Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

12 |planète SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019


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Bombay redoute de disparaître sous les eaux


L’urbanisme de la métropole, très menacée par les conséquences du réchauffement, est contesté


bombay ­ correspondance

A


rjun est encore sous le
choc. Assis sur le bal­
con du bungalow que
sa famille occupe de­
puis un bon demi­siècle à Colaba,
dans le sud de Bombay, le septua­
génaire a lu dans les journaux que
sa ville allait disparaître sous les
eaux d’ici à 2050. La péninsule sur
laquelle s’entassent les 21 mil­
lions d’habitants de la capitale
économique de l’Inde ne formait
autrefois qu’un archipel de sept
îles qui furent reliées entre elles
par les Britanniques, au moyen de
remblais. Exécutés à un niveau
souvent inférieur à celui de la
mer, ces derniers forment d’im­
menses cuvettes dans lesquelles
le béton prospère.
Selon l’étude mondiale publiée
le 29 octobre par Nature Commu­
nications et signée de l’organisa­
tion scientifique américaine
Climate Central, plus des trois
quarts de l’agglomération de­
vraient être engloutis dans les
trente ans qui viennent. « C’est
comme si le réchauffement clima­
tique était en train de redonner ses
droits à la nature, les terrains ga­
gnés sur l’eau à la fin du XIXe siècle
et au début du XXe vont bientôt
être restitués à l’océan », mur­
mure le vieil homme, qui a requis
l’anonymat. Seules quelques col­
lines huppées du sud resteraient
émergées, ainsi que de lointaines
banlieues et l’immense forêt ur­
baine qui abrite des léopards,
dans le nord.

« Bombe à retardement »
Arjun contemple le parc qui
s’étend à ses pieds. Il est l’un des
rares à se souvenir que les banians
géants qui séparent aujourd’hui
sa maison de la mer ont poussé
sur une décharge. « Avant les an­
nées 1970, les vagues venaient lé­
cher la propriété qui était alors bor­
dée d’une mangrove, raconte­t­il.
Je pêchais à la ligne et je guettais
les paquebots qui passaient lente­
ment devant nos fenêtres. »
Il lui semble à peine croyable
que la mer balaie un jour prochain
toute cette végétation. Ou qu’il
puisse réentendre, de sa chambre,
le clapotis des marées, comme
dans son enfance. « J’ai très peur.
Pas pour moi, mais pour mes
petits­enfants, car je me demande
si Bombay existera encore
en 2050 », explique Arjun, qui
avoue néanmoins s’être étonné
de voir, depuis une petite dizaine

d’années, quand approche la
mousson, des vagues d’une di­
zaine de mètres de haut s’abattre
sur la Porte de l’Inde, le monu­
ment qui trône devant le célèbre
Taj Mahal Palace.
Lundi 4 novembre, deux asso­
ciations ont lancé une pétition en
ligne pour demander aux élus de
se mobiliser. Save Our Coast
(« Sauvons notre côte ») et Let In­
dia Breathe (« Laissons l’Inde res­
pirer ») estiment qu’il est urgent
de reconsidérer le développe­
ment de la ville, compte tenu des
résultats de l’étude de Climate
Central mais aussi des prévisions
pessimistes dévoilées, en septem­
bre, par le Groupe d’experts inter­
gouvernemental sur l’évolution
du climat (GIEC), mentionnant
une probabilité croissante de cy­
clones dans cette région du
monde.
Leurs responsables ont l’inten­
tion d’envoyer les signatures ré­
coltées auprès des habitants de
Bombay au premier ministre
Narendra Modi et au directeur de
la Corporation municipale du
Grand Mumbai (le nom officiel

de Bombay), Praveen Pardeshi.
Sollicité par Le Monde, celui­ci n’a
pas souhaité s’exprimer. Il y en a
bien quelques­uns que l’étude
laisse perplexes. « Ses auteurs ont
utilisé un modèle d’intelligence ar­
tificielle reposant notamment sur
la densité de population, la végé­
tation et la hauteur des bâtiments.
Or à Bombay, ces données ne sont
pas disponibles », a dénoncé, sur
Twitter, Raj Bhagat Palanichamy,
directeur du World Resources
Institute de Bangalore. Mais le
ton général est à l’inquiétude.

« La montée des eaux est une
bombe à retardement qui ne sera
neutralisée que si l’on maîtrise les
émissions de CO 2 et que si l’on
change drastiquement la pratique
de l’urbanisme, estime Anjal
Prakash, professeur à l’Institut de
l’énergie et des ressources (TERI)
de Hyderabad. La plupart des villes
indiennes n’ont aucun plan de dé­
veloppement, coupent les arbres et
déracinent les palétuviers de la
mangrove sans état d’âme. Les
données climatiques doivent abso­
lument être intégrées à tout nou­
veau projet, en respectant les espa­
ces naturels et en arrêtant de blo­
quer l’évacuation des eaux avec du
béton et du bitume. »
Fondateur du Conservation
Action Trust, une association de
Bombay qui lutte pour la préserva­
tion de la végétation, Debi Goenka
espère que le scénario noir de Cli­
mate Central va entraîner « une
prise de conscience des pouvoirs
publics ». Ce que cette étude mon­
tre, selon lui, c’est combien il était
« idiot » de construire Bombay sur
des polders. « L’échéance de 2050
est théorique et la montée des eaux

a déjà commencé. Bientôt, la mer
entrera dans les égouts et remon­
tera dans nos salles de bains »,
dit­il. Pour lui, il est « urgent » de
revoir « les projets iniques » de
grands travaux actuellement en
cours : la voie rapide côtière (Coas­
tal Road) qui doit longer le littoral
ouest sur 30 kilomètres au moyen
de tunnels et de viaducs mariti­
mes, le métro souterrain excavé
dans la nappe phréatique et en
plein cœur des terres inondables,
le nouvel aéroport dont les terras­
sements ont commencé au ras de
l’océan, la statue géante du guer­
rier hindou Shivaji, que les natio­
nalistes veulent dresser dans la
baie de Marine Drive...

Passivité des autorités
« A quoi bon construire tout ça?
Des millions de gens vont devoir
s’en aller alors que l’Inde s’est dotée
d’une loi littoral dès 1991 pour in­
terdire les constructions dans la
bande des 500 mètres à cause, di­
sait­on déjà à l’époque, de la mon­
tée du niveau de la mer », s’insurge
M.Goenka. Une colère partagée
par Cyrus Guzder, l’un des plus

anciens militants écologistes de la
ville, qui n’en revient pas que les
élus laissent encore les promo­
teurs construire des immeubles
de grande hauteur sans jamais
respecter les 20 % d’espace libre
obligatoires tout autour. « On con­
tinue de planter des jardins sur des
dalles, mais le terrain naturel, en
dessous, devient complètement
étanche », souligne­t­il.
Une aberration qui conduit les
quartiers les plus bas à croupir
sous un à deux mètres d’eau lors
des pluies diluviennes de la
mousson. A croire qu’ont été
oubliées les inondations terribles
de juillet 2005, qui avaient fait, ici,
plus d’un millier de morts.
Et il y a pire, selon M.Guzder :
« Les grands chantiers de Bombay
coûtent des milliards d’euros, mais
la municipalité prétend qu’elle n’a
pas assez d’argent, ni pour aug­
menter le diamètre du réseau
d’évacuation des eaux pluviales, ni
pour construire de nouvelles sta­
tions de pompage, alors qu’il n’en
coûterait que 7 milliards de rou­
pies [89 millions d’euros]. »
Indrashil Rao, vice­amiral à la
retraite, consacre son temps libre
à se battre pour la conversion en
espaces verts des centaines d’hec­
tares de bâtis laissés en friche par
les autorités portuaires : « Les élus
sont là pour cinq ans et se fichent
du réchauffement climatique.
Seuls une dizaine d’anciens hauts
fonctionnaires, conscients du dan­
ger, peuvent sauver Bombay. »
Le calendrier politique n’est pas
la seule raison de la passivité des
autorités. « Tout le monde s’en fi­
che parce que les plus exposés sont
les pauvres, qui vivent dans les zo­
nes marécageuses ou sur le litto­
ral, et qui n’ont même pas entendu
parler de la hausse du niveau des
mers », pointe Ajit Shenoy, mem­
bre actif du Mumbai Vikas Samiti,
un forum de citoyens intéressés
par le développement harmo­
nieux de leur ville dantesque. A
Bombay, un habitant sur deux ha­
bite un bidonville.
guillaume delacroix

Un onzième parc national créé entre Bourgogne et Champagne


Le troisième conseil de défense écologique a mis l’accent sur la protection de la biodiversité et de l’écosystème forestiers


L


e troisième conseil de dé­
fense écologique, qui s’est
tenu jeudi 7 novembre à
l’Elysée, a mis l’accent sur la pro­
tection de la biodiversité, en abor­
dant la lutte contre l’artificialisa­
tion des sols, la reconversion des
friches, la protection des espaces
naturels ou encore la valorisation
de la forêt. A l’instar des deux pre­
mières éditions, qui avaient
donné lieu à des décisions
comme, en mai, le blocage « en
l’état » du projet d’exploitation mi­
nière de la Montagne d’Or en
Guyane ou, en juillet, la mise en
place d’une « éco­contribution »
sur le transport aérien, cette troi­
sième édition a été marquée par
l’abandon du projet Europacity,
un méga centre commercial et de
loisir dans le triangle de Gonesse
(Val­d’Oise), au nord de Paris.
Annoncée par Emmanuel Ma­
cron, le 25 avril, à l’issue du grand
débat national, la structure inter­
ministérielle a pour mission de
définir les orientations du gouver­

nement en matière de transition
écologique, « et notamment de
lutte contre le changement climati­
que, de préservation de la biodiver­
sité et de protection des milieux et
ressources naturels ». L’objectif est
à la fois de répondre à l’urgence
environnementale et à une néces­
sité politique pour le gouverne­
ment, au vu des bons résultats en­
grangés par les écologistes lors des
dernières élections européennes.
C’est après une rencontre, le
6 mai, entre le chef de l’Etat et des
scientifiques de la Plateforme in­
tergouvernementale sur la biodi­
versité et les services écosystémi­
ques (IPBES), au lendemain de la
publication de leur rapport alar­
mant sur l’état de la biodiversité
mondiale, que cette question est
devenue centrale dans la politique
du gouvernement. Le premier
conseil de défense écologique du
23 mai avait été l’occasion d’an­
noncer la « création ou l’extension
de vingt réserves naturelles en
France d’ici à 2022 » ou la mise en

place d’un « Observatoire de l’artifi­
cialisation des sols en vue d’aller
vers le “zéro artificialisation” ».
Lors de cette nouvelle édition a
été annoncée la création du pre­
mier parc national des forêts. Ce
onzième parc sur le territoire
français, en gestation depuis plus
de dix ans, doit contribuer, expli­
que­t­on à l’Elysée, à « atteindre
l’objectif de 30 % d’aires marines et
terrestres protégées d’ici à 2022,
dont un tiers en pleine naturalité,
sous statut de protection forte ».

Hêtres, chênes, charmes...
Le décret de création du site, à
cheval sur la Bourgogne et la
Champagne et s’étendant sur les
départements de la Côte­d’Or et
de la Haute­Marne, est paru au
Journal officiel jeudi. « Cet espace
permettra de protéger durable­
ment un des écosystèmes fores­
tiers les plus emblématiques de no­
tre pays », a déclaré la ministre de
la Transition écologique, Elisa­
beth Borne, à l’issue du conseil de

défense. Composé de hêtres, de
chênes, des charmes ou encore de
trembles, avec une densité de
plus de quinze essences différen­
tes par hectare dans certains en­
droits, le parc s’étendra sur un pé­
rimètre maximal de près de
250 000 hectares, comprenant
une réserve intégrale de
3 100 hectares où la forêt sera lais­
sée en libre évolution. Les écolo­
gistes saluent cette création – la
première depuis celle du parc na­
tional des Calanques en 2012 –
mais regrettent l’autorisation de

nombreuses activités économi­
ques ou de loisirs dans son
« cœur » de 56 000 hectares.
Le conseil de défense s’est aussi
penché sur le sort des friches in­
dustrielles, commerciales et mili­
taires, dont le nombre est estimé à
environ 2 400. Le gouvernement a
retenu cinq projets de réhabilita­
tion dont trois sur des terrains mi­
litaires. Près de 300 hectares sur la
zone nord de la base aérienne de
Creil (Oise) vont être consacrés à
l’activité commerciale et à la pro­
duction d’électricité photovoltaï­
que. Un peu plus de 16 hectares
appartenant à une ancienne école
d’ingénieurs de l’armée, à Tou­
louse, serviront à la construction
de logements sociaux et d’une
cité étudiante. Et une partie de
l’ancienne base aérienne de Dra­
chenbronn (Bas­Rhin) pourrait
servir à un projet touristique. La
reconversion de deux friches in­
dustrielles, l’une à La Rochelle et
l’autre à Montreuil (Seine­Saint­
Denis), devrait permettre, respec­

tivement, la construction d’un
éco­quartier et la réalisation d’un
projet d’agriculture urbaine sur le
site des murs à pêches.
« Le choix de ces cinq projets va­
riés montre que, si on le décide,
qu’on identifie les leviers économi­
ques, peut­être aussi en travaillant
sur d’éventuelles simplifications
administratives, on peut organiser
ces reconversions », explique Em­
manuelle Wargon, secrétaire
d’Etat auprès de la ministre de la
transition écologique et solidaire.
Une plateforme, accessible à tous
au début 2020, devrait permettre
de recenser ces friches et de lister
les projets.
Une mission parlementaire sur
l’avenir de la forêt, confrontée au
changement climatique a aussi
été confiée à la députée du Nord
(LREM), Anne­Laure Cattelot. En­
fin, l’ancien préfet de Paris, Ber­
trand Munch, a été nommé nou­
veau directeur général de l’Office
national des forêts.
rémi barroux

Le gouvernement
a retenu cinq
projets
de réhabilitation
de friches, dont
trois sur des
terrains militaires

A Bombay, en juillet 2019, les vagues atteignaient les maisons bâties sur un front de mer. FRANCIS MASCARENHAS/REUTERS

« Tout le monde
s’en fiche parce
que les plus
exposés sont
les pauvres »
AJIT SHENOY
membre d’un forum citoyen

Bombay

Nouvelle
Bombay
(Navi Mumbai)

Mer
d’Arabie

Parc
national
Sanjay-
Gandhi

Bombay

5 km

Nouvel aéroport

Colaba

Zone menacée par
la montée des eaux
en 2050
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