Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1
0123
SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019

CULTURE


| 19


Le sculpteur 


Gemito 


ressuscité


Le Petit Palais sort de l’ombre


l’artiste napolitain, brisé par la


folie après avoir connu la gloire


ARTS


D


e la lumière à l’obscu­
rité : la vie du sculp­
teur Vincenzo Gemito
(1852­1929) semble
avoir été inventée par un roman­
cier ou un librettiste dans le genre
du naturalisme sombre du Zola de
L’Œuvre ou du vérisme pathétique
du Puccini de La Bohème. Si ce
n’est que Gemito a existé, qu’il a
été l’un des artistes les plus
connus de son époque en Europe
tout en étant interné pour cause
de délires schizophréniques, et
que sa notoriété ne se maintient
plus guère que dans sa ville natale,
Naples. L’exposition de son œuvre
à Paris, au Petit Palais, est donc une
suite de surprises, la première
étant l’exposition elle­même, car il
est rare qu’un musée parisien en
consacre une à la résurrection
d’un artiste qui avait presque com­
plètement disparu – et n’a jamais
été montré dans la capitale.
Son histoire, donc. Abandonné à
sa naissance, il est déposé devant
un établissement caritatif napoli­
tain, qui le confie quinze jours plus
tard à l’épouse d’un peintre en bâ­
timent venant de perdre un nou­
veau­né. En 1861 – dès l’âge de
9 ans –, il est apprenti dans l’atelier
d’un sculpteur, puis chez un autre,
en 1864. Sa dextérité le fait remar­
quer. En 1869, sa première œuvre
personnelle, un jeune Joueur de
cartes, est acquise par le roi Victor­
Emmanuel II : reconnaissance im­
médiate. Dans un atelier installé
dans un monastère désaffecté, il
continue sa galerie de portraits
napolitains, en modelant des têtes
de jeunes filles et d’adolescents
avec la remarquable précision qui
le distingue depuis ses débuts. Il y
gagne des collectionneurs, des
mécènes et des commandes, dont
un buste de Giuseppe Verdi.
En 1872, il rencontre une modèle
française, Mathilde, maîtresse

d’un antiquaire. Elle quitte son ri­
che barbon pour le jeune homme


  • scène mélodramatique, dans le
    style de La Traviata. Développe­
    ment logique de son naturalisme :
    en 1875, il campe le Pêcheur napoli­
    tain, un adolescent accroupi sur
    un rocher, un filet en guise de ca­
    che­sexe, un poisson à la main. A
    Paris, au Salon de 1877, puis à
    l’Exposition universelle de 1878,
    l’œuvre met en rage les tenants
    d’un néoclassicisme moribond :
    scandale dans la salle et les jour­
    naux. Fin du premier acte.
    Au début du deuxième, musique
    funèbre : nous sommes en 1881, et
    Mathilde meurt en dépit des soins
    de la médecine et de Gemito. Ce­
    lui­ci se réfugie à Capri, où il des­
    sine les femmes de pêcheurs. Puis
    il rencontre Anna, autre modèle,
    dans le genre plantureux, qu’il
    épouse. Vient la grande scène fa­
    çon Don Carlos : le roi Umberto Ier
    commande à Gemito une statue
    de Charles­Quint pour son palais.
    Les bonnes nouvelles affluent :
    nombreuses expositions en Eu­
    rope et médailles reçues à Paris,
    Anvers et Buenos Aires. Des coups
    de cymbales brisent soudain cette
    harmonie : ce sont les premiers si­
    gnes de la folie. Reclus dans son
    atelier, incapable de répondre aux
    commandes, Gemito s’enfonce
    dans un délire de persécution, jus­
    qu’à son internement en 1887.
    Le troisième acte s’ouvre sur un
    soliloque douloureux et délirant :
    retiré dans un appartement dont
    il ne veut plus sortir, l’artiste se
    souvient de sa brillante jeunesse,


puis sombre dans ses hallucina­
tions, raconte sa descente aux
Enfers et sa victoire sur les diables
(détail consigné alors par le psy­
chiatre qui le suit). Dans ses mo­
ments de calme, il modèle quel­
ques baigneurs aux membres
serpentins et d’autres serpents,
ceux de la chevelure de Méduse et
ceux encore qu’il enroule autour
d’un médaillon au profil
d’Alexandre le Grand. Obsession.
Obsession personnelle? On ne
sait. Sa dextérité n’a pas disparu,
mais il n’est plus capable en sculp­
ture que de pastiches de l’Antique.

Ecrasé par la notoriété
L’essentiel de son activité est
consacré au dessin : de grands por­
traits au crayon, parfois avec re­
hauts de gouache, toujours aussi
naturalistes et énumératifs. Ceux
des enfants Bertolini, de 1913­1914,
déconcertants à force de minutie
et d’immobilité, paraissent an­
noncer le Balthus des années 1930.
La dernière scène de l’opéra, inspi­
rée d’une photographie, montre
l’artiste entièrement nu, avec une
chevelure et une barbe de dieu
fleuve. Egaré dans son monde, il
chante un air enfantin.
Rien de tout cela ne relève donc
de la fiction, pas même la dernière
scène. Reste la question : pour­
quoi Gemito est­il tombé dans la
démence et ne s’en est­il jamais

complètement remis? Une hypo­
thèse suggère qu’il aurait été
écrasé par sa notoriété et les com­
mandes royales. Il n’a que 25 ans
en 1877, quand il est précipité au
premier plan. Peut­être, mais une
décennie entière se passe avant
que son état psychique ne se dété­
riore jusqu’au placement en clini­
que. Les décès successifs de
Mathilde et d’Anna n’ont pu qu’ag­
graver ce que l’on suppose avoir

été sa propension à la dépression.
Faudrait­il aller chercher du côté
d’une inquiétude artistique dévo­
rante? Rien n’indique que Gemito
ait jamais douté de son talent de
modeleur ni de son vérisme pitto­
resque. Plus qu’à celui de Camille
Claudel, son destin fait songer à
celui de Louis Soutter (1871­1942),
remarquablement doué, autant
pour la musique que pour le des­
sin dans sa jeunesse, qui finit in­

Le sculpteur Vincenzo Gemito et le buste d’Anna, son épouse et modèle, dans les années 1920. COLLECTION PARTICULIÈRE

Gemito n’a
que 25 ans
en 1877, quand
il est précipité
au premier plan

terné en 1923, couvrant de dessins
prodigieux des papiers d’embal­
lage. On aimerait comprendre.
philippe dagen

Vincenzo Gemito, le sculpteur
de l’âme napolitaine, Petit
Palais, avenue Winston­Churchill,
Paris 8e. Jusqu’au 26 janvier,
du mardi au dimanche, de
10 heures à 18 heures, 21 heures
le vendredi. De 9 € à 11 €.

Laurent Sciamma, un « bonhomme »


à l’école des femmes


L’humoriste déclenche les rires en prônant l’égalité des sexes


SCÈNE


B


ig up à toutes les femmes! »
Dès les premières minutes
du spectacle, le ton est
donné. En cette période d’après
#metoo, Laurent Sciamma, fémi­
niste convaincu, est exalté par la
révolution en cours. Dans un
stand­up à l’énergie communica­
tive, ce trentenaire enjoué par­
vient à déclencher les rires pen­
dant plus d’une heure en obser­
vant à la loupe les inégalités hom­
mes­femmes et en revenant sur
sa jeunesse et sa vie de couple.
Quel régal de découvrir ce nou­
vel humoriste sur la scène du Café
de la Gare à Paris! Cadet de deux
sœurs (dont la réalisatrice mili­
tante Céline Sciamma), ce « bon­
homme » (titre de son one­man­
show) ne cache pas qu’il a été à
bonne école pour s’interroger sur
la condition féminine. D’autant
que, enfant, Laurent Sciamma pré­

férait jouer aux minipoupées Polly
Pocket plutôt que d’aller au judo, et
aurait rêvé avoir un journal in­
time. « Mais un journal intime avec
Zinédine Zidane sur la couverture,
ça n’existe pas. En tant que mec, ton
petit cadenas est métaphorique. »
Les stéréotypes ayant la vie
dure, on a souvent demandé à ce
féministe s’il était homosexuel.
Eh bien non. Sa réflexion sur les
déterminismes de genre, il l’a for­
gée au contact de ses potes et de
leur rapport à la virilité, puis de
ses dix années passées en couple.
« J’ai mesuré le taf que c’était d’être
une meuf pour être à la hauteur de
la liste interminable des injonc­
tions qui lui sont faites. » Laurent
Sciamma excelle à parler du quo­
tidien des femmes et à se moquer
des hommes qui geignent sur
#metoo – « Comment on va faire
pour draguer? » – en se cherchant
de fausses excuses : « Nous, les
mecs, on a des pulsions... »

Désormais célibataire, l’humo­
riste est « en manque » de confi­
dences de femmes. Car ce qu’il
aime, avant tout, c’est côtoyer des
êtres qui parlent de leurs émo­
tions. Or, on a longtemps dit aux
hommes que, « être connecté à ses
émotions, c’était un truc de filles ».
Utilisant avec autodérision son
corps filiforme et ses bras à ral­
longe, glissant régulièrement
l’expression « toi­même tu sais »
pour obtenir la complicité du pu­
blic, alternant expériences vécues
et digressions hilarantes (« la pa­
renthèse Roger Cavaillès »), Lau­
rent Sciamma fait œuvre utile en
utilisant l’humour pour prôner
l’égalité. Engagé et pertinent sans
être manichéen, cet anti­bad boy
est aussi touchant qu’hilarant.
sandrine blanchard

Bonhomme, de Laurent
Sciamma, au Café de la Gare,
Paris. Jusqu’au 30 décembre

LITTLE JOE


LEBONHEUR EST CONTAGIEUX


EMILY
BEECHAM

BEN
WHISHAW

KERRY
FOX
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