Libération - 05.11.2019

(avery) #1

monde


Par Pierre Alonso
et Hala Kodmani

Dans le centre de Beyrouth, mardi dernier. Photo Stéphane Lagoutte. Myop

Quels points communs
avec le Liban?
De Bagdad à Beyrouth, les foules de manifes-
tants, jeunes, pacifiques, parfois festifs et sou-
vent créatifs dans leur colère se ressemblent,
et pas qu’en apparence. Concomitante depuis
deux semaines, la mobilisation des Libanais
et des Irakiens a été déclenchée par des fac-
teurs socio-économiques. Dans les deux cas,
le mouvement a rapidement évolué vers une
remise en cause fondamentale des systèmes
de gouvernement en place. Car les deux pays
partagent une mauvaise gouvernance, malgré
les grandes différences entre l’Irak de 40 mil-
lions d’habitants et 440 000 km^2 et le Liban
de 5 millions d’habitants et 10 000 km^2 , mais
aussi d’histoire et de niveau de richesse.
La corruption des dirigeants résultant de dé-
faillances structurelles de l’Etat incapable
d’assurer les services publics de base, tels la
fourniture d’eau, d’électricité ou le ramassage
des ordures ont été des facteurs décisifs dans
l’ampleur de la mobilisation populaire. La ré-
volte s’est focalisée contre des gouvernants in-
compétents qui doivent leur place à leur ap-
partenance communautaire. Historique au
Liban depuis l’indépendance du pays en 1943,
la répartition des sièges parlementaires et
gouvernementaux sur une base confession-
nelle a été mise en place en Irak depuis le ren-
versement du régime de Saddam Hussein
en 2003. La «révolution» revendiquée au-
jourd’hui par les jeunes Libanais vise un sys-
tème communautariste, également vilipendé
par les Irakiens. «Peu importe que le gouver-
nant soit musulman ou mécréant, le rôle de
l’Etat est d’assurer une vie décente et non de
nous ouvrir les portes du paradis», pouvait-on
lire sur la pancarte brandie par un manifes-
tant à Bagdad il y a quelques jours. L’autre
point commun entre les manifestations en

L


a révolte ne cesse de grandir en Irak de-
puis début octobre malgré une répres-
sion sanglante. La dénonciation de la
corruption par la jeunesse évolue de plus en
plus vers une remise en cause profonde du
système politique et communautaire dans le
pays comme de l’influence de l’Iran.

Pourquoi la contestation
prend-elle de l’ampleur en Irak?
Appel à la grève générale, blocage de tous les
accès menant au centre de Bagdad, le mouve-
ment de contestation est entré dans une nou-
velle phase d’escalade depuis dimanche, pre-
mier jour de la semaine en Irak. Des
contestataires toujours plus nombreux occu-
pent la grande place Tahrir dans la capitale,
tandis que les manifestations s’étendent dans
plusieurs villes du sud du pays, y compris la
nuit malgré le couvre-feu décrété par les auto-
rités. Dans le même temps, collégiens et lycé-
ens font des sit-in dans leurs écoles. L’Union
nationale des enseignants poursuit son mou-
vement de grève entamé la semaine dernière.
A leur tour, les syndicats d’ingénieurs, de mé-
decins et d’avocats ont déclaré la grève, paraly-
sant l’activité. Tous ont rejoint la contestation
qui appelle à la désobéissance civile pour ré-
clamer un «changement de régime» global dans
le pays miné par la corruption et les services
publics défaillants. Loin de dissuader les ma-
nifestants, la répression violente par les forces
de sécurité n’a fait que nourrir la colère. Huit
personnes ont été tuées depuis dimanche dans
des confrontations avec la police à Bagdad et
après l’incendie du consulat d’Iran à Kerbala,
ville sainte emblématique pour les chiites,
portant à 265 le nombre de morts depuis le dé-
clenchement du soulèvement début octobre.
Lors de cette première vague de contestation,
les tirs à balle réelle par les forces de l’ordre
avaient tué plus de 150 manifestants en quatre
jours. Et si pour la relance du mouvement
le 25 octobre, ce sont essentiellement des gre-
nades lacrymogènes qui ont été utilisées, elles
sont dix fois plus lourdes que celles employées
ailleurs dans le monde. Elles peuvent fendre
des crânes et briser des os, selon Amnesty In-
ternational. Une centaine de morts sont tom-
bés sous les tirs depuis une semaine.

A Bagdad, où huit personnes sont mortes dimanche dans


des affrontements avec la police, et à Beyrouth, les manifestants


contre la corruption remettent en cause l’influence de Téhéran.


Face à l’ampleur de la contestation, le Guide suprême de la


République islamique a dû prendre la parole la semaine dernière.


La réponse inadaptée du gouvernement a
également contribué à renforcer la mobilisa-
tion. Une série de mesures sociales et des
élections anticipées avaient été annoncées
au lendemain des manifestations de début
octobre. Mais les réformes prévues, notam-
ment du système d’embauche dans la fonc-
tion publique et des retraites, étaient loin de

répondre au ras-le-bol des Irakiens face au
«gouvernement des voleurs», selon l’un des
principaux mots d’ordre du mouvement.
L’appel du Premier ministre irakien diman-
che soir à un «retour à la vie normale» en con-
sidérant que de «nombreuses revendications
avaient été satisfaites» a peu de chances
d’être entendu.

IRAK-LIBAN

La rue défie l’Iran

12 u Libération Mardi 5 Novembre 2019

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