Libération - 05.11.2019

(avery) #1

Libération Mardi 5 Novembre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 9


­prévalaient à la mairie : il était en-
core habité en novembre dernier. Il
a été évacué dare-dare, juste après
la rue d’Aubagne.
«Jusque-là, les services municipaux
recevaient chaque année entre 2 000
à 2 500 signalements d’immeubles
posant problème. Il existait même
un fichier relativement fiable qui
­recensait les bâtiments indignes.
Mais les services ne prenaient qu’une
­dizaine d’arrêtés d’insalubrité par
an», témoigne Emmanuel Patris,
ancien cadre de la Soleam, la so-
ciété d’aménagement de la ville de
Marseille. La catastrophe du 5 no-
vembre a changé les choses.
Sur les 359 immeubles évacués à
­titre préventif depuis un an, 173 bâ-
timents ont été jugés aptes à être
­réintégrés par leurs habitants après
expertise, y compris d’invraisem-
blables taudis, au motif qu’ils ne
menaçaient pas de s’écrouler. En
­revanche, 186 immeubles sont in-
habitables en l’état car présentant
un danger imminent. Depuis, ils
sont vides. Comme 68 autres im-
meubles indignes, acquis au coup
par coup par la ville depuis le début


I


l fait chaud, cette nuit du
21 août, Nicolas B. dort paisi-
blement volets et fenêtres ou-
verts au quatrième étage de son
immeuble du 77, rue de Rome,
dans le centre-ville de Marseille.
A 4 heures du matin, un bruit le
réveille. Surprise : un homme se
tient au pied de son lit et le me-
nace à l’arme blanche. Le voleur
a déjà fouillé le salon et embarqué
ordinateur et appareil photo,
il veut désormais son smart-
phone. Terrorisé, le locataire le lui
donne. Le cambrioleur s’enfuit
alors par le balcon qui rejoint en
enfilade celui de l’immeuble

cipitation et les délogés n’ont pu
emporter avec eux que le strict
minimum, laissant des apparte-
ments vacants et pleins. Une au-
baine pour les squatteurs mais
aussi pour les cambrioleurs.
«A partir du moment où l’immeu-
ble est cadenassé par les services
de la mairie, ce sont eux qui ont la
responsabilité de ce qu’il s’y passe
et la charge de sécuriser les lieux»,
se justifie le responsable du syn-
dic de copropriété du 75, rue
de Rome, tout en précisant que
la police est déjà intervenue
à douze reprises pour évacuer les
squatteurs.

3 m^3 par famille
«Ils ont tout pris, nos deux télévi-
seurs, l’électroménager... Ils ont
cassé tous nos meubles», s’émeut
Abderrazak Bennis, 82 ans.
­Depuis le 15 novembre, lui et son
épouse ont été délogés de leur ap-
partement aux murs lézardés
rue Jean-Roque. Pour lui, ce cam-
briolage est plus qu’un vol, c’est
une intrusion dans ce qui lui
­restait de souvenirs. Un trau­-
matisme qui s’ajoute à celui
d’avoir dû quitter à la hâte ce lieu
où sa famille a passé vingt ans et
qu’il ne réintégrera peut-être ja-
mais. Abderrazak Bennis a dé-
posé plainte ­contre X. «A part
ça, on ne peut rien faire. Tout
est parti. Aujourd’hui, c’est
comme si on était morts, des
morts-vivants», se désole-t-il.
Irina, évacuée de la rue Saint-
Pierre en novembre, ironise :
«Tout a été retourné mais on ne
m’a rien volé, parce que je n’ai rien
de toute façon !» Mais elle reste in-
quiète : sa porte d’entrée a été
fracturée il y a deux mois, son ap-
partement est ouvert ­depuis.
Selon le Collectif du 5 Novembre,
la police aurait refusé d’enregis-
trer les plaintes de certains délo-
gés cambriolés au prétexte qu’elle
ne serait pas autorisée à pénétrer
dans un immeuble sous arrêté de
péril. Mairie et préfecture de po-
lice se renvoient la balle et per-
sonne ne souhaite clairement
s’exprimer sur l’ampleur du phé-
nomène et les responsabilités
à assumer. «C’est pour prévenir ce
genre de situations que l’on a in-
sisté pour que soit inscrite dans la
charte du relogement l’installa-
tion de portes et de panneaux
­anti-intrusions dans les immeu-
bles évacués et la mise à disposi-
tion de box, afin de protéger les af-
faires de délogés», explique Kevin
Vacher, militant du collectif.
A ce jour, rien de tout ça n’a été
mis en place. La mairie nous as-
sure rembourser sur demande et
sur facture les délogés qui choi-
sissent de louer un espace de
­stockage le temps de l’arrêté de
péril... dans la limite de 3m^3 par
famille! A peine de quoi conser-
ver quelques cartons. Mais sûre-
ment pas de quoi sauver les meu-
bles. L’arrêté de péril du 75, rue de
Rome a été levé fin octobre. Dans
quelques jours, les habitants réin-
tégreront leurs appartements, et
constateront que chez eux aussi,
il n’y a plus grand-chose à sauver.
S.R. (à Marseille)

­mitoyen et s’engouffre à l’inté-
rieur : le bâtiment voisin est
frappé d’un arrêté de péril grave
et imminent depuis fin janvier, il
est censé être vide, les habitants
ayant été évacués.

Dans la précipitation
Deux jours avant d’être visité,
­Nicolas B. avait bien remarqué de
la lumière au deuxième étage du
numéro 75, et pense alors que ses
voisins délogés ont enfin pu réin-
tégrer leur domicile. Mais l’im-
meuble est en fait squatté par une
quinzaine de personnes depuis
mai. Sur des photos de l’un des
appartements du 75 prises cet été,
c’est le chaos : la cuisine est jon-
chée de détritus, et dans la cham-
bre d’enfant, sens dessus dessous,
seule une parure de lit Mickey
rappelle la vie d’avant. L’ordina-
teur portable de Nicolas B. sera
retrouvé dans le salon, au milieu
d’autres objets volés.
Après les effondrements du 5 no-
vembre, les évacuations se sont
faites le plus souvent dans la pré-

Immeubles


évacués :


porte ouverte


à tous les vols


Des habitations sous
arrêté de péril sont
la proie des squatteurs
et des cambrioleurs.
Sans réelle solution
de la part de la mairie
ou la police, les délogés
craignent de tout
perdre.

«Il y avait un souci


de la municipalité


de ne pas déplaire


aux propriétaires-
bailleurs, qui

figurent parmi


ses électeurs.»
Patrick Lacoste urbaniste

des années 2000. La municipalité
les a laissé pourrir en l’état, sans
rien en faire, depuis des années,
a récemment révélé une enquête
conjointe de Marsactu, la Mar-
seillaise, Mediapart et le Ravi.
Pourquoi? Parce que «la municipa-
lité ­attendait que des opérateurs
­privés, des promoteurs, les repren-
nent», soufflent de nombreuses
sources. «Une stratégie délibérée
qui résulte d’un projet politique de
fond mené depuis vingt-cinq ans par
Jean-Claude Gaudin et son équipe
municipale», pointe Patrick Lacoste,
urbaniste et cofondateur de l’asso-
ciation Un centre-ville pour tous.
«Ce projet politique, ­explique Em-
manuel Patris, consistait à gentrifier
les arrondissements du centre-ville
en faisant venir la classe moyenne
à coups d’opérations immobilières
privées.» Au détriment des ménages
modestes et pauvres qui y vivent.
«Une politique du logement destinée
à son électorat et qui, accessoire-
ment, comportait des aspects clien-
télistes : refiler du foncier aux co-
pains», indique une source très
informée dans les milieux du loge-
ment marseillais. C’est ainsi que
les marchands de sommeil ont pu
prospérer avec leurs taudis grâce
à une surprenante indulgence.

Stratégie
«Les arrêtés de péril, d’insalubrité
ou les injonctions de travaux étaient
pris au compte-gouttes», déplore
Florent Houdmon. «Il y avait
un souci de la municipalité de
ne pas déplaire aux propriétaires-
bailleurs, qui figurent parmi ses
électeurs», considère Patrick La-
coste. Tout cela en Suite page 10
Free download pdf