Les Echos - 05.11.2019

(Michael S) #1

12 // IDEES & DEBATS Mardi 5 novembre 2019 Les Echos


art&culture


Goncourt et Renaudot :


le ticket parfait


Attribué à Jean-Paul Dubois, le Goncourt 2019 récompense certes un très bon
roman mais aussi une œuvre ample et cohérente. Photo Alain Jocard/AFP

Thierry Gandillot
@thgandillot

La tempête Amélie s’est
arrêtée aux portes de chez
Drouant. Et elle n’a pas
cassé Dubois. Pour la troi-
sième fois, l’auteure de
« Stupeur e t tremble-
ments » échoue d’un fil : six
voix contre quatre. Cet
échec, relatif au vu des
superbes ventes de « Soif »,
confirme une intuition
qu’elle avait eue par le passé : « Le Goncourt,
il ne faut pas rêver, je ne l’aurai jamais, décla-
rait-elle en 2014. Je crois que c’est eux qui ont
renoncé à moi. »
Les jurés du Goncourt n’avaient pas
retenu « Une vie française » de Jean-Paul
Dubois en 2004, qui devait recevoir le prix
Femina. Cette fois, ils ont voté non seule-
ment pour un très bon roman, mais aussi
pour une œuvre ample et cohérente, écrite
dans la discrétion. Jean-Paul Dubois n’aime
pas les feux de la rampe, ni sortir de son
refuge toulousain où il nous avait reçus il y a
trois ans à l’o ccasion de la sortie de son pré-
cédent ouvrage, « La Succession ». « La litté-
rature t’offre le moyen de gagner ta vie le
moins douloureusement possible, nous
disait-il. Ce mode de vie me convient. Le truc,
c’est le rapport au temps. Je n’ai aucune pré-
tention sur ce que je fais, mais je le fais. Mon
seul orgueil, c’est d’être propriétaire de mon
temps. Si tu veux être libre pour vivre ta vie

comme t u l’entends, ê tre heu-
reux, a imer, il faut rogner sur
le travail e t sur l e sommeil. Ta
vie, tu ne sais pas combien de
temps elle va durer. T’es dans
le tas, ç a peut tomber sur t oi à
n’importe quel moment. Y a
pas de préavis. »
Cette morale existen-
tielle pourrait figurer dans
« Tous les hommes n’habi-
tent pas le monde de la
même façon » comme dans
chacun de ses romans. Les
personnages de Jean-Paul Dubois sont tou-
jours légèrement dépressifs, décalés, pleins
d’humour. Paul Hansen, le dernier en date,
ne fait pas exception à la règle. Gardien pré-
cieux et discret de la résidence Excelsior, à
Montréal, il a fini par craquer face à l’imbé-
cillité et la rapacité auxquelles il doit faire
face. Et se r etrouve à partager sa cellule avec
un membre des Hells Angels et une sara-
bande de rats. « Style parfait, acéré, ironique
et tendre », écrivions-nous à sa sortie en
août dernier. Verdict confirmé.
Forts d’une habitude récente, les jurés
Renaudot ont sorti de leur chapeau un
roman qui ne figurait pas sur leur ultime
liste. Ce ne fut pas toujours une décision heu-
reuse. Cette fois, oui : « La Panthère des nei-
ges » est un magnifique texte de Sylvain Tes-
son, l’écrivain voyageur qui découvre aux
confins du Tibet les charmes de l’attente, du
silence, en observant le carnaval des ani-
maux. On prendra son ticket sans hésiter.n

ROMAN FRANÇAIS
Tous les hommes
n’habitent pas
le monde de la même
façon
Jean-Paul Dubois, l’Olivier,
246 pages, 19 euros

RÉCIT
La Panthère
des neiges
Sylvain Tesson, Gallimard,
176 pages, 18 euros.

Une saison poétique


Frédérique Humblot
[email protected]

« Dans l’humidité et le froid,
sur un buisson mort en appa-
rence, il y a toujours une rose
éclose. Admirez sa couleur. »
Ainsi se clôt « Automne », le premier opus
d’un cycle de quatre volumes (tous à paraître
chez Grasset), de l’auteure anglaise Ali
Smith. Entre poésie, onirisme et rébellion, le
roman est une ode à l’anticonformisme et à
l’imagination dans une époque sinistre.
Fil rouge du roman, l’amitié qui s’est tissée
entre une petite fille, Elisabeth, et son voisin
âgé, Daniel Gluck. Entre eux est née une
complicité nourrie par la fantaisie du vieil
homme (« Personne ne parlait c omme D aniel.
Personne ne se taisait comme Daniel »), sa cul-
ture (« Il faut être toujours en train de lire ») et
sa jeunesse d’esprit. « Aucune personne vrai-
ment vieille ne se serait assise en tailleur
comme ça les bras autour de ses genoux. Les
personnes âgées se tenaient assises dans leur
salon, comme immobilisées par un coup de
pistolet incapacitant », constate Elisabeth
quand ils font connaissance.

Divisions et tiraillements
Quand s’ouvre le roman, Elisabeth a trente-
deux ans, est en contrat précaire et se rend
régulièrement à la maison de retraite, tou-
jours un livre à la main. Là, Monsieur Gluck,
devenu centenaire, gît dans un lit, d ormant l e
plus clair de son temps, rêvant de vies paral-

lèles en de longues séquen-
ces qui éclosent e t se
déploient comme des fleurs
aux ramifications infinies.
Plus grossière est la réa-
lité à laquelle Elisabeth doit
se colleter : celle d’une
société étouffée par les petits pouvoirs de
bureaucrates obtus, que ce soit pour faire
renouveler un passeport, aller chez le
médecin ou se p romener à la lisière d’un ter-
rain communal cerné d’une clôture électri-
fiée. Le pays, lui, n’est que divisions et
tiraillements depuis le référendum pro-
Brexit. « Partout dans le pays, le pays se divi-
sait, une clôture ici, un mur là, une ligne tirée
ici, une ligne qui traversait là, Une ligne qu’on
ne franchissait pas là, Une ligne qu’il valait
mieux ne pas franchir ici. »
Sauts dans le temps, digressions, échap-
pées dans l’imaginaire, Ali Smith s’autorise
toutes les fantaisies dans une prose poétique
et libre, admirablement traduite par Laetitia
Devaux. A l’instar de Pauline Boty, une
artiste des années 1960 connue pour l’inven-
tivité de ses collages – largement décrits d ans
le livre –, elle fait d’« Automne » un tableau
composite où transparaît la nostalgie d’une
époque moins corsetée. L’auteure résiste
toutefois vaillamment au pessimisme et le
revirement du personnage plutôt confor-
miste qu’est la mère d’Elisabeth en activiste
anti-clôtures énamourée insuffle à ce roman
très british une note finale de joie mali-
cieuse.n

ROMAN ÉCOSSAIS
Automne
d’Ali Smith
Traduit par Laetitia
Devaux. Editions Grasset,
240 pages, 18 euros.

LE POINT
DE VUE


de Bernard Cazeneuve,
Antoine Gaudemet
et Pierre Sellal


L’ Europe doit s’engager


dans la lutte


contre la corruption


P


armi ses priorités pour l’Europe,
la nouvelle présidente de la Com-
mission européenne a inscrit le
respect de l’Etat de droit et la défense des
valeurs européennes. Elle a également
formulé le vœu, partagé par le Conseil
européen dans son programme 2019-
2024, que l’Union européenne soit « gar-
dienne du multilatéralisme ». Alors que,
dans cette perspective, la lutte contre la
corruption devrait occuper une place
centrale sur l’agenda européen, elle ne
figure ni parmi les priorités affichées par
la nouvelle présidente de la Commis-
sion, ni dans les lettres de mission adres-
sées aux futurs commissaires, à la diffé-
rence de la lutte contre le blanchiment
des capitaux et le financement du terro-
risme. Pourtant, l’Union dispose depuis
le traité de Lisbonne d’une compétence
dans ce domaine, qui lui permettrait de
se doter d’une politique cohérente et
ambitieuse en matière de lutte contre la
corruption publique et privée.
Plusieurs raisons concourent à rendre
cette politique nécessaire. La lutte contre
la corruption est une condition de la con-
fiance des citoyens dans le bon fonction-
nement des institutions publiques et du
marché. Elle constitue une composante
de l’Etat de droit et de la démocratie,
menacés par la montée des populismes.
En outre, les disparités existant entre les
Etats membres de l’Union en matière de
répression et, plus encore, de prévention
de la corruption sont autant de distor-
sions de concurrence au sein du marché
unique. C es d isparités sont nettes : l’indice
de perception de la corruption mesuré
par Transparency International, qui varie


niveau européen ; défendre les intérêts
des entreprises européennes en rééquili-
brant la relation de l’Union avec les
Etats-Unis ; promouvoir les normes et
pratiques européennes de lutte contre la
corruption dans le monde.
Afin de réaliser une première étape
dans l’harmonisation des droits des
Etats membres, une directive leur impo-
serait de se conformer aux principes et
recommandations dégagés par l’OCDE
en matière de lutte contre la corruption,
mondialement reconnus. Une autre
directive imposerait aux Etats membres
de soumettre les entreprises de taille
significative à des obligations de préven-
tion de la corruption, tout en les laissant
libres de désigner l’autorité en charge de
sanctionner la violation de ces obliga-
tions. La loi Sapin 2, en droit français,
constitue une référence à cet égard. Au
même titre, des clauses subordonnant
l’accès des opérateurs économiques au
marché unique à des exigences de pro-
bité devraient être introduites dans les
actes de droit européen dérivé sectoriels.
Un tel programme d’action contri-
buera de manière décisive à l’affirmation
d’une Europe exemplaire, souveraine
sur le plan économique, et puissance
d’influence.

Bernard Cazeneuve, ancien Premier
ministre, est président du Club des
juristes et avocat au barreau de Paris,
Antoine Gaudemet est professeur à
l’université Panthéon-Assas et Pierre
Sellal, ambassadeur de France, est
senior counsel au sein du cabinet
August & Debouzy.

selon les Etats, en est un reflet ; seuls cinq
Etats membres imposent actuellement
des obligations de prévention et de détec-
tion de la corruption aux entreprises.
Dans ces conditions, la dimension de plus
en plus souvent transnationale des faits
de corruption est la source de conflits de
juridictions : les tribunaux de plusieurs
Etats sont compétents pour connaître des
mêmes faits, ce qui constitue une atteinte
supplémentaire au marché unique ainsi
qu’à la sécurité juridique des entreprises.

Cette situation est déjà lourde de consé-
quences. L’absence de politique euro-
péenne affirmée a contribué à favoriser
l’application extraterritoriale du droit
américain, du Foreign Corrupt Practices
Act en particulier, à l’égard des entrepri-
ses européennes.
Pour l’ensemble de ces raisons,
l’Union européenne doit se doter sans
attendre d’une politique globale et cohé-
rente de lutte contre la corruption pour-
suivant les objectifs suivants : garantir le
respect de l’Etat de droit et de la démo-
cratie ; instaurer un level playing field et
résoudre les conflits de juridictions au

Seuls cinq Etats
membres de l’Union
européenne imposent
des obligations
de prévention
et de détection
de la corruption
aux entreprises.

LE POINT
DE VUE


de Daniel Karyotis


Nos régions, une


réponse concrète à la


4


e
révolution industrielle

A


bien des égards, la 4e révolution
industrielle peut faire peur :
accélération de l’innovation,
accumulation des données, poussée de
l’automatisation, intelligence artifi-
cielle... Ce bouleversement va toucher le
monde entier simultanément, sur un
temps très court, et affectera tous les sec-
teurs économiques, tous les régimes
politiques, toutes les couches de nos
sociétés ou encore tous les âges de la vie.
Et pourtant, l’industrie 4.0 ne
m’inquiète pas, car pour moi une des
réponses pour affronter cet immense
défi, c’est la région! E n particulier Auver-
gne-Rhône-Alpes : première région
industrielle française et celle qui abrite le
plus d’ETI, d’où plus de 16.000 entrepri-
ses exportent à travers le monde entier.
Son PIB est, par exemple, supérieur à
celui de l’Irlande ou du Portugal!
C’est le fruit de l’histoire de ce territoire
pionnier de toutes les révolutions indus-
trielles depuis le XIXe siècle – de la séricul-
ture et des magnaneries à la high-tech.
C’est la résultante d’un état d’esprit fami-
lial et entrepreneurial que nous accom-
pagnons au quotidien. C’est enfin la con-
séquence d’un phénomène : la fin de la
ville-usine. Nos régions, en particulier
Auvergne-Rhône-Alpes, se construisent
désormais en réseau, avec des sites de
production multiples, spécialisés, con-
nectés, capables de faire ressortir les
atouts et les spécialisations locales.
L’industrialisation des vallées alpines, le
pôle lyonnais de la santé, la longue his-
toire de Grenoble dans l’intégration


plémentaire à faire pour franchir cette
marche supplémentaire?
Notre deuxième défi, c’est l’éducation
et la formation, enjeux majeurs face aux
dangers que fait peser l’automatisation
sur l’emploi. En 2020, il faudra 28 % de
data scientists de plus qu’en 2017. Où les
formerons-nous si ce n’est chez nous au
plus près des entreprises? Dans mon
secteur d’activité, la banque, la mutation
va s’accélérer : entre les néobanques, les
« quant funds » et les monnaies virtuel-
les, il faudra réallouer le temps disponi-
ble p our nous consacrer à ce qui fait réel-
lement la différence : la relation
personnelle, l’écoute, l’accompagne-
ment dans le long terme et les services à
vraie valeur ajoutée pour nos clients.
Ultime défi, et non des moindres :
cette révolution industrielle nous fait
basculer dans une « civilisation du ris-
que », qui favorise les spéculations, la
volatilité et les temps courts. Notre mis-
sion et notre responsabilité en tant que
banque régionale, puissante et auto-
nome, c’est de dépasser les visions court-
termistes. Ainsi ont été fondées les gran-
des banques au XIXe s iècle, pour
accompagner ces grandes mutations
industrielles. Nous avons désormais la
même responsabilité, pour que la révo-
lution industrie 4.0 apporte les mêmes
effets positifs à notre économie et à notre
société.

Daniel Karyotis est directeur général
de la Banque Populaire Auvergne-
Rhône-Alpes (BPAURA).

recherche-industrie, nous ouvrent de
nouveaux horizons, à condition d’aller à
l’étranger, d’y nouer d es partenariats avec
des régions comparables, c omme nous le
faisons depuis quinze ans avec la Chine.
Notre défi est donc là : rendre nos ter-
ritoires plus compétitifs, plus
accueillants, mieux intégrés. Pour cela,
nous avons besoin de projets communs
entre les PME et ETI, les acteurs finan-
ciers, les pouvoirs publics, les clusters
d’innovation pour engager des dynami-
ques locales – prenant exemple sur les
niveaux d’autonomie et de vitalité que

l’on trouve en Suisse, en Italie du Nord,
en Allemagne du Sud. Avec eux, nous
devons renforcer les passerelles trans-
frontalières pour construire ensemble
les équipements de réseau et de trans-
port. Comme eux, nous devons investir
dans l’intelligence collective, qui seule
permettra de prendre une longueur
d’avance dans une révolution indus-
trielle dont le cycle de vie pourrait être
très long. Aujourd’hui, l a France
dépense 2,25 % de son PIB pour la
recherche, quand l’Allemagne est au-
dessus de 3 %. N’y a-t-il pas un effort sup-

Nous devons prendre
exemple sur les niveaux
d’autonomie que
l’on trouve en Suisse,
en Italie du Nord ou
en Allemagne du Sud.
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