Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1
parAlexandreGavras, fils duréalisateur
Costa-Gavras et de la productriceMichèle Ray-
Gavras, aujourd’hui producteur.Son petit frère
Romainypasse lesweek-ends,avantd’emmé-
nager au deuxième.Au quatrième vivait Chantal
Rémy,monteuse et productricepour latélévi-
sion, puis son filsMathieuKassovitz.
«Cet immeuble, qui étaitàl’époque un peu au
milieu denulle part, c’esttoutenotrejeunesse,se
souvientRomain Gavras, quiévoque les heures
pass ées avec Kim Chapiron et soncopain d’école
ToumaniSangaré.Quand onacommencéàfaire
des petits films, on s’en servaitcomme décor.»
D’autantque, dans un loftdurez-de-chaussée
habiteChrisMarker,immenseréalisateur àla
réputation dereclus.«Onlecroisait souvent,
ajouteRomain Gavras.Ducoup,Kimetmoi,ona
regardélefilmSanssoleil(1983) trèstôt. Même si
on était des petitscons,çanousaouverts, l’air de

rien,àunecertaine idée de la poésie des images. »
Le cinéaste(« le sage»,pour Kim Chapiron)
assurelatutelle spirituelle;labande-son,
hip-hop, estfournieparlacollection de vinyles
de Christian Chapiron.

En


1997,MouloudAchourest un
jeune homme de 17 ans, qui
rêve de devenir journaliste. Il
rencontreletrio Gavras-
Chapiron-Sangaré.«Quand j’ai
débarqué et que j’ai découvert le travail deKiki
Picasso,son engagementpolitique,Kimquidessi-
nait des pénisgéants sur lesmurs,jemesuis dit
que j’étaischez les oufs,confie-t-il.Mais c’était
cool,àcetâge,d’avoir un endroitàParis où on
pouvaittous atterrir.»«Tous »,c’est aussi Olivier
Barthélémy, copain d’école de Kim etToumani,
AlexisManenti (l’un desrôles principaux des
Misérables), camarade decollège deRomain
Gavras, qui vit alorsdans le 5earrondissement, et
bien sûrLadj Ly.Celui-ci vientdeMontfermeil, en
Seine-Saint-Denis, où habiteune partie de la
famille maternelle de Kim Chapiron.«Quand j’ai

rencontréKim, je devaisavoir8ans,se souvient
LadjLy.AuxBosquets, où j’ai grandi,tout le
mondeconnaît satanteMarie-Christine;c’était un
peu l’assistantesociale de la cité.QuandKimet
moi onaététrop grands pour lecentrede loisirs,
onacommencéàseconnecter surParis. »
Ils ont18ans. Ils ne sontpas originaires des
mêmes milieux, mais la question des différences
sociales ne sepose pas, toujoursgomméespar
l’amitié, les enfancespassées ensemble et l’envie
de faireducinéma.Voilà quelques années que
Kim,Romain etToumanitournentàleursheures
perdues descourts-métrages,avec un camés-
cope hi8. L’esthétique est artisanale:imagessyn-
copées, montage hypertonique, punchlinesàfort
potentiel, intrigues rudimentaires...Lesvidéos,
qui dépass entrarementles dix minutes, sont
montées sur deux magnétoscopes, puis transfé-
rées sur des cassettesVHS que le trio distribue

gratuitementàqui veut bien les prendre. Elles
sontestampillées«Kourtrajmé»,personne de la
bande ne se souvenantdel’annéeexactedenais-
sancedulabel–unflou quiconcerne aussi le
nombredemembres que lecollectiftentaculaire
acomportés. Entout cas, le nom est déposé en
association loi de 1901.Le bacenpoche, Kim
Chapiron,apprentigraphiste,dessineles
jaquettes des VHS.Quelques années plustôt, un
ami graffeur deRomain Gavras (Bertrand
Grébaut, aujourd’huichef durestaurantparisien
Sept ime)amis aupointunlogo.Leur recette?
Un sens de l’humourpotacheetprovocateur.Et
une dose d’esbroufebien ordonnée.«Dès le
début, ils ontcompris qu’ilfallait jouer sur la pro-
pagande massive:même si onn’arien, onfait
croireaux autres qu’on est déjà puissants,raconte
Christian Chapiron.Pendantdes années,
Kourtrajmé, c’était justedesgamins dans leurcage
d’escalier quifaisaientsemblant. »
Lesgamins ontdeux modèles:MathieuKassovitz
et VincentCassel.Quand il était adolescent, son
voisin Christian Chapironavait prêtéàKassovitz
une camérapour qu’il aille«fairejoujou ducôté

de la voieferrée ».Il deviendraunréalisateur
vedetteavecMétisse(1993) et surtoutLaHaine
(1995),avec Cassel.Lesdeux millions d’entrées
en Franceont ouvert la voie àune génération née
dans la culturerap, l’autorisantsymboliquement
àfairedes films.Aussi, quand Cassel accepte,
en 2002, la proposition de Kim Chapiron de jouer
dansun court-métrage,«çanousatout d’uncoup
donné un peu de crédibilité»,selonRomain
Gavras.LesFrèresWantedest lerésultat d’un
week-end detournage«complètementàl’ar-
rache»,du propreaveudeson réalisateur :«J’ai
appeléLadj et ses potes deMonftermeil,Olivier
Barthélémy,qui jouait danstous nos films, et
Tarubi,unamicapoeiriste... »Le pitch est som-
mair e:«Ladjest en difficultéparcequ’ilavolé les
cendres d’un grand maître.VincentetBarthlui
viennentenaide.»Quelques semaines plustard,
Cassel accordeàChapiron deux heures de plus
pour tourner unraccord.Ainsi naîtLaBarbichette,
un sketch de moins de cinq minutes, diffusépar
le jeune siteInternet ducollectif et desDVDdis-
tribuésici et là, quipropulseKourtrajmé dans
l’aventuredelaviralit éavant l’heure.
La démocratisation de la vidéo puis l’arrivéedu
numériqueoffrent une visibilitéinespérée.«Ils
onteulachanced’arriver aumomentoùl’audio-
visuel se démocratisait,analyseChristian
Chapiron.KimetRomain onteuàportée de main
les premièrescaméras paschères de très bonne
qualité.Leson était bon, les logiciels de post-pro-
duction et de montage,facilementpiratables... »
C’est d’ailleurslui quiavait rapporté àson fils, au
début des années 1990, unfisheyedu Chinatown
de LosAngeles. Cet objectif grand angle, qui
filmeà180 degrés etcourbeles contoursde
l’image, devientlamarque defabrique des pro-
ductionsKourtrajmé.«SpikeJonze l’utilisait aux
États-Unis dans ses vidéos de skateboard, mais on
aétéparmi les premiersàenavoir un enFrance,
raconteKim Chapiron.Çaadonnéàtoutcequ’on
faisait uncôté “cinoche”.»«Onarrivait avec des
filmscourts,urbains,avec nosgueulesànous...Ça
amarqué les esprits,ajouteLadj Ly.Etcomme on
avait créé notreproprechaîne de production, de
fabrication et de distribution, onn’avait besoinde
personne. »Quand Kim Chapironréalise en 2003
le clip dePourceux,morceau ducollectif
Mafia K’1Fry, le siteInternet deKourtrajmé
explose.L’année précédente déjà, lewebmaster
attitrédel’équipeavait eu l’idée d’une«bonne
vanne »:«Onavait mis lenuméroduFNsur
notresite,rigoleMouloudAchour.Onafait péter
leur standard!»Romain Gavrascomparecette
liberté avec celle de laNouvelle Vague,rendue
possible parl’invention de camérasàlapellicule
plus sensible, qui ontpermis de sortir des stu-
diospour tourner dans la rue, en lumièrenatu-
relle.«Latechnologiealepouvoir dedicter les
courants,théorise-t-il.Quand une invention se
démocratise, on neraconteplus les mêmes his-
toires, et la grammairechange. »
Surles tournages, l’improvisationrègne.«Tout le
mondefaisaittout,racont eLadj Ly.Jeme suis
retrouvé accessoiristesans savoircequ’était un
accessoiriste, j’ai appelé des mecs avec des

“Sur lEStournagES,toutlEmondE faiSaittout.
JE mE SuiS rEtrouvé accESSoiriStE SanS Savoir
cE qu’était un accESSoiriStE,J’aiappElédES mEcS
avEc dEStêtES marrantESSanSSavoirquE JE faiSaiS
du caSting, trouvé dESfringuESSanSSavoir
quEc’était du StyliSmE...minE dE riEn ,J’aitouché

touS lESmétiErS du cinéma SanS JamaiSfairE
d’écolE.”ladjly, réalisateur

lemagazine

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JR. Syspeo/Sipa

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