Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

24 |


DÉCRYPTAGE


SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019

0123


A


lger, Beyrouth, Bagdad,
Hongkong, Khartoum, San­
tiago : une flambée de pro­
testations embrase le
monde depuis plusieurs
mois. Au Chili, l’étincelle est
venue mi­octobre d’une mesure visant à
augmenter le prix du ticket de métro dans
la capitale. Au Liban, c’est une taxe sur les
appels WhatsApp qui a mis le feu aux pou­
dres le 17 octobre. Le Soudan, lui, a connu
durant huit mois à partir de la fin décem­
bre 2018 une mobilisation aussi spectacu­
laire qu’inédite à la suite de l’augmentation
du prix du pain. Pendant la première moitié
du mois d’octobre en Equateur, à l’instar des
« gilets jaunes » en France, c’était l’essence.
Comme si la planète était soudainement en
proie à des convulsions multiples, oscillant
entre les mouvements de protestations col­
lectives, l’intransigeance ou le sauve­qui­
peut des dirigeants.
Différentes mesures touchant directe­
ment au coût de la vie, et d’apparence sou­
vent dérisoire, ont ainsi provoqué de vérita­
bles ondes de choc, caractéristiques de l’ef­
fet papillon, libérant une colère populaire
contre des élites politiques allègrement
brocardées dans les cortèges. Les rues et les
places sont occupées. Les poings levés.
Autant d’explosions sociales venues s’ajou­
ter à la déferlante de manifestations aux
causes plus politiques, essentiellement
autour de revendications démocratiques,
comme celles survenues en Bolivie, en Ca­
talogne, en Russie, en Algérie, au Nicaragua,
au Venezuela ou encore au Kazakhstan.
« L’ère du temps est chagrine », disait déjà
l’année dernière, dans un entretien au
Monde, le philosophe Michel Serres.

DES TENDANCES DE FOND
A première vue, la contagion d’une ville ou
d’un pays à l’autre s’est effectuée en ordre
de bataille aléatoire, sans logique appa­
rente. Les contingences sont différentes, les
contextes nationaux éminemment singu­
liers. Il n’empêche. Certains observateurs
ont d’abord décelé des fils rouges, ou plutôt
un bruit de fond récurrent. A Hongkong, les
mouvements de désobéissance civile et
prodémocratie, apparus en juin et qui du­
rent depuis vingt­deux semaines dans cette
cité davantage connue pour être le berceau
du capitalisme chinois et un modèle de re­
lations policés, sont devenus une sorte de
« référence » en matière de lutte globale et
de revendications aussi bien économiques
que politiques.
Des techniques de manifestations ont été
partagées. Des contacts se sont noués à tra­
vers les réseaux sociaux. Ici, les « gilets jau­
nes » de la petite ville de Commercy, dans la
Meuse, ont reçu des messages de soutien de
Hongkongais. Sur place, certains d’entre eux
ont reçu à leur tour des remerciements de la

part de manifestants chiliens. Et quand les
Catalans sont allés bloquer l’aéroport de Bar­
celone le 14 octobre, ils ont affirmé s’inspirer
des méthodes de Hongkong. Qui en retour a
vu s’afficher, par solidarité, le 24 octobre, en
plein centre­ville, des centaines de drapeaux
catalans brandis par des manifestants pour
dénoncer « le même destin tragique »...
Mais il y a plus. Pour nombre de spécialis­
tes, des tendances de fond se sont précisées
au fil des révoltes : un degré de contestation
plus fort que d’habitude à l’égard des élites
dans les pays en proie à une chute de légiti­
mité de leurs institutions politiques ; une cri­
tique plus ouverte aussi de la corruption ;
ainsi qu’un ressentiment diffus à l’égard
d’une petite classe politique enfermée dans
ses largesses alors que les jeunes générations
se désespèrent des fins de mois difficiles.
« Il y a toujours des facteurs locaux, souli­
gne Hardy Merriman, président du Centre
international sur les conflits non violents,
basé à Washington. Mais un élément est com­
mun à ces mouvements : ce profond malaise
vis­à­vis des autorités qui résulte parfois d’an­
nées de griefs accumulés. Les gens ont le senti­
ment que leur dignité est bafouée et se ren­
dent compte que s’ils ne fixent pas de limites
aux dirigeants, les abus perdureront. Ils veu­
lent du changement et cherchent donc
d’autres formes de pouvoir afin d’imposer des
transformations à un système économique et
politique dont ils estiment qu’il n’est pas
comptable devant le peuple. »
A la veille de l’explosion sociale au Chili, le
président Sebastian Piñera, milliardaire
dont la fortune s’est faite sur l’introduction
des cartes de crédit dans les années 1980,
avait affirmé dans un entretien au Financial
Times, le 17 octobre, que son pays était un ha­
vre de stabilité en Amérique latine. « Nous
sommes prêts à tout pour ne pas tomber dans
le populisme et la démagogie », déclarait­il.
Quelques heures plus tard, il ordonnait le
déploiement de l’armée dans les rues pour
tenter de contenir les manifestants. Ce à
quoi l’un des ministres du gouvernement
avait jugé bon d’ajouter, à propos de la
hausse des tarifs des transports publics : « Si
le prix du ticket de métro à l’heure de pointe
augmente, levez­vous plus tôt. »
Pour Maria J. Stephan, auteure et spécia­
liste des mouvements de résistance civile à
l’Institut de la paix aux Etats­Unis, ces mesu­
res qui touchent directement au portefeuille
(« pocketbook items ») et affectent négative­
ment la vie quotidienne des personnes « ren­
voient à des problèmes plus systémiques de
corruption, de mauvaise gouvernance et d’ex­
clusion ». Selon elle, les mouvements massifs
de protestation qui émergent d’un conti­
nent à l’autre portent en eux « une frustra­
tion populaire exacerbée par le statu quo ».
Très vite, les manifestants chiliens ont de­
mandé à remettre à plat tout l’héritage non
soldé de la dictature militaire, aussi bien

dans le domaine économique, que politi­
que et même juridique, à commencer par la
Constitution, instaurée en 1980 sous la
houlette du général Pinochet. En Algérie, où
la fronde est entrée dans sa 32e semaine,
c’est l’indépendance de 1962, confisquée
par les militaires, que le mouvement cher­
che à se réapproprier. Même au Liban, dans
un contexte national bien particulier, ca­
ractérisé à la fois par l’accumulation des cri­
ses, le dépassement de clivages anciens, et
des mobilisations bien au­delà de la seule
capitale, on espère mettre fin à l’héritage de
la guerre (1975­1990).

DÉMOCRATIE, DIGNITÉ ET JUSTICE SOCIALE
A ces considérations historiques, s’ajoute
une similitude avec les mouvements de ces
dernières années. Les « printemps arabes »
bien sûr, tant du point de vue de la fierté re­
trouvée des manifestants que de l’humour
assassin qu’ils pratiquent pour briser
l’image des dirigeants. Mais aussi avec les
protestations survenues depuis le début des
années 2010, ces manifestations qui ont mis
en avant les places publiques dans leur mode
de contestation. Les Occupy Wall Street au
parc Zuccotti à New York (à partir de 2011) ou
Gezi à Istanbul (2013), Nuit debout sur la
place de la République à Paris (2016), les pla­
ces Tahrir au Caire (2011), le mouvement des
Indignés de la Puerta del Sol à Madrid (2011),
Maïdan à Kiev (2014) ou Syntagma à Athènes
(2011). Des poussées de fièvres sociales et po­
litiques qui trouvaient leurs origines dans la
phase de crise économique mondiale de
2008 et qui privilégiaient déjà une résis­
tance civique et non violente, l’absence de
porte­parole et le refus de toute récupéra­
tion partisane, tout en affichant des valeurs
de proue telles que la démocratie, la dignité
et la justice sociale. Avec l’impression, en­
core, d’une forme de contagion.

De l’avis des spécialistes, la fréquence
des mouvements de protestation s’est
aujourd’hui nettement accélérée. « Nous vi­
vons des temps extrêmement difficiles, ten­
dus et controversés, insiste Maria J. Stephan.
Les mobilisations de masse se produisent par­
tout, dans les démocraties et les non­démo­
craties, sur un large éventail de questions et
deviennent une caractéristique importante
de la politique internationale. Et puis, grâce
aux réseaux sociaux, nous les découvrons
quasi en temps réel. » Une forme de caisse de
résonance globale en quelque sorte à une
époque où de nombreux facteurs d’incerti­
tude convergent : le ralentissement global de
l’économie, l’accroissement vertigineux des
inégalités sociales et la crise de la démocratie
représentative.
L’anthropologue et militant américano­
colombien Arturo Escobar y voit la consé­
cration d’un changement de cycle. Une
étape où les sociétés ont l’impression d’être
confrontées aux mêmes enjeux : « Les con­
vergences entre elles deviennent une réalité,
que ce soit dans les pays de type néolibéral
ou plus progressistes », estime­t­il. Maria
Fantappie, analyste de l’International Crisis
Group, va même plus loin : « Il ne faut pas
lire ces mouvements uniquement dans le
contexte d’un pays spécifique. Il faut les com­
prendre comme une expression d’un état de
désenchantement vis­à­vis de tout un sys­
tème, d’une économie néolibérale qui provo­
que des ravages, surtout parmi les plus
jeunes. Tout est lié. »
De fait, l’autre point commun à toutes ces
mobilisations est qu’elles présentent un
fort aspect générationnel. « La frustration
est par essence intergénérationnelle, rap­
pelle Marie J. Stephan, mais les plus jeunes
ressentent un sentiment d’urgence accru de­
puis que leur avenir est directement en jeu.
On a vu en Algérie et à Hongkong – et certai­

« CES MOUVEMENTS 


SONT L’EXPRESSION 


D’UN ÉTAT DE 


DÉSENCHANTEMENT 


VIS­À­VIS 


DE TOUT 


UN SYSTÈME »
MARIA FANTAPPIE
analyste à l’International
Crisis Group

L E S S O U L È V E M E N T S D A N S L E M O N D E


De Hongkong


à Santiago,


une contestation


mondialisée


Les foyers de protestation se multiplient


un peu partout dans le monde, et


ces mouvements sont enracinés dans un


terreau commun d’inégalités économiques


et de marginalisation politique. Si chaque


contexte est singulier, les maux dénoncés


par les manifestants sont souvent communs

Free download pdf