Le Monde - 29.11.2019

(Martin Jones) #1

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| Littérature| Critiques


Vendredi 29 novembre 2019

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Cinq jours pour refaire le monde par la puissance du verbe


Pour « Le Testament d’Alceste », Miquel de Palol invoque « Les Mille et Une Nuits », la Bible et « Les 120 journées de Sodome ». Vertigineux


françois angelier

A


ux fins goûteurs d’abîmes, à
ceux pour qui la littérature est
avant tout une table de déso­
rientation, deux monstres
étaient déjà réservés en cette rentrée : So­
lénoïde, de Mircea Cartarescu (Noir sur
blanc, voir « Le Monde des livres » du 15
novembre), avec son immersion subjec­
tive dans un Bucarest hanté et baroque,
et Francis Rissin, de Martin Mongin (Tu­
sitala, 616 p., 22 €), variation romanesque
sur l’invasion virale de la France par un
mythe politique imaginaire. Complète
désormais ce tandem Le Testament d’Al­

ceste, un dispositif narratif aussi vertigi­
neux qu’arachnéen, conçu par le roman­
cier­poète catalan Miquel de Palol.
Fils d’un archéologue­préhistorien, ar­
chitecte de formation, écrivain multi­
primé, Palol, comme le montrait déjà
son triptyque Le Jardin des sept crépuscu­
les (Zulma, 2015), a le goût de la strate et
de l’outre­fond, un sens furieux du dé­
dale et un amour transi pour la trans­
gression, l’éros et le secret. Inspirées par
le port thessalien de Phères et le person­
nage mythologique d’Alceste, amante sa­
crifiée par amour et revenue des Enfers,
les cinq journées de ce Testament... met­
tent en scène les retrouvailles d’un
groupe d’amis richissimes dans le do­
maine dit « du Mas­d’en­Haut », pro­
priété de la famille Costagrau, un laby­
rinthe architectural insolite et fastueux,
menacé de vente et de dispersion.

Alors que l’exercice d’une sexualité po­
lymorphe et débridée, ou l’assistance à
concerts baroques et saynètes poivrées
semble constituer l’essentiel de ce
convent libertin, la vraie raison de cette
assemblée se révèle la pratique du « Jeu
de la fragmentation », un jeu de rôle dont
la complexité semble intégrer la vie
même des joueurs, et dont l’essence ré­
side dans l’art du conte. Sous l’invoca­
tion des Mille et Une Nuits, de la Bible et
des 120 journées de Sodome, les protago­
nistes se livrent tour à tour à la relation
vivace et minutieuse de rencontres, té­
moignages, anecdotes ou faits divers. On
recueille ainsi l’histoire d’un vigile de
boîte de nuit mué en Abraham sacrifiant
(mais dont, hélas, aucun Dieu ne freine
le geste), celles des amours lupines et
dévorantes de Luti la louve­garou, de la
geste destructrice de Jacson Momo,

maître du monde par sa simple volonté,
ou encore d’Hébé de Garda, amante d’un
jour d’une bande de mômes.

Le décès de la belle Aloysia
Récits mobiles qui s’enchâssent en un
véritable exercice de spéléologie narra­
tive, où l’enjeu semble être d’atteindre
la fable mère, le récit central dont tous
les autres ne seraient que les enveloppes
successives. Les histoires ne s’enchaî­
nant pas en une simple concaténation,
mais s’articulant en de complexes
schémas géométriques à signification
métaphysique. Trouble enfin cette réu­
nion le décès de la belle Aloysia, dont le
corps semble se conserver et la chair
diffuser une étrange odeur de sainteté.
Une belle morte que l’on va tenter
magiquement de faire revivre.
Passant avec une aisance confondante

et une grande clarté d’une scène porno­
graphique à une méditation mathémati­
que, d’un dialogue de thriller à un collo­
que sentimental, jonglant sans faillir
avec l’architectonique baroque et les
substructures fantasmatiques d’un ro­
man qui vous égare pour mieux se
recentrer, Miquel de Palol livre ici une
monumentale réflexion sur ce centre de
toute littérature que sont, selon lui, « la
brutalité raffinée de la pensée, la vérité
sanguinaire de l’intention, la douloureuse
évidence de la beauté exilée ».

le testament d’alceste
ou la nouvelle phères mnémonique
(El testament d’Alcestis),
de Miquel de Palol,
traduit du catalan
par François­Michel Durazzo,
Zulma, 756 p., 24,50 €.

Liban vital


Au début de la guerre civile liba­
naise (1975­1990), Najla Jraissaty
Khoury a cofondé un théâtre d’om­
bres. Le répertoire était dédié aux
contes que la jeune femme partait
glaner auprès de ses aînés, aux qua­
tre coins du pays. Vingt ans plus
tard, alors que l’aventure prenait
fin, elle a poursuivi sa route et réuni
un corpus de cent contes, dont
trente sont aujourd’hui traduits
dans Contes populaires du Liban,
recueil alliant la plus rigoureuse
approche ethnographique à une
prégnante poésie. Les grands
thèmes de la tradition orale arabe
sont là : crédulité des puissants,
grandeur des humbles, inventivité
des femmes pour triompher d’un
djinn malfaisant, se soustraire au
joug d’un époux ou s’unir à l’aimé.
Avec ces récits, qui contribuent à
l’immuable vitalité du Liban,
Khoury ne rend pas seulement
hommage au beau savoir populaire
des siens : elle signe littéralement
une œuvre de
résistance.
eglal errera
Contes populaires
du Liban. Perles en
branches (Hikayat wa
hikayat), de Najla Jraissaty
Khoury, traduit de l’arabe
(Liban) par Georgia
Makhlouf, Actes sud,
« Sindbad », 252 p., 22,50 €.

Revenir à José Donoso
Un couvent promis à la destruction,
où une poignée de vieilles femmes
commentent la mort de l’une d’en­
tre elles. Une grande maison où un
enfant, Boy, né difforme, a grandi à
l’abri des regards du monde, entouré
d’autres monstres, à la demande de
son père, un riche aristocrate. Et,
comme lien entre ces deux espaces
clos, Mudito (« petit muet »), appelé
jadis Humberto, envoyé travailler
pour ledit aristocrate afin qu’il
s’élève sur l’échelle sociale. Avec
L’Obscène Oiseau de la nuit, consi­
déré comme son chef­d’œuvre, le
Chilien José Donoso (1924­1996) a
signé, en 1970, l’un des romans les
plus marquants du boom littéraire
latino­américain. L’un de ses plus
déroutants aussi. Avec ses voix
narratives fluctuantes, sa ligne chro­
nologique nébuleuse et ses allers­
retours entre réalisme et fantasma­
gorie, ce roman, aujourd’hui réédité,
déroule avec une force vertigineuse
les figures de la monstruosité et
l’écheveau complexe de l’identité
humaine. Cauchemar éveillé d’un
écrivain angoissé sous morphine, ou
génial tableau labyrinthique, à la
Goya, d’un monde sombrant dans la
décadence? Un peu
des deux, sans
doute.
ariane singer
L’Obscène Oiseau
de la nuit (El obsceno
pajaro de la noche),
de José Donoso,
traduit de l’espagnol par
Didier Coste, Belfond,
« Vintage », 638 p., 18 €.

Dans « Profession romancier », le grand écrivain


japonais livre les réflexions que lui inspirent quarante


ans de carrière. Cette longévité, surtout, l’étonne


La persistance


d’Haruki Murakami


Haruki Murakami, à Paris, en février 2019. RICHARD DUMAS POUR « LE MONDE »

florence noiville

E


n 2019, Haruki Murakami
a eu 70 ans. C’est un âge
auquel souvent, lorsqu’on
a fait profession d’écrire,
on s’interroge rétrospectivement
sur la signification de ce choix.
Qu’est­ce qu’une vie de roman­
cier? Pour qui et pourquoi
écrit­on? Après tout, comme le
souligne Julian Barnes, « il est aisé
de ne pas être écrivain. La plupart
des gens ne le sont pas et il leur ar­
rive fort peu de malheurs » (Le Per­
roquet de Flaubert, Stock, 1986).
Alors, même si son œuvre est
derrière lui, l’auteur reprend sa
plume et tente de s’expliquer
pourquoi il a consacré tant d’éner­
gie à « déployer des lignes de
mots » (Annie Dillard, En vivant,
en écrivant, Christian Bourgois,
1996). Cela peut être l’occasion,
comme chez Philip Roth, de se re­
tourner sur l’œuvre et de « se pré­
parer au jugement dernier » (Par­
lons travail, Gallimard, 2004). Ou,
comme chez Joyce Carol Oates,
d’analyser comment, lors du pro­
cessus créatif, « le langage, les
idées et l’expérience se rassem­
blent » (La Foi d’un écrivain, Phi­
lippe Rey, 2004). Cela peut être,
comme chez Ismail Kadaré, une
manière de lever le voile sur les
coulisses de la fabrication (Invita­
tion à l’atelier de l’écrivain, Fayard,
1991). Ou, comme chez Colum
McCann, d’encourager
les générations à venir
(Lettres à un jeune
auteur, Belfond, 2018).
On ne trouve rien de
cela dans Profession ro­
mancier, de Murakami.
Ce qui intrigue surtout
l’auteur de 1Q84 (Bel­
fond, 2011­2012), c’est
un point rarement sou­
levé par les auteurs oc­
cidentaux : le facteur
temps. Son constat de
départ est simple : « De­
puis plus de trente ans,
j’écris des romans et je
gagne ma vie en tant
que romancier », écrit­il.
Mais, plus que l’aspect
économique – il sait
combien la chance est
décisive pour vivre de
sa plume –, c’est celui de
la longévité qui l’inté­
resse. Comment l’écri­
vain échappe­t­il à la sélection na­
turelle? Comment dure­t­on dans
ce métier?
Le plus souvent, les lecteurs de­
mandent aux auteurs comment
ils sont devenus écrivains. Pour
Murakami, la question est donc
plutôt comment ils le sont restés.
« Ecrire un roman n’est pas très dif­
ficile, affirme­t­il. Ecrire un roman
magnifique n’est pas non plus si
difficile. Je ne prétends pas que c’est
simple, mais ce n’est pas non plus
impossible. Ce qui est particulière­
ment ardu, c’est d’écrire des ro­
mans encore et encore. Tout le

monde n’en est pas capable. Il faut
disposer d’une capacité parti­
culière, qui est certainement un
peu différente du simple talent. »
Quelle est donc cette aptitude?
Comment savoir si on l’a ou si on
peut l’acquérir? Murakami ne
donne pas de réponse définitive.
Il parle de ténacité, d’entêtement,
même, en ce qui le concerne,
avant de conclure qu’« on est
encore très ignorant sur cette qua­
lification ». Mais il note que l’écri­
vain dispose d’une forme de
compréhension du monde dis­
tincte, consistant à transposer en
histoires ce qui passe dans sa
conscience. Or cette méthode est
lente et itérative. Il faut trouver
pour chaque livre une métaphore
différente pour redire ce qui vous
obsède, avec l’impression de ne
jamais épuiser le sujet. Murakami
souligne aussi combien cette
méthode est « compliquée et fasti­
dieuse ». « Pour peu qu’on ait en
tête des représentations nettes », il

n’est nul besoin de « passer son
temps à les faire entrer dans un ré­
ceptacle aussi incertain et mysté­
rieux » qu’une histoire. Encore
moins de « créer à partir de rien
des agencements imaginaires »,
en s’accrochant à la conviction
que « là se niche le vrai ».

Si l’écrivain persiste, c’est sûre­
ment, comme disait Samuel Bec­
kett, parce qu’il n’est « bon qu’à
ça ». Ce qui ne signifie pas que
l’écriture constitue une forme
d’appréhension ou d’expression
du monde plus élevée qu’une

autre. Au contraire, Murakami
s’amuse du fait qu’elle défie
toutes les lois de l’efficacité et de
la rationalité. « Ecrire un roman,
c’est comme passer une année en­
tière à fabriquer, à l’aide d’une lon­
gue pince, un modèle minuscule
de bateau inséré dans une bou­
teille »... qu’on jetterait ensuite à
la mer. S’il avait une intelligence
plus vive, s’il était moins « pa­
taud », jamais l’écrivain ne serait
écrivain!
On trouve de nombreux para­
doxes de ce type dans Profession
romancier. Sur l’inconscient, l’ori­
ginalité, l’origine des personna­
ges... Mais qu’il disserte sur ces
thèmes ou raconte comment il
s’est mis à écrire après avoir tenu
un club de jazz, Murakami le fait
toujours avec la même sincérité
étonnée. Il offre ainsi un livre mo­
deste et plein de fraîcheur, débar­
rassé du papier de soie romanti­
que qui enveloppe trop souvent
les réflexions sur la littérature.

Si l’écrivain
persiste, c’est
sûrement, comme
disait Samuel
Beckett, parce qu’il
n’est « bon qu’à ça »

profession
romancier
(Shokugyo to shite
no shosetsuka),
d’Haruki
Murakami,
traduit du japonais
par Hélène Morita,
Belfond, 204 p., 20 €.
Signalons, du même
auteur, la parution
en poche du
Meurtre du
Commandeur,
traduit par Hélène
Morita et Tomoko
Oono, 10/18,
2 volumes de 552 p.,
9,60 € chacun ;
ainsi que de De la
musique, avec Seiji
Osawa, traduit par
Renaud Temperini,
10/18, 336 p., 8,10 €.
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