Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

Héros ousalaud ?Nous en étions là,
c’est-à-direpas bien loin de nosréflexions,
quand la lourde carcasse du CRS s’est glissée,
avec une surprenante agilité, sur labanquette
défraîchie d’une brasserievaguementengour-
die :nous étionsàCalais (Pas-de-Calais) au mois
d’octobreetilbruinait.Steve s’est doucement
gondolé.«Onest justedes hommes, onfait notre
boulot»,a-t-ilpouffé.Lerirediscret deceux qui
n’ontpas besoin d’enfairetroppour en impo-
ser.Legaillardde36ans avait même délaissé
l’uniformepour l’ occasion, troquantla«tenue
Robocop»contr eunjeans et un pullàcapuche
sans âge.Hérosousalaud,tout le mondeadroit
àune journée derepos.
L’homme se souvientparfaitementdelapre-
mièrefois où ilaendossé lecostume de sauveur.
C’était en 2015, le 11 janvierpour êtreprécis, et la
photoavait fait le tour de la planète.On yvoyait
un enseignant, la soixantaine, lunettes etcha-
peau vissé sur latête ,claquer la biseàunfonc-
tionnaireantillais, Stevedonc.Un manifestantet
un policieravaientfraternisé dans les rues de
Paris, au milieu d’une manifestation monstreàla
mémoiredes morts desattentat sdeCharlie
Hebdoet de l’Hyper Cacher,donttrois membres
des forces de l’ordre:FranckBrinsolaro, le garde
du corps de Charb, AhmedMerabet, gardien de
la paix, et ClarissaJean-Philippe,policièremuni-
cipale.L’imageréchauffait le cœur d’une nation
transie et nombreuxyvoyaientles ymboleparfait
de «l’esprit du 11-Janvier».
Steveavait reçu des appels du monde entier
pour leféliciter.DeNew York,deLondres et,
bien sûr,deMartinique, où l’onavait reconnu,
avec surprise, l’enfanttimide dupays.«Tu
embrasses les hommes maintenant?»l’avait titillé
un vieil oncle. En seremémorantcemoment,
Stevesourit, unpoil embarrassé.«C’était bizarre,
on n’ajamais le droitàdes félicitations pource
qu’onfait;enplus, je suisréservé, je me méfiais
un peu,jenem’attendais pasàceque quelqu’un
vienne nous diremerci»,lâche-t-il.Ses collègues
non plus, qui se sontprudemmentécartés, le
laissantenpremièreligne. Depuis, ils l’appellent
«Big bisou»pour lechambrer.
Vuede2019, la scèneparaît étrangement
anachronique.Lesembrassades entreflics et


manifestants ontété remisées aurayo ndes curio-
sités. Sur les mursdelacapitale,chaque lende-
main de défilé des«gilets jaunes», les services de
la mairie s’affairen tàeffacer lestags«Tout le
monde détestelap olice»ou autre«ACAB»(acro-
nyme de«All cops arebastards»,«tous les flics
sontdes bâta rds»). Au crépuscule d’une année
qui auraconnu le plus long et violentépisode de
maintien de l’ordredel’histoirecontemporaine,
la policenationaleparaît plus ébranlée que
jamais, secouéeparl’âpredébat sur les violences
policières,parune nouvelle vague de suicides de
fonctionnaires etparune profonde crise sociale
et morale. Et,comme sice n’étaitpasassez, elle
affronte désormaisson pirecauchemar:le
spectred’une menaceterroristeissue de ses
propresrangs. L’attaque de la Préfecturedepolice
de Paris, perpétrée jeudi3octobre2019 parun
agentadministratif de la direction durenseigne-
ment, quiacoûtélavie àquatr epersonnes, en
plus de l’assaillant, abattu parungardien de la
paix, aporté un coup duràl’institution, sommée
une nouvelle fois derapidementévoluer au risque
de voir la paranoïa la gangrener.
Au sein de sacompagnie, qui alterne les mis-
sions de sécurisation–àCalais notamment–et
les week-ends de manifestation, Steveregarde
tout ça de loin. Engagéà24ans, après des études
d’architecture, l’hommeatout de suitevoulu
fairepartie de la maison CRS,une entitéunpeu
àpart, aufonctionnementsimilaireàcelui des
militaires, et qui protège davantage ses agents.
Lesprimes viennentcompenser les dures jour-
nées, et les heures supplémentaires nonpayées,
qui s’accumulentpour les autres, sontau
cont raireréglées rubis sur l’onglepour les CRS.
«Cesontles seuls quin’ontmême pas besoin de
négocier,aucun pouvoir ne prendralerisque
qu’ils lèventlepied»,s’esclaffe un haut gradé.
Steverestera-t-ilpour autantpoliciertoutesa
vie ?Petitemoue circonspecte:«Jesuisaussi
capable deconstruiredes maisons.»
Lesnombreux agents issus durang quenous
avons longuementinterrogésracontenttous la
criseexistentielle que traverse l’institution, en des
termes souvent crus.«C’estdur àvivre pour les
collègues:unjour,onest encenséscomme des
dieux vivants, et, le lendemain, on nous crache àla

gueule.Le malaisen’ajamais étéaussi fort qu’au-
jourd’hui,témoigneFabrice*,commandanten
police-secours, intarissable quand il s’agit de son
métier.On parle du maintien de l’ordre, duterro-
risme...Mais c’esttoutelap olicequi est en danger,
celle de la sécuritépublique,l’immense majoritédes
flics du quotidien, qui sontdans lescommissariats.
Aujourd’hui,onn’estplus en mesured’assu rerla
sécuritédes Français, etça,ilyades collègues qui
ne le supportentpas. »Christian*,unancien qui a
quittérécemmentlamaison,résume le sentiment
latent :«Onest passé d’unextrêmeàl’autre.
En 2015, ilyavait un danger et on était le bouclier
qui protègelapopulation. En 2019, c’est la popula-
tion qui était dehorsetonétait le bouclier qui pro-
tégeait les institutions.»
Il faut revenir àces joursdejanvier et de
novembre2015 pour mesurer le monde qui nous
séparedecetteépoque pourtant passil ointaine.
La plupartdes fonctionnaires serappellentavec
émotioncesmanifestations. Abdoulaye Kanté,
l’un desraresàaccepter detémoigner en son
nom propre,n’apas àchercher bien loinpour
faireresurgir les images.Attablé àune brasserie
de Nanterre(Hauts-de-Seine), ilconvoque ses
souvenirsdans un sourire:«C’estbizarrededire
ça mais, après les attentats, ilyavait une fierté,
unefiertébleu-blanc-rouged’avoir fait le job.Je
travaillais en policejudiciaireenSeine-Saint-
Denis et, là-bas aussi,onétait applaudis. C’était
indescriptible, on était dans la manifestation le
11 janvier,les gens pleuraient, c’était un moment
d’union. Ilyavait comme un effet“Coupe du
monde 98”:onest tous ensemble, on mettout de
côté.»Lesjoursheureuxn’ontpas pour autant
effacé les tristes journées.Le brigadier de 41 ans
racont ele13novembre, l’attaque au Stade de
France, puis lafouille dans les décombres d’un
sordide immeuble de marchand de sommeil,
après l’assaut duRAID contre Abdelhamid
Abaaoud, l’instigateur desattentats, le
18 novembreàSaint-Denis.«C’est nous qui avons
étéchargésdes constatations, personne ne voulait
yaller,çamenaçait de s’effondrer.Onatout
retourné pendantplusieursjours, j’airamassé la
cervelle desterroristesàlamain... C’est aussiça le
boulot.»Stéphane*,commandantdivisionnaire
aux premières loges en 2015,remonte également
le fil decetteannée qui l’aconduitàquitterpour
un tempslapolic enationale :«Quandça apété
en janvier,jemesuis retrouvé dans letourbillon.
Je suis en salle de crise et j’apprends queça atiré
àcôtédelaportedeChâtillon, là où je laisse mes
enfantsàl’écol e. Je ne peux même pas appeler,
mon téléphone necaptepas. Lesgens ne serendent
pascomptemais, quand on est policier,onfait
passer les autres avantsoi.Lamarchedes prési-
dents, le 11 janvier,c’était un truc defouàorgani-
ser. C’est vrai que c’était un beau moment, maisça
n’apas duré.»Il respireungrand coup puis
enchaîne d’un trait.«Après les attentats du
13 novembre, je craque. Moiaussi,jemeradi calise
sur mes positions.Je me rends comptequ’on est
défaillants, qu’on ne peut pasgérerça. La vérité,
c’est qu’aprèsça il n’yaeu aucune bascule, lesgou-
vernementsn’ontrien fait. Si un truccomme

“C’est dur àvivre pour lescollè gues :unj our, on est encensés


commedes dieux vivantset,le lendemain,on nouscracheà


la gueule.Le malaisen’ajamais étéaussi fort qu’aujourd’hui.”


Fabrice*, commandant enpolice-secours


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