Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1
Lorsque Tina Turner annonceen1 989
une tournée d’adieu européenne–The Farewell
Tour –, Jana Grosssedit que jamais elle neverra
son idole. Cette jeunefemme métisse de 26 ans,
dontlepère, malien, étaitvenu àBerlin-Est le
temps de ses étudesavantderepartir aussitôt,
écoutaitàfond dans sonWalkman lavoix rugis-
sante de la diva noireaméricaine lorsdes es trajets
de S-Bahn quotidiens.Tina Turner la mettait
«dans son monde »,comme si elle la protégeait des
regards encoin et des messesbasses.
Unefois leMurtombé, unefois les 100 deutsche-
marks empochés, elle découvrequ’il resteune
poignée de placespour le spectacle, prévuen
mai 1990 auWaldbühne, lafameuse arène de
plein air de Berlin-Ouest,àquelquespasduStade
olympique.À40deutschemarks le tic ket, le
cadeau de bienvenue deJana Grossseradonc, sans
hésitation, un showdelat igresse duTennessee.
«Mon plan deBerlin était vierge du côté Ouest du
Mur. Je me suis mise en volantdemaTrabantvert
grenouille, et moncollègue me guidait en criant“à
droite,àgauche,àdroite’’ ,jusqu’auWaldbühne, où

l’onadégringolé directementversles premiers
rangs...Le concertacommencé,comme dans un
rêve.»Jana ne se souvientplus deschansons, ni de
la tenue de scène de lavedette, ni de rien d’autre,
en vérité. Tout justedes bleus sur les bras le lende-
main,tant ils s’étaientpincéspour ycroire.
Jana Grossavait déjà amorcé la transition, ducôté
de la culturepop, en travaillantpour l’émission
pour adolescents«Elf99».Un programmetélé à
succèsqui n’éludait ni la sexualité, ni lapolitique
ou lesvoyages. Lesdécibels des groupesocciden-
taux, déjà, transperçaientler ideau deferetc olo-
nisaientles ondes.Lorsque BruceSpringsteen joua
le 19 juillet 1988 auvélodrome deWeissensee à
Berlin-Est,Jana était là,petitefourmiparmi les
160 000fans agglutinés devant le récital du
«Boss».MaisTinaTurner auWaldbühne, c’était sa
révolutionàelle.
Il restait donc 60 deutschemarks dans la cagnotte
de Jana. Avec une autrecollègue, elleapoussé plus
loin encorecôtéOuest.Jusqu’àFribourg.Un
cinéma.Àl’affiche :La ViedeBrian,l’irrévéren-
cieuxchef-d’œuvredes MontyPython.«J’airi, j’ai

tellementri, et je me suis dit:“C’est aussiça,l’Ouest,
pas seulementunsystème politique.’’Àlafindufilm,
j’étaistellementdéboussolée que j’ai oublié mon sac
àmain dans la salle.Ce fut la fin de mes 100 deuts-
chemarks»,se souvientJana, qui travaille
aujourd’huicomme monteuse pour le bureaude
la RAIàBerlin.
Mais l’horizon deJana était plus lointain encore
que Fribour gouleWaldbühne. C’est sur laterre
rouge duMali, dans lecercle de Bougouni, qu’elle
accompliraune autreforme deréunification,
plus intimecelle-là.«Audépart, j’avais peur de
ne pasavoir le droit derentrersijequittais l’Alle-
magne »,confie-t-elle.Mais Jana voulait plus que
tout retrou verson père.Lui qui la laissa seule
avec sa mère, sans laisser de trace. Ellepassera
un moisavec lui et son«autrefamille»à
Bougouni,avantder etourneràBerlin.«Àl’Ouest,
dans le S-Bahn, personne ne me dévisageait plus »,
racont e-t-elle. Et même siTina Turner adepuis
multiplié lestournées d’adieu,Jana n’aplus
ressenti lebesoin deretournervoir son idole, de
peur d’abîmer son souvenir.

Le 9novembre 1989,
Jana Gross (ci-dessus)
traverse l’Oberbaumbrücke,
le pont qui enjambe la
Spree, pour se rendre
àBerlin-Ouest. Elle a
utilisé une partie des
100 deutschemarks de
bienvenue pour s’offrir
un billet du concertde
Tina Tu rner quelques mois
plus tard. Elle s’y rendra
en Trabant (ci-dessous en
1990).

TinaTurneretlesMontyPython.


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