Les Echos - 05.11.2019

(Michael S) #1

LE
COMMENTAIRE


de Denis Ferrand


Pourquoi les cycles de croissance sont moins prononcés


qu’auparavant


A


mesure que se prolonge la
phase de croissance que
connaît l’économie mon-
diale et malgré les craintes d’une
prochaine récession, la tentation de
prononcer l’acte de décès du cycle
économique se renforce. Celui-ci, en
tant qu’e nchaînement de phases
d’expansion et de ralentissement de
l’activité n’a toutefois pas disparu. Il
est avant tout beaucoup plus amorti
que par le passé. Une observation
simple pour s’en convaincre
consiste à mesurer la variance de la
croissance, c’est-à-dire la volatilité
de la croissance sur une période
donnée. Estimée sur une période de,
par exemple, cinq années glissantes,
la variance de la croissance est
aujourd’hui au plus bas depuis le
début des années 1950 aux Etats-
Unis comme en France, où les cycles
sont en règle générale moins mar-
qués. Trois principaux éléments

expliquent le caractère amorti des
cycles.
Le premier renvoie à l’évolution
de la structure des économies les
plus développées. Les cycles écono-
miques ont longtemps trouvé leur
origine dans le comportement de
stockage des entreprises industriel-
les qui, en induisant une modula-
tion du rythme d’activité, leur per-
mettait de faire face aux à-coups de
la demande. Le secteur industriel a
ainsi toujours été un amplificateur
des mouvements de la conjoncture
et il l’est encore. Mais, avec les bais-
ses tendancielles du poids de
l’industrie dans l’économie et de
celle du niveau de leurs stocks,
l’empreinte de ces mouvements sur
l’économie s’est amenuisée.
Le deuxième tient au poids pris
par les systèmes d’assurance sociale.
En lissant l’évolution des revenus
des ménages, ils permettent une

durant la période de 2008-2009.
Surtout, par sa réactivité en Europe
comme aux Etats-Unis, la politique
monétaire, dans toutes ses dimen-
sions, a fait les preuves de son effica-
cité en matière de réglage conjonc-
turel de l’é conomie.
Les mouvements conjoncturels
sont moins marqués mais, pour
autant, les risques r écessifs n’ont pas
disparu. Là où les retournements
d’activité procédaient de l’exercice
régulier de l’activité économique et
se nichaient au cœur des mouve-
ments de prix, ceux-ci sont désor-
mais avant tout dictés par la mani-
festation de chocs exogènes qui
peuvent alors induire une versatilité
démultipliée, à l’image de la violence
du choc subi en 2008-2009. Ces
chocs peuvent être nichés dans les
mouvements des cours pétroliers
ou associés aux disruptions nées des
tensions commerciales. Ils sont

aussi de plus en plus liés au renver-
sement de conventions qui se for-
ment sur les prix de certains actifs
(bulle Internet avant-hier, immobi-
lier résidentiel hier, valorisations
d’entreprises demain ?). Avec l’écra-
sement généralisé des rendements,
les actifs sont devenus le réceptacle
d’une inflation qui a déserté le mar-
ché des biens et services.
Longtemps dictés par des mou-
vements de nature fondamentale-
ment économique, les cycles trou-
vent désormais leur origine avant
tout dans la sphère financière. Les
banques centrales ne peuvent que
l’acter au moment de définir l’orien-
tation de leur politique monétaire
ainsi que cela a été le cas lors du
tournant adopté par la Fed à la fin
de 2018.

Denis Ferrand est directeur
général de Rexecode.

plus grande régularité de la
demande interne dont la sensibilité
aux évolutions de l’emploi s’est ainsi
amoindrie.

La troisième, enfin, tient au pilo-
tage du policy mix. Même si la crise
des dettes souveraines en zone euro
a pu conduire à une procyclicité
globale au début des années 2010,
les politiques budgétaires jouent
toujours dans l’ensemble un rôle
contracyclique puissant. Celui-ci ne
s’est jamais autant exprimé que

Les mouvements
conjoncturels
sont moins marqués
mais, pour autant,
les risques récessifs
n’ont pas disparu.

Epargne, année taux zéro


Raphaël Bloch
@Bloch_R,
et Edouard Lederer
@EdouardLederer

Au d ébut, tout cela é tait plutôt a gréa-
ble. En 2015, le bon docteur Draghi,
président de la BCE, a décidé d’admi-
nistrer à l’économie européenne u ne
cuillerée, puis la bouteille entière, de
sa potion. Pas une de ces potions
amères que l’on boit difficilement.
Mais une potion douce, une injec-
tion massive de liquidités ayant pour
effet de rendre l’argent quasi gratuit.
En quatre ans, les Français n’ont
senti que les effets positifs de cette
politique accommodante. Le prix du
crédit n’a jamais été aussi bas. Cette
situation historique a permis à des
centaines de milliers d’épargnants
de mieux se loger ou de rouler dans
un véhicule flambant neuf. Mais
depuis l e début de l ’année, l a potion a
changé de goût. La douceur a laissé
place à l’amertume.
Les banques prêtent bien sûr tou-
jours bon marché, mais dans le
même temps elles cherchent, tout
comme les assureurs, à sevrer les
épargnants : plus question que des
placements sans risques soient si
bien rémunérés. Or les banques
croulent sous des montagnes de
liquidités déposées sur les comptes
courants ou sur les fonds euros de
l’assurance-vie. Un boulet lourd à
traîner. Après l’ivresse du crédit,
vient le dégrisement de l’épargne.
Comment expliquer ce revirement?
Après avoir pensé que le temps de
l’argent gratuit finirait vers la fin de

2019, les banques ont commencé à
réviser leurs anticipations. En
témoignent, dès le début de 2019, les
révisions en cascade des objectifs
des banques. Et pour cause : ils
étaient devenus inatteignables.
Le coup de grâce est tombé en
septembre : comme cadeau de
départ, le docteur Draghi a injecté
une nouvelle dose de sa potion avec
la relance d e la p olitique non
conventionnelle de la Banque cen-
trale européenne (BCE). Il a ainsi
enterré tout espoir de remonter des
taux à horizon prévisible. Certains
n’hésitent plus à dire que ceux-ci res-
teront « lower forever », éternelle-
ment bas.
Si elles ne réagissent pas, les ban-
ques se savent confrontées à une
double impasse. D’un côté, se voir
condamnées à des années de reve-
nus faibles à cause de la masse de
crédits – bon marché – accordés ces
dernières années. De l’autre, devoir
rémunérer trop généreusement à
leur goût l’épargne des Français,
alors même qu’un placement sans
risque à l’image d’un emprunt d’Etat
à 10 ans, fournit un rendement néga-
tif. Dès lors, comment sortir des taux
faibles? Côté crédit, une banque
peut difficilement mettre le pied sur
le frein. Elles ont compensé ces der-
nières années l a faiblesse des taux de
crédit – qui tirent à la baisse leurs
revenus – par les volumes. Côté épar-
gne, en revanche, freiner reste possi-
ble. En mettant à contribution leurs
clients. En clair, rendre la rémunéra-
tion des placements sans risque
moins attractive.

Se lancer dans cette politique est
très délicat, sur les plans commer-
cial et politique. Raison pour
laquelle, depuis quelques mois, les
établissements n’avancent qu’à pas
comptés. La « pénalisation » de
l’épargne » a commencé par les
dépôts des très grandes entreprises.
C’est désormais le tour des Français
les plus riches. Certaines banques
privées taxent les dépôts de leur
client au-delà d’une certaine somme,
500.000, 200.000, 100.000 euros...
Elles espèrent ainsi les pousser à sor-
tir leur cash des coffres.
Un pas supplémentaire vient
d’être franchi avec l’instauration de
barrières à l’entrée sur certains
fonds euros. Avec des taux en terri-
toire négatif, rémunérer les fonds en
euros tout en assurant sa g arantie d u
capital devient une équation étouf-
fante pour les assureurs. Et le Livret
A dans tout ça? Même s’il paraît
intouchable, le « placement pré-
féré » des Français ne peut plus être
considéré comme totalement à
l’abri, si Bercy décidait d’en baisser la
rémunération.
Reste à savoir comment les épar-
gnants vont se comporter, une fois la
douceur envolée. Vont-ils enfin
« prendre plus de risques »? L’e njeu
est de taille a lors que p lus de
2.000 milliards d’euros (cash, assu-
rance-vie, livrets) encombrent les
établissements financiers.
De plus, prendre du risque n’est
pas forcément le bon conseil à don-
ner. Les placements jugés rémuné-
rateurs peuvent aussi donner des
sueurs froides aux investisseurs les

moins aguerris. L es marchés
actions, plutôt volatils, demandent
de rester investis longtemps.
Même si les professionnels de
l’épargne sortent les dents, ils ne
changeront rien à deux des plus
puissantes raisons d’épargner en
France : parvenir à se loger dans de
bonnes conditions, et préserver son
niveau de vie pour ses vieux jours. Si
les banques ou les compagnies
d’assurances veulent répondre de
façon plus « sophistiquée » à cette
demande de sécurité, il leur faudra
sortir d’une logique binaire, consis-
tant simplement à dénoncer la « fri-
losité » des épargnants.
Le gouvernement pousse dans ce
sens avec de nouveaux produits
d’assurance-vie o u d’épargne
retraite, censés trouver un juste
milieu entre rendement et sécurité.
Mais sans certitude sur leur succès.
Bien des produits d’épargne « révo-
lutionnaires » conçus i n vitro ont fini
au cimetière des bonnes idées.
Au-delà du « choc d’offre », les
Français attendent aussi d’être
conseillés dans leurs choix d’épar-
gne. Cette demande est simple sur le
papier. La réponse beaucoup moins.
Elle suppose de totalement réinven-
ter le rôle du conseiller bancaire, et
les modèles de rémunération. Les
banques ont commencé à s’attaquer
à ce chantier. Mais il est titanesque. A
l’image de celui qui attend Christine
Lagarde, nommée à la tête de la B CE.
Elle aura à gérer les effets secondai-
res du remède administré depuis


  1. A moins qu’elle ne décide d’en
    remettre une nouvelle dose.n


L’ANALYSE


DE LA RÉDACTION


Le temps de l’argent


gratuit a d’abord été


une aubaine pour les


consommateurs, en


facilitant le crédit.


Mais les épargnants


commencent à sentir


les effets dévastateurs


des taux bas sur leur


pécule. De quoi les


inciter à investir et à


prendre des risques?


Rien n’est moins sûr.


Kristelle Rodeia

pour « Les

Echos »

D


Les points à retenir



  • L’injection massive de
    liquidité sur les marchés en
    2015 puis en septembre
    dernier étouffe tout espoir
    d’une remontée des taux
    à court terme.

  • L’épargne des plus riches est
    déjà pénalisée depuis que
    certaines banques vont payer
    les comptes de dépôt. Même
    le Livret A n’e st plus aussi
    intouchable qu’il n’y paraît.

  • Le gouvernement propose
    de nouveaux produits
    d’assurance-vie et d’épargne
    retraite.

  • Une façon de pousser
    les épargnants à investir
    davantage et à prendre
    des risques mesurés.

  • Christine Lagarde aura
    à gérer les effets secondaires
    des remèdes appliqués en 2015
    et 2019... ou les réitérer?


10 // Mardi 5 novembre 2019 Les Echos


idées&débats

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