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CULTURE
MARDI 26 NOVEMBRE 2019
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Le Théâtre des Quartiers d’Ivry dans la tourmente
Une plainte pour viol, classée sans suite, contre le directeur, JeanPierre Baro, empoisonne l’établissement
ENQUÊTE
C’
est le ministre de la
culture qui l’a dit, le
14 novembre, lors
des Assises du ci
néma sur la parité, l’égalité et la di
versité dans le cinéma : « Trop peu
de victimes de violences sexuelles
osent déposer plainte. Et quand
c’est le cas, les plaintes aboutissent
encore trop peu, a déclaré Franck
Riester. A toutes celles qui osent
briser le silence, je veux dire deux
choses. Votre parole est une arme
(...) et elle ne sera pas vaine », a
ajouté le ministre qui évoquait,
entre autres, le témoignage de
l’actrice Adèle Haenel dans Media
part, accusant le réalisateur Chris
tophe Ruggia d’« attouchements
sexuels », une quinzaine d’années
après les faits.
Ce discours a été jugé offensif, de
même que les annonces faites par
le ministre – entre autres, la mise
en place de platesformes d’écoute
qui devraient être opérationnelles
dès le 1er janvier 2020. Mais Franck
Riester se fait plus discret sur une
autre affaire qui pollue depuis des
mois le quotidien du Théâtre des
Quartiers d’Ivry (TQI), à Ivrysur
Seine (ValdeMarne).
Lieu emblématique de la décen
tralisation culturelle, le Théâtre
des Quartiers d’Ivry a été créé
en 1972 par le metteur en scène
Antoine Vitez. En 2016, il devenait
un Centre dramatique national
(CDN), doté de son école de comé
diens amateurs. Nommé en
juin 2018 à la tête du TQI, le met
teur en scène JeanPierre Baro a
pris ses fonctions en janvier 2019.
Or, en septembre 2018, il a été visé
par une plainte pour viol déposée
par une jeune femme, pour des
faits remontant à septembre 2011.
Administratrice dans le spectacle
vivant, cette femme, qui souhaite
rester anonyme, connaissait le
metteur en scène depuis octo
bre 2010 – une relation profession
nelle, ditelle. L’acte dénoncé a eu
lieu dans l’appartement de la
jeune femme, à Paris, où ils
avaient décidé d’aller boire un
verre en fin de soirée, après une
« première » dans un théâtre.
Quand il l’a embrassée, elle l’a re
poussé en lui disant plusieurs fois
« non, arrête », « c’est n’importe
quoi », sans qu’il veuille entendre
ni qu’elle puisse se défaire de son
étreinte. A un moment, elle a
pensé qu’il était « moins risqué » de
se laisser faire, liton dans la
plainte. JeanPierre Baro a contesté
les faits.
En novembre 2018, JeanPierre
Baro a été placé en garde à vue, et
une confrontation a eu lieu avec
son accusatrice. En mars, la plainte
était classée sans suite, « faute
d’éléments suffisants pour caracté
riser l’infraction ». L’affaire a été ré
vélée le 25 juin par le critique de
théâtre JeanPierre Thibaudat, sur
son blog hébergé par Mediapart.
Mal-être ambiant des salariés
Contactée par Le Monde, l’admi
nistratrice indique qu’elle ne sou
haite pas, pour l’instant, saisir à
nouveau la justice, à moins que
d’autres femmes ne s’associent à
sa plainte. Deux étudiantes dans
une école d’art où JeanPierre
Baro intervenait, il y a quelques
années, se sont en effet expri
mées. La première a parlé d’une
agression sexuelle à la fin d’une
soirée arrosée ; la seconde n’em
ploie pas ce terme, évoquant
- dans une « réponse » au texte de
Mediapart – « une soirée triste
ment banale » où elle « n’arrive pas
à dire un vrai non, clair et ferme ».
« En face, il n’entend pas ce petit
non faible et louvoyant qui tente
de se dire », ajoutetelle, préférant
« pointer du doigt un système dont
nous avons hérité et que nous per
pétuons, qui biaise les rapports
hommesfemmes, les rend vio
lents, parfois pervers ».
C’est le 21 décembre 2018, soit
quelques jours avant son entrée
en fonction, que les salariés du
Théâtre des Quartiers d’Ivry ont
appris l’existence de la plainte
pour viol. Le choc a été terrible, ra
content les représentants du per
sonnel. Dès son arrivée, en jan
vier, le metteur en scène a abordé
le sujet devant l’équipe, très mal à
l’aise. JeanPierre Baro a pu en
suite arguer du fait que la plainte
avait été classée sans suite. Mais
cela n’a rien changé au malêtre
ambiant. L’image du TQI n’a pas
tardé à se dégrader, de même que
le climat en interne, tandis que la
fréquentation a nettement chuté.
La visite d’une psychologue, en
voyée par la médecine du travail il
y a deux semaines, a été bienve
nue. Un groupe de salariés a passé
trois heures et demie à lui expli
quer la situation.
Les artistes associés au CDN
sont restés proches de JeanPierre
Baro, tels Dieudonné Niangouna
et Amine Adjina. Avec une qua
rantaine d’acteurs, metteurs en
scène et auteurs, auxquels
s’ajoute Didier Abadie, le direc
teur de l’Eracm, l’école d’acteurs
de Cannes et Marseille où a été
formé JeanPierre Baro, ils sont si
gnataires d’un texte de soutien :
« Le travail avec JeanPierre Baro se
déroule toujours dans le respect de
chacun, femmes et hommes, dans
un climat propice au dialogue, au
partage. Jamais il n’a usé d’un quel
conque pouvoir pour obtenir de
nous quelque chose contre notre
volonté. Jamais nous ne l’avons vu
avoir de comportements déplacés
envers autrui ou envers nous qui si
gnons cette lettre ».
En revanche, deux artistes ins
crits dans la programmation
20192020 du TQI, Myriam Saduis
et Samuel Gallet, ont renoncé à y
présenter leur spectacle. Ce der
nier, dramaturge, avait engagé
une collaboration qui lui semblait
« prometteuse » avec JeanPierre
Baro. Dernièrement, il a adapté
le roman Mephisto de l’Allemand
Klaus Mann pour une mise en
scène de JeanPierre Baro, Me
phisto (Rhapsodie), actuellement à
l’affiche au TQI (jusqu’au 1er dé
cembre). Mais le dramaturge n’ira
pas à Ivry présenter sa propre
création : « Avec le collectif Eskan
dar, on a décidé de ne pas venir
jouer. C’est la décision la plus juste
et la plus cohérente dans le climat
actuel et par rapport à nos engage
ments politiques », explique Sa
muel Gallet au Monde. Le soir de la
« première », le 12 novembre, une
spectatrice a fait demitour – se
lon plusieurs sources – en décou
vrant le tract que lui tendait une
militante, décrivant la situation.
Ce jourlà, un tag immense s’éta
lait sur un muret situé à l’exté
rieur du CDN : « JeanPierre Baro
violeur. » Effacé le lendemain ma
tin, il est réapparu dans la journée.
Embarrassées, les trois tutelles
du TQI que sont le ministère de
la culture, la Ville d’Ivry et le dé
partement du ValdeMarne,
gardent le silence – le maire
d’Ivry, le communiste Philippe
Bouyssou, n’a pas souhaité ré
pondre à nos questions. Le
10 juillet, le bureau de l’Associa
tion des centres dramatiques na
tionaux (ACDN), regroupant les
trois directeurs de CDN Robin Re
nucci, Carole Thibaut et Joris Ma
thieu, publiait un communiqué,
demandant « à l’Etat et aux collec
tivités territoriales qu’ils fassent
entendre leurs positions sur la
poursuite du projet au Théâtre des
Quartiers d’Ivry ». Leur appel est
resté sans réponse officielle, ce
que déplore, à titre personnel, la
metteuse en scène Carole Thi
baut : « J’ai l’impression que les tu
telles jouent la carte de l’étouffe
ment. Que le ministre de la culture
salue les paroles d’Adèle Haenel
tout en gardant le silence sur les
plaintes de femmes anonymes re
flète l’état de notre société, qui ac
corde de la valeur à la parole de
ceux et celles qui ont du poids et ne
prend pas en compte celle des
autres victimes. »
« Une nouvelle direction »
Une femme a parlé et a déposé
une plainte, laquelle a été classée
sans suite. Que faire? Le politique
semble particulièrement démuni
devant ce « cas ». JeanPierre Baro,
lui, paraît confiant : « Ma position
n’a jamais été remise en cause par
les tutelles », déclaretil au Monde.
Il reconnaît que le maire d’Ivry
surSeine lui a conseillé, cet été, de
se « retirer provisoirement » pen
dant un ou deux mois. « Mais j’ai
estimé que mon absence ne serait
pas un bon signe », résume le met
teur en scène, qui préfère se proje
ter. « Le 4 octobre, j’ai rencontré les
trois tutelles dans le bureau du
maire, pour évoquer le plan de re
mise en ordre de marche du théâ
tre. On ne peut pas juger d’une fré
quentation sur deux mois. Quand
je suis arrivé, j’ai dû faire face à sept
Deux artistes
inscrits dans la
programmation,
Myriam Saduis et
Samuel Gallet,
ont renoncé à y
présenter leur
spectacle
départs. Nous n’avons plus d’atta
ché de presse, nous avons du mal à
en recruter. Pour l’heure, nous met
tons en place un accompagne
ment social pour les salariés. Il faut
aussi donner des éléments de lan
gage au personnel des relations
publiques », ajoutetil. Un nou
veau point d’étape a été effectué
lors d’un comité de suivi, fin octo
bre, réunissant JeanPierre Baro,
les tutelles, ainsi que les représen
tants du personnel.
Depuis près d’un an, l’ancienne
codirectrice du TQI (de 1992 à
2018) avec Adel Hakim, lequel est
décédé en 2017, avait pris soin de
ne pas prendre la parole. Pour la
première fois, Elisabeth Chailloux
a décidé de s’exprimer. « Il ne s’agit
pas d’un conflit social, mais d’un
cas de conscience. Lorsque la
plainte contre JeanPierre Baro a
été classée sans suite, les trois tutel
les ont estimé qu’elles ne pouvaient
pas démettre JeanPierre Baro. Du
moins, c’est ce que j’ai compris »,
expliquetelle au Monde. Les tu
telles ont maintenu la nomination
sans qu’il y ait le moindre principe
de précaution. Ce principe, tel que
le préconisent les collectifs féminis
tes HF et La Barbe, prévoirait no
tamment le retrait du directeur en
cas de mise en cause grave nuisant
à la bonne marche d’un établisse
ment public. Cela suppose l’inté
gration d’une clause dans ce sens
dans les conventions d’objectifs
des lieux labellisés par le ministère
de la culture. Il faut faire appel à
une nouvelle direction qui redonne
du sens au projet du Théâtre des
Quartiers d’Ivry. ». L’entourage de
Franck Riester assure que « le dos
sier est suivi de très près au plus
haut niveau ».
clarisse fabre
A Lyon, des débats sur la place des
femmes dans la transmission du théâtre
Samedi 23 novembre, le collectif féministe HF a organisé une
journée sur « la place des femmes dans la transmission du théâ-
tre » à l’Ecole nationale supérieure des arts et techniques du
théâtre, à Lyon. Les débats ont porté notamment sur les rap-
ports de domination et le sexisme dans les écoles, en présence
de responsables pédagogiques (écoles du Théâtre national de
Strasbourg, de la Manufacture de Lausanne, etc.). Selon la co-
médienne Charlotte Fermand, 32 ans, l’une des organisatrices
de la journée, « certains enseignants agissent dans une zone
grise rarement condamnable par la loi, comme le fait de deman-
der à une élève de venir en minijupe. L’une des raisons est le
manque de diversité des professeurs, des hommes blancs, hété-
ros. Une autre explication est le répertoire essentiellement mas-
culin, avec des textes érotisant les violences faites aux femmes.
On reçoit beaucoup de témoignages d’étudiantes et la prise de
conscience ne fait que commencer ».