Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

16 |économie & entreprise SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019


0123


Aux Etats­Unis,


les taux bas


font le bonheur


des riches


La valeur des 400 premières


fortunes a été multipliée


par 2,3 en dix ans


ANALYSE
new york ­ correspondant

S


ans doute anticonstitu­
tionnel, sans majorité
pour le voter et rappor­
tant beaucoup moins
qu’escompté : Larry Summers,
ancien secrétaire au Trésor de Bill
Clinton, n’a pas eu de mots assez
durs, le 17 octobre, au think tank
Peterson Institute de Washing­
ton, pour critiquer l’impôt sur la
fortune (ISF), produit importé de
France par les économistes Ga­
briel Zucman et Emmanuel Saez
et adopté par la candidate à l’in­
vestiture démocrate Elizabeth
Warren (2 % au­delà de 50 mil­
lions de dollars soit 45 millions
d’euros, 6 % au­delà de 1 milliard
de dollars). Pourtant, il y a ur­
gence, à regarder la fortune des
Forbes 400 (la liste des 400 plus
grosses fortunes américaines pu­
bliée par le magazine du même
nom), qui sont à l’Amérique ce
qu’étaient les « deux cents fa­
milles » accusées de contrôler la
France des années 1930.
Selon le compteur arrêté en sep­
tembre, la richesse des 400 a frôlé
les 3 000 milliards de dollars. Une
fortune multipliée par 2,3 en dix
ans, depuis le plus bas atteint,
en 2009, au cœur de la crise finan­
cière. La raison de leur richesse?
Donald Trump, bien sûr. C’est en
tout cas la théorie répandue : la
ploutocratie américaine a mis
l’un des siens au pouvoir (avec
3,1 milliards de dollars de fortune

estimée, le président des Etats­
Unis figure au 275e rang du classe­
ment), qui s’est empressé de ré­
duire leurs impôts. Les 400 ont un
taux d’imposition désormais
inférieur à celui des Américains,
accusent Zucman et Saez. Le re­
mède semble évident : l’impôt.
Le sujet mérite d’être creusé.
D’abord, l’ami des riches, c’est
Barack Obama. La fortune des
400 a certes crû de 23 % sous
Trump (depuis septembre 2016),
mais elle avait progressé de 53 %
sous Obama (89 % entre le creux
de 2009 et 2016). Et le faiseur de
riches, c’est la Réserve fédérale
(Fed) et sa politique de taux bas
menée depuis la récession. L’ar­
gent gratuit, c’est la fête de ceux
qui ont des biens : on l’oberve en
France, avec l’envolée de l’immo­
bilier ; on le voit à Wall Street, qui
bat record sur record. En dix ans,
l’indice Standard & Poors a été
multiplié par 2,8 et la richesse des
milliardaires a suivi.

Pas d’impact sur les inégalités
Dans le détail, l’envolée des ac­
tions s’explique par celle des pro­
fits des entreprises, qui ont doublé
en dix ans (notamment grâce à la
cartellisation de l’économie) et par
la baisse des taux. Ce second
facteur peut apparaître mineur,
les titres en Bourse s’achètent
aujourd’hui 23 fois les bénéfices
attendus des entreprises, un prix
relativement stable par rapport à
l’année 2010 et bien inférieur à
1999 (33 fois les résultats), en

pleine bulle Internet. Cette analyse
est trompeuse : la baisse des taux a
aussi réduit le fardeau financier
des entreprises, qui ont pu s’en­
detter à un coût quasi nul pour ra­
cheter leurs propres actions et
faire monter leur cours de Bourse
(1 000 milliards de dollars en 2018,
un chiffre record, stimulé par les li­
quidités dégagées par la réforme
fiscale de Trump, sans doute
750 milliards de dollars en 2019).
ISF, imposition accrue, l’outil fis­
cal sera sans doute indispensable,
mais il existe un remède plus ra­
pide et efficace pour doucher les
milliardaires et réduire les inégali­
tés : une hausse des taux. La Fed
était sur cette voie jusqu’en dé­
cembre 2018, normalisant enfin sa
politique monétaire. Le problème :
nul n’en veut, car tous profitent du
système, dopé à l’argent facile, à
commencer par les 55 millions
d’Américains dont la retraite est in­

vestie en actions dans les fonds de
pension 401 (k). Selon la société de
gestion d’actifs Fidelity, la valeur
moyenne de ces derniers a plus
que doublé en dix ans, pour attein­
dre 103 000 dollars début 2019.
Donald Trump l’a compris, van­
tant ses performances économi­
ques, lundi 4 novembre, lors d’un
meeting dans le Kentucky. « Ce
n’est pas pour les riches, ce n’est
pas pour les pauvres, c’est pour

tout le monde, a déclaré Trump.
Votre 401 (k), comment il va? Plu­
tôt bien, pas vrai? », a déclaré le
président, expliquant que les
épouses disent désormais à leur
mari : « Chéri, je t’aime, tu es le cer­
veau financier le plus incroyable. »
Ajoutons que la baisse des taux
conjuguée à la reprise a enfin fait
remonter le prix de la pierre.
Selon l’entreprise de petites an­
nonces Zillow, l’actif immobilier
des Américains atteignait
33 300 milliards de dollars fin
2018, au­delà des 29 100 milliards
atteints en 2007, et en hausse de
50 % par rapport au plus bas de


  1. Grâce à la Fed, Wall Street a
    enrichi Main Street : le patrimoine
    des Américains atteint cinq fois le
    produit intérieur brut, contre qua­
    tre fois au moment de la crise.
    Certes, mais quelle incidence la
    politique monétaire a­t­elle eue
    sur les plus modestes? La Banque


d’Angleterre, dans une étude sur
la période 2008­2014 publiée en
mars 2018, apporte des éléments
de réponse : la politique de taux
bas n’a pas eu d’impact notable
sur les inégalités. Elle a bénéficié
aux retraités, qui possèdent leur
logement et leurs droits à la re­
traite, sans que cela ait un effet
sur le niveau de leur compte en
banque : ils occupent leur rési­
dence principale et la réévalua­
tion des droits à retraite est théo­
rique. Cette politique, en portant
à bout de bras la croissance, a
aussi profité aux jeunes, car elle a
dopé le marché du travail et limité
la baisse des salaires.
La Banque d’Angleterre concède
qu’il est difficile de vanter la poli­
tique monétaire en mettant en
avant un gain indirect, qui a sim­
plement évité que la situation
soit pire. Ce discours vaut pour les
Etats­Unis, en situation de plein­
emploi, avec des salaires modes­
tes qui progressent plus que les
autres en pourcentage.
Dans ce monde d’argent gratuit,
les personnes pénalisées sont les
prêteurs, qui investissent dans
des emprunts d’Etat et de l’assu­
rance­vie pour financer leur re­
traite. Ce n’est pas le cas des Fran­
çais modestes (les retraites sont
par répartition, tandis que le ren­
dement de leur épargne, investie
en produits réglementés, ne dé­
pend pas complètement des taux
de marchés), mais celui des retrai­
tés allemands (souvent locatai­
res), néerlandais ou autrichiens.
Aux Etats­Unis, c’est aussi le cas
des fonctionnaires américains
(leurs fonds de pension à presta­
tions définies sont « sous­finan­
cés », selon l’euphémisme en
usage), tandis que les jeunes Amé­
ricains, douchés par l’explosion
de la bulle Internet, puis par la
crise de 2008, sont moins enclins
à acheter des actions que leurs
aînés et ont moins profité de l’es­
sor de Wall Street.
D’ailleurs, ce sont eux qui votent
Elizabeth Warren et Bernie San­
ders, défenseurs de l’ISF. Trump ne
s’adresse pas à eux et joue sur la
peur du socialisme. « Et si les dé­
mocrates arrivent, cela ne va pas
baisser de 50 %, cela ne vaudra plus
rien », a averti Trump, qui ne veut
pas de hausse des taux. Sanders et
Warren non plus : ils ont besoin de
l’argent des plus riches pour finan­
cer leurs politiques publiques.
arnaud leparmentier

Berlin n’exclut plus une garantie


européenne des dépôts bancaires


En France, les clients sont protégés jusqu’à 100 000 euros
en cas de faillite de leur établissement

P


lus de dix ans après une
crise financière dont la
brutalité a mis à genoux
de nombreuses banques en Eu­
rope et aux Etats­Unis, les Fran­
çais restent bien mal informés
des garanties protégeant leurs
avoirs placés à la banque.
Seul un Français sur deux con­
naît le principe de la garantie des
dépôts, selon un baromètre Har­
ris Interactive, commandé par le
Fonds de garantie des dépôts et
de résolution (FGDR), l’organisme
chargé d’indemniser les clients
d’une banque déclarée en faillite,
publié vendredi 8 novembre. Et
encore, la confiance des clients a
progressé ces dernières années :
en 2016, ils n’étaient que 40 % à
savoir qu’ils ne perdraient pas
tout leur argent si leur banque fai­
sait faillite. Quant aux détails de
l’indemnisation, ils restent tota­
lement inconnus de la grande
majorité des personnes sondées.
Le FGDR, créé en 1999, en pleins
déboires du Crédit martiniquais,
couvre tous les déposants (parti­
culiers, entreprises...) jusqu’à
100 000 euros par client et par éta­
blissement (y compris les établis­
sements en ligne disposant d’un
agrément bancaire). Seuls 25 % des
sondés par Harris Interactive ont

été en mesure de citer ce montant.
Alimenté par les cotisations des
banques, le FGDR est doté de plus
de 4 milliards d’euros. Comme l’y
oblige une directive européenne,
ces contributions devront être
renforcées à horizon 2024, afin
qu’entre 0,5 % et 0,8 % des dépôts
du secteur bancaire français
soient alors couverts – ce qui por­
tera les réserves du FGDR entre
5,5 milliards et 9 milliards d’euros.

« En deçà des ambitions »
Ce mécanisme de garantie natio­
nale a toutefois vocation à évoluer,
depuis que les autorités européen­
nes, en réponse à la crise finan­
cière de 2008, ont commencé à
construire l’union bancaire. Ce
grand projet, structurel pour
l’Union européenne, a déjà con­
duit la Banque centrale euro­
péenne (BCE) à superviser les prin­
cipales banques de la zone euro,
depuis 2014. Et a mis sur pied un
mécanisme de « résolution » pour
gérer les faillites bancaires.
Pour parachever l’union ban­
caire, un troisième pilier, essen­
tiel, reste toutefois à bâtir : un sys­
tème européen commun de ga­
rantie des dépôts, afin que la con­
fiance dans les avoirs déposés à la
banque soit la même dans l’en­

semble de la zone euro. Les auto­
rités bancaires européennes esti­
ment que ce dernier maillon
pourra favoriser les mariages en­
tre établissements transfronta­
liers, qu’elles appellent de leurs
vœux, dans une optique de mar­
ché financier européen intégré.
Depuis plusieurs années, l’Alle­
magne freinait résolument les
discussions autour d’un pot com­
mun d’indemnisation des dépo­
sants, refusant de voir ses épar­
gnants payer pour les banques en
difficulté, en Italie ou en Grèce.
Mais, mercredi 6 novembre, le
ministre allemand des finances,
Olaf Scholz, s’est montré ouvert à
l’adoption d’un système européen
de garantie des dépôts, dans une
tribune publiée dans le Financial
Times. Cette première avancée, as­
sortie d’importantes conditions, a
été accueillie avec prudence.
« C’est une très bonne base de dé­
part, mais, naturellement, en deçà
des ambitions vis­à­vis de ce que la
Commission pense nécessaire », a
réagi Olivier Guersent, chargé des
services financiers à la Commis­
sion, lors d’une conférence orga­
nisée par la BCE. Le sujet devait
être abordé jeudi 7 novembre, lors
de la réunion de l’Eurogroupe.
véronique chocron

La richesse des
400 a certes crû
de 23 % sous
Trump, mais elle
avait progressé
de 53 %
sous Obama

Ce sont deux vieilles stars mon­
diales, percluses de rhumatis­
mes, qui pourraient bientôt se
présenter devant monsieur le
maire. Xerox, le roi de la photo­
copie, vient officiellement de de­
mander en mariage Hewlett­Pac­
kard, l’inventeur de la Silicon
Valley. Feront­ils une union heu­
reuse? Ils auront en tout cas
beaucoup de vieux souvenirs à
se raconter. Des victoires écla­
tantes et des rendez­vous ratés.
Xerox a inventé l’imprimante
et la photocopieuse. Elle a révo­
lutionné la vie de bureau dans
les années d’après­guerre. On
disait « to Xerox » au lieu de
« photocopier ». Sa part de mar­
ché avoisinait les 100 %. Les
autorités anticoncurrence de
Washington ont dû intenter une
longue action antitrust pour
laisser de la place à la concur­
rence. Les Japonais sont arrivés,
puis le numérique. La firme s’est
réinventée un destin, celui de la
« document company », spécia­
liste du passage du numérique
au papier. Elle avait constaté
qu’à l’âge de l’ordinateur, on
n’avait jamais imprimé autant.
Alors elle a creusé son sillon
dans ces océans de papiers
qu’étaient devenues les entre­
prises modernes.

Mais la conjonction d’Internet
et du téléphone mobile, ajoutée
à la mauvaise conscience écolo­
gique, a fini par endiguer ce flot.
Que faire quand sa raison d’être
s’évapore progressivement? On
restructure et on rachète la con­
currence.

Malédiction
Hewlett­Packard est finalement
victime de cette même malédic­
tion de la fin du papier. Concur­
rencé de partout sur son métier
de fabricant d’ordinateurs, le
groupe californien, autrefois
deuxième mondial du secteur
derrière IBM, a cru voir son sa­
lut dans les imprimantes pour
particuliers. Avec un modèle
économique en béton, le même
que celui des rasoirs Gillette. On
vend à prix coûtant le support
de base et on se rattrape sur les
consommables, en l’occurrence
les cartouches d’encre qui repré­
sentent près des deux tiers des
profits de la firme.
Aujourd’hui, le marché baisse
et les fournisseurs chinois de
cartouches détruisent cette
belle architecture. La société a
annoncé la suppression de 16 %
de ses effectifs d’ici deux ans.
Trois fois plus grosse que Xerox,
HP renâcle à se laisser passer la

bague au doigt. Mais ses action­
naires pourraient l’y pousser.
Il aurait pu en être autrement.
En 1970, Xerox au fait de sa
gloire, implante un extraordi­
naire laboratoire de recherche
sur le campus de l’université de
Stanford, au cœur de la Silicon
Valley. En dix ans, ses cher­
cheurs sortiront l’imprimante
laser, mais aussi les interfaces
graphiques pour petits ordina­
teurs, la souris, le réseau local
Ethernet, c’est­à­dire toutes les
briques de base qui feront la
révolution de l’informatique
personnelle.
Xerox n’en comprend pas le
potentiel. En novembre 1979, un
certain Steve Jobs pousse la
porte du labo et est ébahi par ce
qu’il découvre. Ce seront les bri­
ques de base du Macintosh,
mais aussi celle du Windows de
Microsoft.
Dommage pour Xerox, obnu­
bilé par la préservation de sa
vache à lait, qui n’a pas su ex­
ploiter les trouvailles de ses
chercheurs, dont beaucoup
sont partis chez Apple. Il lui
manquait ce qui fait défaut à la
plupart des multinationales et
qui constitue toute la dynami­
que du capitalisme, l’esprit
entrepreneurial.

PERTES & PROFITS|XEROX­HP
p a r p h i l i p p e e s c a n d e

Mariage de vieilles stars

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