28 |décryptage SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019
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Pour le politiste, les mouvements de protestation qui secouent la
planète montrent que l’intersocialité est devenue une dynamique
majeure, qui l’emporte désormais sur les relations entre Etats
ENTRETIEN
C
hacun de ces mouvements est dif
férent et naît de circonstances par
ticulières, mais d’Alger à Bagdad en
passant par Hongkong, La Paz ou
Santiago, ou comme les « gilets
jaunes » l’an dernier en France, les
contestations qui secouent aujourd’hui la
planète ont d’évidents points communs.
Professeur émérite à Sciences Po Paris, Ber
trand Badie, qui vient de publier L’Hégémo
nie contestée. Les nouvelles formes de domi
nation internationale (Odile Jacob, 240 pages,
22,90 euros), analyse ces protestations qui
sonnent comme un retour des peuples.
Une douzaine de pays sont
simultanément touchés par de vastes
mouvements de contestation.
Y atil une dynamique commune?
Incontestablement, même si chacun a des
origines et des caractères spécifiques. Avec
ces mouvements, c’est l’acte II de la mondia
lisation qui a commencé. Celleci, bien que
trop souvent sollicitée comme explication
passepartout, me semble cadrer de façon
très éclairante avec ce qui se passe
actuellement. La mondialisation est en effet
dominée par trois symptômes majeurs qui
pèsent fortement sur ces mouvements. Le
premier est l’inclusion : rares sont les peu
ples ou les histoires qui, aujourd’hui, restent
en dehors de la scène mondiale. Le
deuxième est l’interdépendance, qui est un
peu l’antonyme de la souveraineté et qui
favorise la diffusion et le renforcement
mutuel des expressions collectives. Le troi
sième est la mobilité, qui assure la fluidité
des rapports entre sociétés. Cela donne aux
mouvements sociaux une importance toute
nouvelle, faisant de l’intersocialité une dy
namique majeure qui l’emporte désormais
sur le jeu international classique, celui des
relations entre Etats.
Les convergences entre les sociétés sont en
train d’écrire l’histoire, en lieu et place des
coopérations et des rivalités entre Etatsna
tions. Autant de changements qui ont aussi
pour effet majeur de modifier le rapport en
tre le social et le politique. Autrefois, le politi
que était le « hard », le dur, et le social le
« soft », le mou, le souple. Maintenant, et de
plus en plus, le politique est instable, incer
tain, et le social est doté des capacités les plus
fortes. Dans le nouveau faceàface entre le
politique et le social, ce dernier l’emporte lar
gement : l’Iran est plus sérieusement défiée
en Irak par les manifestations populaires que
par la diplomatie américaine.
Quel est l’exemple le plus significatif?
Le début des « printemps arabes », en 2011,
vient immédiatement à l’esprit. Et plus pré
cisément la manière dont s’est constitué un
mouvement social de nature nouvelle, à
l’exact opposé du modèle léniniste propre à
notre ADN européen et héritier lointain de
la Révolution française et du jacobinisme.
Ce mouvement n’était ni structuré autour
d’une idéologie, ni rangé derrière un parti et
un leader, mais constitué d’une infinité de
microstratégies et de comportements so
ciaux distincts qui s’agrégeaient. Les ordres
politiques, quels qu’ils fussent, étaient
incapables de réagir ou ne pouvaient se sau
ver que par l’extrême violence, comme on
l’a vu dans le cas syrien. Les mouvements
qui agitent aujourd’hui la planète, de Bag
dad à Beyrouth, de Hongkong à Santiago,
sont de même nature. Ils mettent en avant
notamment des revendications de « di
gnité » : le mot « karama » a été scandé tout
au long des soulèvements des « printemps
arabes » et il est resté central, marginalisant
quelque peu les revendications classiques
sociales et économiques.
L’espoir des « printemps arabes » s’est
vite envolé... Pourquoi de tels mouve
ments ressurgissentils maintenant?
Les « printemps arabes » ont eu un effet
mimétique dans les pays occidentaux, avec
des mouvements comme Occupy Wall
Street ou la constitution de Podemos en
Espagne et l’occupation de la Puerta del Sol,
à Madrid, sans compter des mobilisations
similaires un peu partout en Europe, no
tamment en Italie. Puis ils se sont essouf
flés. Ils rebondissent maintenant par l’effet
conjugué d’une chute brutale de la légiti
mité des institutions politiques et de la
peur suscitée par la mondialisation. Quand
le « printemps arabe » a surgi, le question
nement en Occident portait marginale
ment sur ces questions. La défiance crois
sante inspirée par l’une et l’autre est désor
mais centrale, exprimée aussi bien par la
montée en puissance des formations popu
listes, voire directement dans la rue,
comme en France avec les « gilets jaunes ».
Ces mouvements ne sontils pas très
hétérogènes, voire contradictoires?
Le dénominateur commun à tous ces
mouvements tient à la mise en cause du
« système ». C’est d’autant plus redoutable
que cette notion relève en partie de l’imagi
naire et reste floue dans sa signification, à la
différence de mots tels que « gouverne
ment » ou « régime ». Quand des dizaines de
milliers de manifestants ne se satisfont pas
de la démission d’un gouvernement, les éli
tes en place sont en plein désarroi, car il n’y
a plus de place pour des initiatives concrètes
capables de répondre à la protestation et de
la désamorcer. Ces mouvements traduisent
en fait une défiance globale à l’égard du poli
tique. Et la marge de réponse de celuici est
évidemment très mince.
Cela dit, il y a effectivement, entre ces sou
lèvements, des différences profondes, dues à
leurs origines. En Irak comme au Liban, on
brandit le drapeau national pour dénoncer
les assignations communautaires. On voit
aussi des drapeaux français en nombre dans
le mouvement des « gilets jaunes », mais
assortis de drapeaux régionaux, corses ou
bretons. A Barcelone, en revanche, c’est le
drapeau national qui est dénoncé dans la rue
au nom d’un rêve d’indépendance. Cet éven
tail de réactions emblématiques traduit le
désarroi face à une mondialisation incom
prise et fantasmée : il montre la variété des
modes de repli et d’affirmation face à elle.
Les déclics sontils très différents?
Il y a trois types d’éléments enclencheurs,
qui sont d’ailleurs en partie liés. Le premier,
c’est la petite goutte qui fait déborder le vase
du malaise économique et social, comme
l’augmentation du prix du ticket de métro à
Santiago, l’impôt sur WhatsApp au Liban ou,
en France, la taxe écologique sur les carbu
rants, qui amorça la protestation des « gilets
jaunes ». Le deuxième facteur est la résis
tance à des formes précises d’oppression,
comme à Hongkong en réaction contre la tu
telle exercée par Pékin. Un troisième type est
le rejet des dirigeants incrustés au pouvoir,
comme on le voit aujourd’hui à Alger ou à
La Paz. Le point commun tient à la remise en
cause des institutions, soit parce qu’elles re
produisent des politiques économiques ju
gées insoutenables, soit parce qu’elles abu
sent de leur autorité ou qu’elles confisquent
le pouvoir et ses privilèges, soit parce qu’el
les ne répondent pas aux défis de la mondia
lisation. Celleci favorise la conscientisation
et la mobilisation tout en faisant peur...
Il y a beaucoup de points communs
dans les formes de ces protestations.
Comment l’expliquezvous?
L’occupation de la place publique symbo
lise la défiance à l’égard du politique. Le mes
sage commun à ces mouvements est de cla
mer que seul le peuple peut remédier à cette
situation dont chacun est victime. Ce qui
vaut une mise en accusation des élites, du
pouvoir, de tous les représentants en général
et rend la situation très complexe car, sur
cette base, aucune négociation n’est possi
ble. La confiscation de l’espace public vise
d’abord à montrer que l’on existe. S’affirmer
est plus important que porter une revendi
cation précise. Au Liban comme en Irak, les
manifestants clament que les institutions
n’ont pas d’existence réelle ou expriment
seulement les intérêts de clans, de clientèles,
de sectes et non pas l’intérêt général. Donc
« nous » nous substituons à elles.
Toutes ces protestations ontelles
à voir avec des pouvoirs faibles?
Oui. C’est la faiblesse intrinsèque de ces
institutions et de ces Etats qui dicte le pro
cessus mobilisateur. Elle montre des Etats
incapables de protéger les citoyens et d’ac
complir leurs fonctions régaliennes. On a
aussi affaire à des systèmes qui ne créent
pas cette solidarité minimale dont a besoin
une société pour fonctionner. Le caractère
abusif des liens verticaux – tribaux, ethni
ques, confessionnels, politiques – ne fait que
mieux apparaître, par contraste, l’inconsis
tance des relations horizontales fondant la
solidarité telles que l’association, la frater
nité, la coopération. Le tissu social est stig
matisé, comme mité, rongé.
D’où le risque d’une impasse
et d’un pourrissement...
On voit se banaliser une situation autre
fois exceptionnellement critique avec, d’un
côté, des élites campant sur le statu quo,
sans aucun projet hardi de réforme, et, de
l’autre, un mouvement social qui n’articule
pas de demande et ne tente même pas de le
faire. Dans notre grammaire démocratique,
on vit avec l’idée que le politique est un jeu
de demandes et de réponses. Dans ces
mouvements, il n’y a pas de demandes
parce qu’il n’y a pas de transformateurs,
Bertrand Badie
« L’acte II de la
mondialisation
a commencé »
DANS LE
NOUVEAU
FACE-À-FACE
ENTRE
LE POLITIQUE
ET LE SOCIAL,
CE DERNIER
L’EMPORTE
LARGEMENT
L E S S O U L È V E M E N T S D A N S L E M O N D E