Libération - 25.11.2019

(Michael S) #1
«La marche permet
de s’ouvrir à notre

environnement


et de se concentrer


sur autre chose


que sur soi-même.»
Christina Kubisch
compositrice

triques, des bornes de validation
des pass Navigo, des compteurs
électriques, des capots de voitu-
res... C’est fou tout ce qui émet des
ondes dans la ville d’aujourd’hui :
certains panneaux publicitaires
font un bruit de mini-scie sauteuse,
des digicodes bourdonnent comme
les pales d’un hélicoptère, un écran
géant dans le hall du centre Pompi-

dou rappelle les épées laser de la
Guerre des étoiles tandis qu’un au-
tre produit un son de cloche. De-
puis 2003, l’artiste a réalisé plus de
79 «marches électriques» sur diffé-
rents continents, ce qui lui permet
de noter quelques différences : «Les
villes asiatiques ont plus de signaux
publicitaires, le nord de l’Europe a
beaucoup d’ondes internet et les on-
des magnétiques de New York sont
très fortes et bruyantes.» Pour la
spécialiste, «Paris est un mélange
étonnant de vieux sons et de nou-
veaux avec beaucoup de caractère !»
Elle constate cependant un enva-
hissement progressif de l’espace :
«C’est aujourd’hui plus dense et in-
tense, il n’y a plus de lieux silen-
cieux.» Elle regrette aussi une dis-
parition progressive des ondes
analogiques et leur remplacement
par les ondes numériques : «Les
sons analogiques sont riches, avec
plus de musicalité. Les sons d’au-

jourd’hui sont plus aigus et péné-
trants.» Musicienne, Christina Ku-
bisch apprécie les «mélodies, les
rythmes, les couches sonores, les
harmonies, les variations, le boucan
pur» de ces mystérieuses ondes qui
nous traversent. Ce que l’on finit
d’ailleurs par savourer aussi au fil
de la balade, avec une petite frayeur
au ventre, cependant, au contact de
ce bain de fréquences inattendues.
Que pense-t-elle de l’arrivée de la
5G? «On ne pourrait pas vivre sans
électricité aujourd’hui. Et les ondes
sont liées à cette énergie. L’arrivée
de la 5G est inquiétante mais ce qui
m’inquiète le plus, c’est l’inflexibilité
de ceux qui affirment ne pouvoir en-
visager l’avenir autrement», con-
clut l’artiste, qui apparaît dans un
film sur l’électrosensibilité. De ces
promenades sonores parisiennes,
on retiendra surtout qu’il est im-
portant d’être attentif : à nos sem-
blables bien sûr, au silence et sur-
tout à l’inaudible, là où se cache
une dimension secrète et poétique
de la musique.•

(1) Centre de développement
de la déambulation urbaine (CDDU),
Laboratoires d’Aubervilliers (93).
Rens. : leslaboratoires.org

Electrical Walks
de Christina Kubisch
Gaîté lyrique, 75003.
Jusqu’au 12 décembre, dans le
cadre du cycle Inaudible Matters.

veau. Un peu comme une photogra-
phie, qui devient véritablement une
photo une fois qu’elle existe en fi-
chier ou en tirage.» Car la machine
ne fonctionne pas comme les
oreilles humaines. «Les appareils
ramassent une foule de choses aux-
quelles nous ne prêtons pas atten-
tion. Ils produisent une sorte d’hy-
perréalité», précise le compositeur
qui est d’accord pour qualifier ses
excursions d’«expérience spiri-
tuelle». «Depuis trente ans, nous
passons la plupart de nos journées
devant des écrans. Or, nous avons
besoin d’expériences directes avec
notre environnement.»
Le trio à la tête des Laboratoires
d’Aubervilliers – Margot Videcoq,
Pascale Murtin et François Hiffler,
de la compagnie Grand Magasin –
a invité le musicien dans le cadre du
Centre de développement de la dé-
ambulation urbaine (CDDU), sigle
humoristique volontairement pom-
peux pour imposer –et dégonfler en
même temps – ce con-
cept de promenades
urbaines. «Il y avait
chez Craig une volonté de faire cir-
culer une bulle de silence parmi les
bruits et les rumeurs de la ville. Avec
un grand groupe, le silence devenait
soudain plus compact, plus actif,
plus partagé et créait une espèce de
sculpture musicale en négatif», ana-
lyse François Hiffler. Convaincu par
la nécessité de trouver de nouveaux
usages à la ville, le CDDU prévoit
une nouvelle excursion par trimes-
tre (1), avec des danseurs, des archi-
tectes, des artistes... C’est d’ailleurs
à Aubervilliers que s’est tenue la
première conférence de l’Interna-

tionale lettriste en 1952, à l’origine
des dérives urbaines situationnis-
tes, aussi nommées «psychogéogra-
phies» : elles permettaient de com-
prendre par soi-même les liens
entre affects et environnement.
Fiers de cet héritage, les Laboratoi-
res d’Aubervilliers tiennent à déve-
lopper un art en marge du métro-
boulot-conso-dodo.

Endroits
stratégiques
Au cœur de la capitale, c’est à une
expérience radicalement différente
que convie Christina Kubisch, ve-
nue de Berlin. La musicienne alle-
mande cite, parmi les modèles ins-
pirants, Willem de Ridder, artiste
du mouvement Fluxus qui propo-
sait des balades sonores dès l’appa-
rition du walkman. Avec Christina
Kubisch, pas de bulle de silence au
milieu du brouhaha mais plutôt des
grésillements, des nappes, des
chuintements, des bourdonne-
ments... «La marche
permet de s’ouvrir à no-
tre environnement et
de se concentrer sur autre chose que
sur soi-même», résume la composi-
trice qui a conçu des casques avec
des bobines en cuivre dans les
écouteurs permettant d’entendre
les ondes électromagnétiques. Sur-
prise, il y en a une sacré flopée!
Avertissement préalable : mettre
son téléphone portable sur mode
avion. Muni d’une carte avec les en-
droits stratégiques autour de la
Gaîté lyrique, on s’approche des
lecteurs de badges électroniques à
l’entrée des immeubles, des écrans
publicitaires, des trottinettes élec-

Reportage


A l’écoute des fréquences inattendues générées par les bornes de validation des pass Navigo.

CULTURE/


a incorporé des bobines en cuivre permettant d’entendre les ondes électromagnétiques de la ville.


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