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SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019 décryptage| 29
SERGIO AQUINDO
d’organisations à même, comme avant, de
transformer l’humiliation, la frustration, la
colère en une demande articulée. C’était
déjà évident lors des « printemps arabes »,
notamment en Egypte où, en dernier
ressort, les Frères musulmans, pourtant
absents au début des protestations, ont
engrangé les dividendes électoraux du
mouvement avant d’être renversés par l’ar
mée. Ces mobilisations ne s’articulent plus
sur une logique de revendication, mais sur
une démarche d’expression.
Pourquoi parlezvous
d’« acte II de la mondialisation »?
La mondialisation favorise la conscienti
sation et la mobilisation tout en faisant
peur. L’acte I tenait à cette construction
naïve qui s’est développée après la chute du
mur de Berlin, faisant de la mondialisation
le simple synonyme de néolibéralisme,
concevant la construction du monde par le
marché et marginalisant aussi bien le poli
tique que le social. La question sociale, qui
avait dominé la scène politique depuis le
milieu du XIXe siècle, était balayée. Le
social n’existait plus que comme « ruissel
lement » de l’économie.
A cela s’ajoutait la délégitimation du politi
que, qui perdait tout son sens dans la mesure
où l’économie était désormais présentée
comme la science dont il fallait suivre les
prescriptions, comme on obéit à l’ordon
nance du médecin. On a vu se succéder, en
France comme en Allemagne ou en Italie, des
gouvernements de droite et de gauche fai
sant peu ou prou la même politique. Cette lo
gique a contribué à remettre en cause les
fonctions du politique telles qu’elles s‘étaient
constituées depuis la création des Etatsna
tions. Les corps intermédiaires ont été
laminés aussi bien dans les démocraties illi
bérales, comme la Hongrie, que dans celles
restées longtemps les plus sourcilleuses en
matière de liberté. Les « docteurs en écono
mie » considèrent que discuter des lois et des
politiques est une perte de temps. Cela a, par
contrecoup, favorisé l’émergence protesta
taire de leaders communautaires, religieux,
ou de simples solidarités de proximité.
Ces mouvements sociaux sontils
une réaction contre la mondialisation?
Au centre du système international, c’est
àdire dans le Nord (en Europe et aux Etats
Unis), la mondialisation est vécue comme
une double dépossession. On n’est plus seul
au monde, et il faut compter avec des forces
extérieures dont on craint qu’elles ne vien
nent nous ruiner ou nous affaiblir. Ainsi
apparaissent la peur du migrant, la peur de
l’étranger, la peur de la libéralisation du
commerce, la peur en matière d’emploi, la
peur de l’appauvrissement. La mondialisa
tion déloge du centre du monde, avec la
nostalgie d’un temps qui était plus favorable
et permettait de profiter du reste du monde.
Désormais, au contraire, il y a ce ressenti
que les périphéries viennent nous « enva
hir » et nous priver d’un certain nombre
d’avantages et de privilèges.
Mais la mondialisation a eu des effets
opposés au Sud, en créant de nouvelles
classes moyennes. De quoi la contesta
tion se nourritelle làbas?
Au Sud, en effet, la mondialisation est
principalement considérée comme une
aubaine, mais se forme vite un décalage
entre les espoirs qu’elle a suscités et l’immo
bilisme d’un ordre politique qui en est le
seul, ou du moins le principal, bénéficiaire.
C’est le discours qui est tenu par la rue au
Liban comme au Chili. La mondialisation
permet une communication généralisée
créant, au Sud, une visibilité sur le monde
qui n’existait pas auparavant – on compte
400 millions de téléphones connectés en
Afrique. D’où l’espoir, la frustration et la
rage. On découvre à la fois les opportunités
d’un monde de consommation et l’impossi
bilité d’en profiter. Il ne faut pas oublier non
plus que nous sommes encore à une époque
où 825 millions de personnes souffrent de
malnutrition. Le front est double, comme
on le voit au Maghreb. La protestation réu
nit à la fois une classe moyenne qui voudrait
profiter à plein de la mondialisation en
dénonçant l’immobilisme du système, et les
plus pauvres, qui en sont exclus, mais sont
désormais conscients de leur exclusion.
Les pouvoirs des pays du Sud
ne sontils pas davantage menacés par
ces mouvements que ceux du Nord,
où existent des traditions de concerta
tion et des amortisseurs sociaux?
Les institutions sont en effet beaucoup
plus faibles au Sud : il ne faut pas croire
qu’un régime est fort parce qu’il est autori
taire. Il en donne l’illusion par ses capacités
coercitives, mais son faible niveau de légiti
mité fait que tout dictateur peut tomber
très vite... Le dénominateur commun au
Sud reste la faible adhésion des populations
à des institutions qu’elles ne connaissent
pas, qu’elles n’aiment pas et que, générale
ment, elles ne comprennent pas. Ce sont les
éléments structurels de la faiblesse propre
au Sud. Le social n’en est que plus fort et,
dans une logique de nouvelle confrontation
avec le politique, il n’en a que plus d’ascen
dant. D’où l’impact des « printemps arabes »
quel que fût ensuite leur destin. Cela expli
que pourquoi, aujourd’hui, les pouvoirs
sont beaucoup plus menacés à Beyrouth, à
Bagdad ou à La Paz que ne l’a été à Paris le
président français face à la protestation des
« gilets jaunes ». Mais c’est aussi au Sud
qu’est en train de naître cette nouvelle
grammaire contestataire. Dans mon livre
Les Deux Etats [Fayard, 1987], je soulignais le
contraste entre la culture de l’émeute au
Sud et la culture de la demande en Europe.
Je me demande si, avec cet acte II de la mon
dialisation, nous n’entrons pas dans une
autre étape, où la contestation est totale
ment transfigurée par rapport à ses catégo
ries classiques...
Quels sont aujourd’hui
ses principaux défis?
Cette contestation est plus expressive que
revendicative. Elle s’inscrit dans une logique
de fossé plus que d’affrontement : on s’éloi
gne du schéma classique de la lutte des clas
ses pour glisser vers l’affirmation de l’in
communication absolue entre deux mon
des. On énonce avec force cette séparation
qu’on entend combattre en restaurant l’idée
de peuple, ellemême irriguée par des réfé
rents souvent conservateurs (nation, repli
identitaire, méfiance à l’égard de l’exté
rieur) : c’est pourquoi cette nouvelle contes
tation peut, notamment au Nord, avoir une
orientation autant conservatrice que pro
gressiste. Au Sud, la tentation identitaire est
combattue mais, en même temps, se régé
nère au nom de cette même peur de la mon
dialisation, qui est perçue comme manipu
lée par d’autres, avec la complicité des élites
locales et nationales. Qui, de la conservation
ou de la réinvention du monde, ira le plus
vite? La seconde ne sera possible que dans
une réelle cogouvernance du monde à
laquelle, actuellement, nous tournons le dos
sur la scène internationale...
propos recueillis par marc semo
L’HÉGÉMONIE
CONTESTÉE. LES
NOUVELLES FORMES
DE DOMINATION
INTERNATIONALE
de Bertrand Badie
Odile Jacob,
240 pages,
22,90 euros
L’HÉGÉMONIE
ET SES FANTÔMES
LIVRE
A
partir de 1945, le concept d’hégé
monie devient l’obsession des
princes, des militaires, des diplo
mates, des historiens et des politistes.
Alors que la puissance américaine dirige
et conduit la coalition des démocraties
face au totalitarisme soviétique, il était
tentant de voir Washington comme la
nouvelle Athènes et de laisser à Moscou
les parures de Sparte. La question de
l’« hégémon », autrement dit du chef d’un
groupe, d’une région, voire de la planète,
permettait d’éclairer les enjeux politi
ques, sociaux, culturels des grands bascu
lements du monde intervenus ces der
niers siècles. Mieux, elle faisait apparaître
des cycles de stabilité. L’histoire se réécri
vait ainsi à l’aune des périodes de main
tien de l’ordre garanti par les grandes
puissances. De la GrandeBretagne vic
torienne au siècle américain, l’hégémo
nie se concevait dans la capacité d’un Etat
à œuvrer pour luimême, mais aussi pour
le bienêtre de l’humanité tout entière.
Dans L’Hégémonie contestée. Les nouvel
les formes de domination internationale,
un essai vif et tranchant, le spécialiste des
relations internationales Bertrand Badie
montre que l’hégémonie est, au contraire,
un mythe. Cette fable, ditil, commence en
477 avant JésusChrist, lorsque l’historien
grec Thucydide s’empare du concept pour
expliquer comment les cités grecques s’en
remettent à Athènes pour les protéger
contre les Perses. L’idée d’hégémonie, qui
s’apparente, sinon à la servitude volon
taire, du moins à l’obéissance acceptée, fait
par la suite l’objet de nombreux mésusa
ges. Bertrand Badie les met en évidence :
Charles Quint échoue à remporter l’adhé
sion des monarchies européennes contre
les Turcs ; les guerres hégémoniques de
Louis XIV finissent par isoler la France et à
en faire la cible de la ligue d’Augsbourg ;
l’hégémonie messianique napoléonienne
s’avère incapable de trouver sa voie entre
domination et émancipation.
Des hégémons moins performants
De même, la bipolarité qui se met en place
après 1945 est une hégémonie imparfaite
dans la mesure où elle est partagée et que
des « décrochages hégémoniques » s’opè
rent dans chaque camp : à l’Ouest, la su
perpuissance américaine est relativisée
par l’idée gaullienne de grandeur et par la
puissance économique acquise par l’Alle
magne et le Japon ; à l’Est, l’hégémonie so
viétique est contestée par la Yougoslavie
de Tito et par la Chine de Mao.
L’auteur y voit les symptômes d’un
monde antihégémonique dans lequel
nous sommes entrés à partir du moment
où les décolonisations ont été ratées. Le
système international bancal et conflic
tuel qui en est ressorti a mis en déroute
petits et grands hégémons. Si la réinven
tion néolibérale de l’économie mondiale
correspondait à une stratégie hégémoni
que, elle n’a réussi avec ses plans d’ajuste
ment proposés par la Banque mondiale et
le Front monétaire international (FMI)
qu’à s’attirer la colère des foules des rues,
du Venezuela à la Côte d’Ivoire, en passant
par le Maroc et l’Egypte. Et Bertrand Badie
de constater que, depuis les années 1960,
moins les hégémons sont performants,
plus ils ont tendance à surestimer leurs ca
pacités. En témoignent les EtatsUnis, qui
se sont montrés incapables de gagner
leurs guerres et d’en sortir confortés, du
Vietnam à l’Irak.
De fait, à mesure que l’économie s’est
mondialisée, que les puissances sont
devenues plus dépendantes sur le plan
énergétique, que les moyens de commu
nication se sont démocratisés, la contesta
tion l’a emporté sur l’hégémonie. Cher
chant davantage à retrouver un rang que
la puissance, les dirigeants « néonationa
listes » au pouvoir aux EtatsUnis, en
Russie, en Inde, en Turquie ou au Brésil
s’ingénient désormais à contester systé
matiquement les logiques multilatérales.
Une position rémunératrice sur le plan
électoral, mais qui conduit ces puissances
à s’aveugler sur le rejet qu’elles suscitent,
nourrissant des mouvements qui peuvent
les balayer. Une analyse fine qui montre
que les vieilles puissances, tout comme les
pays du Sud, continuent de croire au my
the de l’hégémonie, quitte à suivre son
fantôme.
antoine flandrin
CETTE
CONTESTATION
EST PLUS
EXPRESSIVE QUE
REVENDICATIVE.
ELLE S’INSCRIT
DANS UNE
LOGIQUE DE
FOSSÉ PLUS QUE
D’AFFRONTEMENT
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