22 |culture MARDI 26 NOVEMBRE 2019
0123
« Les cinéastes algériens sont solidaires du Hirak »
Les réalisateurs Karim Moussaoui et Hassen Ferhani évoquent la situation politique de leur pays
ENTRETIEN
K
arim Moussaoui
(43 ans) et Hassen Fe
rhani (33 ans), qui ont
scellé leur amitié voilà
dix ans dans le cadre d’un ciné
club algérois, sont les deux prin
cipales figures montantes du ci
néma algérien. Les deux hom
mes, présents au festival
Entrevues de Belfort (du 18 au
25 novembre) à l’occasion d’une
rétrospective consacrée au nou
veau cinéma algérien, sont aussi
aux premières loges du séisme
politique qui traverse leur pays.
Participezvous au Hirak,
ce mouvement de protestation
qui mène les Algériens dans la
rue depuis dix mois?
Karim Moussaoui : Depuis le
début. J’ai manqué peu de vendre
dis. Je me souviens encore de la
manifestation inaugurale du
22 février. Je suis sorti de chez moi
à 14 heures, et j’ai d’abord vu un
groupe d’un millier de personnes
environ encerclé par la police. Je
me suis dit que l’échec de la pro
testation de 2011 allait se renouve
ler. Et puis j’ai tourné la tête, et j’ai
vu des milliers et des milliers de
personnes converger vers le cen
tre d’Alger. C’était extraordinaire.
Hassen Ferhani : Je suis installé
depuis quelques années à Mar
seille, mais je tourne en Algérie.
Quand j’ai vu ce qui se passait, je
n’ai pas supporté d’assister à dis
tance, et j’ai décidé de me joindre
au mouvement aussi souvent que
possible. Je suis notamment allé à
la manifestation du 8 mars, qui a
été un raz de marée. Deux semai
nes avant les événements, nous
étions en tournage avec Karim
dans le sud du pays. On a donc vu
monter la vague, mais on n’était
pas certains qu’elle prendrait.
Karim, vous êtes resté en
Algérie, tandis qu’Hassen s’est
installé en France. De quoi
procèdent ces choix?
H.F. : Pour moi, cette décision
n’est pas politique, mais privée. Et
puis je suis vraiment entre les
deux pays, je n’ai pas coupé le
cordon.
K.M. : Je ferais la même réponse.
Le choix de rester n’est pas non
plus politique. Comme cinéastes,
nous sollicitons en permanence
un financement international,
qui nous amène à beaucoup
voyager. Personnellement, j’ai
l’impression que mon pays c’est la
Méditerranée, que j’emprunte
comme une grande rivière.
Comment expliquezvous
le succès de ce mouvement?
K.M. : Par le désespoir de la so
ciété algérienne. Les élections tru
quées, un président malade qui se
représente pour son cinquième
mandat, l’absence d’horizon so
cial. Tout le monde se retrouve
dans cette protestation, tout le
monde se parle, les jeunes, les
vieux, les femmes, les islamistes.
Je n’avais jamais vu un tel élan
collectif dans ce pays fracturé. Ja
mais les Algériens n’avaient eu
voix au chapitre. On a l’impres
sion que le pays prend enfin
forme dans ces manifestations.
H.F. : On voit des scènes absolu
ment impensables hier encore.
Une belle fille, par exemple, qui
harangue la foule dans un micro
que lui tend un barbu. Il n’y avait
que dans les stades de football
qu’on rencontrait ce genre de fer
veur. Contrairement à ce qu’on
pourrait penser, le football n’était
pas un dérivatif utilisé par le pou
voir ; c’était, face à une scène poli
tique qui faisait honte, le lieu pré
curseur de la mobilisation et de la
fierté populaires algériennes.
D’ailleurs, ce n’est pas un hasard
si le chant de Ouled ElBahdja, un
collectif de supporteurs de
l’USMA (l’Union sportive de la
Medina d’Alger), l’un des plus
vieux clubs du pays, est devenu
l’hymne du Hirak.
Que dit ce chant?
H.F. : Il s’appelle La Casa del
Mouradia, qui est le nom de la
présidence, et tourne en dérision
la manière dont l’ancien prési
dent Bouteflika a berné à cinq re
prises le peuple algérien.
Comment le cinéma rencontre
til le Hirak? Avezvous
des projets sur la question?
H.F. : Ce qui est certain, c’est que
tous les cinéastes algériens sont
solidaires et partie prenante du
Hirak. Beaucoup d’entre eux, en
effet, ont pris leur caméra avec
eux et filment les manifestations,
mais je ne peux pour le moment
vous donner aucun nom. Ce sont
à la fois des initiatives personnel
les, et des projets mandatés par
des sociétés de production. Je
pense que d’ici deux à trois ans,
vous aurez une éclosion de films
documentaires sur les événe
ments algériens de 2019. Quant à
moi, je ne me sens pas le désir de
filmer aussi près des choses. J’ai
besoin de plus de distance pour
mon cinéma. On m’a sollicité
mais j’ai refusé. Et puis il faut
choisir, je trouve : soit vivre les
événements, soit les filmer.
K.M. : J’ai filmé à deux reprises.
Sans réfléchir. Pour avoir une
trace de ce qui se déroule. C’est
l’énergie qui se dégage de ces ras
semblements qui est magnifique
à filmer. Mais ce que dit Hassen
est vrai : tout en filmant, je sen
tais bien que je manquais de re
cul, et aussi que je n’étais plus
partie prenante des événements.
Craignezvous la tenue
des élections présidentielles
le 12 décembre, boycottées
par l’opposition?
K.M. : Oui et non. Le pouvoir,
qui organise ces élections tru
quées avec cinq candidats à sa
solde, n’a visiblement d’autre
ambition que de se maintenir. Il
n’a pas compris qu’il n’est plus
une force de proposition et que la
société veut désormais changer
le système. Le Hirak a appelé à
manifester le jour des élections. Il
y a un vrai risque que cela s’en
flamme. Mais je pense que le
pouvoir réfléchira à deux fois
avant de déclencher un bain de
sang. Ils n’en ont pas les moyens,
l’armée n’est pas entièrement
derrière eux.
propos recueillis par
jacques mandelbaum
« Il faut choisir :
soit vivre les
événements,
soit les filmer »
HASSEN FERHANI
L’Algérie s’invite aux
Entrevues de Belfort
Films et tables rondes ont offert un regard
opportun sur le nouveau cinéma algérien
CINÉMA
belfort envoyé spécial
I
naugurant la programmation
du festival Entrevues de Bel
fort (du 18 au 25 novembre),
Elsa Charbit – venue de la Cinéma
thèque française et du festival de
Brive – a proposé pour son entrée
en matière un regard opportun
sur le nouveau cinéma algérien.
Nul n’ignore l’actualité politique
sur le fond de laquelle se profile
l’événement. Depuis février 2019,
le Hirak (mouvement), qui fait dé
filer des foules immenses dans les
rues du pays, a contraint à la dé
mission le président de la Républi
que Abdelaziz Bouteflika.
Désespérant les forces vives du
pays et ruinant le champ de la cul
ture, elle n’aura pourtant pas
réussi à empêcher une poignée de
jeunes cinéastes de batailler pour
faire exister des propositions es
thétiques d’une grande force. On a
retrouvé à Belfort quelquesunes
de ses principales figures, sur les
écrans d’une part, autour d’une
table ronde de l’autre.
Fort potentiel poétique
Figure tutélaire de ce fragile re
nouveau, Tariq Teguia, absent de
Belfort car attelé à un projet en Al
gérie, construit depuis son pre
mier longmétrage (Rome plutôt
que vous, 2006) une œuvre déci
sive, où la beauté plastique et le
souci politique portent le fer sur
les plaies de la société algérienne.
Son courage, sa détermination,
ont persuadé Karim Moussaoui et
Hassen Ferhani de la possibilité
même de créer sur ce territoire
hostile et déserté qu’est devenue
l’Algérie pour ses propres natifs.
Le premier, après avoir été assis
tant de Tariq Teguia, a ainsi signé
Les Jours d’avant (2015) puis En at
tendant les hirondelles (2017), deux
films d’amour impossible et d’his
toire divisée. Le second, sur le ver
sant documentaire, filme les for
çats de la viande comme des poè
tes dans le plus grand abattoir d’Al
ger (Dans ma tête un rondpoint,
2016), ou une vieille femme soli
taire, en proie à tous les démons
du pays, tenant buvette au milieu
du Sahara dans 143 rue du désert
(2019). Leur cinéma, à fort poten
tiel poétique, n’en dit pas moins le
cadenassage et l’exacerbation du
désir, le traumatisme de la guerre
civile, le sacrifice génération après
génération de la jeunesse, la tenta
tion de la fuite.
Ces deuxlà sont suivis de très
près par Djamel Kerkar, 32 ans, qui
les a rejoints comme programma
teur dans ce lieu de fermentation
créatrice que fut, au début des an
nées 2000, le cinéclub Chrysalide
d’Alger. Il signe avec Atlal (2018) un
premier et remarquable longmé
trage documentaire depuis Ouled
Allal, ville fantôme martyrisée par
la guerre.
Né en France d’un père algérien,
Mohamed Ouzzine ne se met pas
moins au diapason de cette école
de la cinématographique avec Sa
mir dans la poussière (2015). Ce film
très peu vu est une pépite. Le réali
sateur y filme son neveu qui fait
du trafic de mazout entre Algérie
et Maroc. Venu de la photographie,
Ouzzine sertit son propos dans
une image ocre et poussiéreuse,
où la lassitude du jeune homme, le
bestiaire qui l’entoure et la ronde
des esprits des montagnes empor
tent le film dans l’ombre de la folie.
Sans doute manquaitil à cette ré
trospective, ainsi qu’à la table
ronde qui l’accompagnait, une vo
lonté de corréler la question esthé
tique à l’actualité politique.
L’absence d’images, qui existent
pourtant à foison, des événe
ments actuels, était ainsi regretta
ble. Du moins la rétrospective eut
elle le mérite de faire apparaître
avec force les fondamentaux de
cette nouvelle école algérienne si
âprement attachée aux extérieurs
et à la topographie, que ces mots
de Djamel Kerkar évoquent parfai
tement : « C’est un cinéma qui parle
à partir de ce pays. Il œuvre à la re
conquête du territoire et à la libéra
tion de la parole. »
j. ma.
La Fondation desFemmes est la structure deréférence enFrance
en matière de droits des femmes et de lutte contre les violences
faites aux femmes.Grâce aux dons, elle améliore les dispositifs de
protection des femmes partout enFrance. Les dons ouvrent droit à
une réduction d’impôt de 66 %.
Source :
Depuis le 1er janvier 2019 en
France, une femme est assassinée tous les 2,36 jours
par son conjoint ou ex.
(document réalisé le 20/11/2019).
AGISSEZ.FAITES UN DON ÀLA FONDATION DES FEMMES.
SI RIEN N’EST FAIT,
154 FEMMES* SERONT
ASSASSINÉES PAR LEUR
CONJOINT OU EX D’ICI LA
FIN DE L’ANNÉE.