 500 euros mensuels des chi­
rurgiens de niveau international
devient difficile alors que le double
leur est proposé dans le privé non
lucratif et cinq fois plus dans le
privé. Comment voulez­vous qu’ils
résistent? », demande Marc Olivier
Bitker, chef de service en uro­
néphrologie à la Pitié­Salpêtrière.
Au­delà de l’incapacité du public
à rivaliser financièrement avec le
privé, Marc Olivier Bitker s’inter­
roge sur l’« engagement » des nou­
velles générations de médecins.

« Ils ne veulent plus être profes­
seurs, soupire­t­il. Quand nous
étions plus jeunes, nous étions si
fiers d’être des Hôpitaux de Paris...
On en tirait une fierté qui nous gon­
flait d’orgueil et nous faisait tout
avaler. On était payé par le prestige
de l’exercice en milieu universitaire.
J’étais cent vingt heures par se­
maine sur mon lieu de travail, mais
on était tellement content... Jamais
on n’a compté nos heures. »
Confessant porter un regard
« pessimiste et un peu amer » sur sa
situation, Armand (le prénom a
été modifié à sa demande), 40 ans,
maître de conférences des univer­
sités et praticien hospitaliers dans
un prestigieux hôpital de l’AP­HP,
assure que sa décision est prise.
Qu’il obtienne ou non son titre de
professeur des universités, il quit­
tera prochainement l’hôpital pu­
blic pour le privé ou le privé non
lucratif. « Dans le public, on fait
tout à l’arrache, en surrégime, c’est
épuisant. Il y a un moment où ça
suffit, lance­t­il. Je pars parce que je
suis en train de sacrifier ma vie de

famille, je suis de garde un samedi
sur deux, et je ne m’amuse pas dans
mon travail. »
Dans une tribune titrée « Pour­
quoi les internes ne défendent pas
plus l’hôpital public? » publiée le
7 novembre sur le site du syndicat
Jeunes Médecins, le chirurgien
Eric Vibert constate l’existence
d’une fracture générationnelle.
« En 2020, écrit­il, nos jeunes collè­
gues ne veulent plus travailler qua­
torze heures par jour, être “malme­
nés” au staff, insultés au bloc opé­
ratoire ou se retrouver deuxième
auteur sur un papier dont ils ont
écrit la première mouture. »
Estimant que l’hôpital, et sur­
tout le milieu « hospitalo­universi­
taire », est « un vieux monde plein
de nostalgie qui regrette son rayon­
nement d’antan », il constate que
les jeunes médecins « sont moins
attachés à l’hôpital car le modèle et
ceux qui y travaillent ne les font
plus rêver » et appelle à « réinventer
le CHU, son organisation hiérarchi­
que et son état d’esprit ».
fr. b.

H Ô P I T A L P U B L I C

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