Libération - 25.11.2019

(Michael S) #1

«B


ons baisers de Mars, l’équipe de
choc est de retour, crie-le.» Les pre-
miers mots du disque plantent le
décor, tout comme l’image directe de sa cou-
verture. Une pochette allégorique dont le
message trop clair, ajouté au cru numérique
de sa lumière factice, frappe d’emblée. La
photo rejoue Delacroix et son Radeau de la
Méduse, mais chargé d’archétypes contempo-
rains jusqu’à la caricature. Des jeunes qui se
prennent en selfie, un banquier qui perd sa
chemise, le samouraï noir Yasuke qui regarde
au loin, et un jeune avec un micro... d’argent,
forcément. «On aurait pu y être, sur ce ra-
deau», tranche Shurik’n quand on souligne
l’ambiguïté du tableau. Près de lui pour nous
parler, lundi au téléphone, Imhotep et Akhe-
naton. Ce dernier nuance : «C’est un radeau
ambivalent parce qu’il vogue avec plein de
gens à bord qui n’avaient pas la volonté d’em-
barquer là-dessus. Mais remarquez qu’ils na-
viguent depuis des eaux tumultueuses vers une
mer plus calme. Alors oui, c’est une pochette
positive dans des temps qui le sont moins.»

Donneurs de leçon. C’est donc la figure
historique et légendaire, régulièrement adap-
tée à l’écran comme en manga, du premier sa-

avenant, semble entendre nos réserves et as-
sume être «contre cette vision manichéenne
qui prévaut sur tout. La nuance, le second de-
gré disparaissent, un mec comme Desproges
serait crucifié aujourd’hui !» Alerte #OnNe-
PeutPlusRienDire au maximum. «Au lieu de
capitaliser sur le fait qu’on vit dans une pé-
riode où les conflits se sont considérablement
réduits en Europe, on passe notre temps à se
chercher la petite bête.» Et puis il y a les gilets
jaunes, dont le groupe, pour une raison ou
pour une autre, nous parle d’emblée sans
qu’on l’ait directement interrogé sur le sujet.
Alors que Nekfeu souhaitait un «joyeux anni-
versaire» au mouvement dès samedi dernier,
les Marseillais affichent clairement leur mé-
fiance vis-à-vis du mouvement : «En France,
on a une culture qui consiste à pointer l’autre
et le rendre responsable de nos échecs. Mal-
heureusement, si on a su se soulever pour de
bonnes raisons, j’ai l’impression que ces rai-
sons ne sont plus les bonnes. La violence histo-
riquement s’est toujours retournée contre ceux
qui l’ont déclenchée. A ceux qui voient Mai 68
comme une réussite, je rappelle que les forces
de police ont été multipliées par trois après les
événements», précise Akhenaton. Imhotep
renchérit : «Il y a cinquante nuances jaunes là-
dedans : des revendications très justes et d’au-
tres plus fantaisistes, auxquelles s’ajoute une
récupération par l’extrême droite dont il faut
se méfier. L’amour des siens n’est pas forcément
la haine des autres.» C’est cadeau, comme
aime à le scander ce dernier, amuseur assumé
du groupe, pour détendre l’atmosphère. En
somme, les grands frères éternels du rap fran-
çais nous interpellent encore, mais tout en
nuances de gris.
Matthieu Conquet

IAM Yasuke (Def Jam Recordings).

mouraï étranger, Yasuke, qui sert d’étendard
à ce nouvel opus. «L’image de celui qui est
parti avec des chaînes du Mozambique pour
finir sa vie en guerrier au Japon, c’est un peu
le rêve qu’on a réussi à toucher avec IAM, ra-
conte Akhenaton. Et c’est sans doute le rêve
des jeunes réfugiés économiques qui traversent
la Méditerranée pour venir chez nous. J’ai lu
ce récit d’un gamin de 14 ans qui a perdu la vie
dans un de ces trajets et qu’on a retrouvé avec
un bulletin de notes cousu dans sa veste... ça
m’a profondément ému. Et c’est devenu le
thème de l’album.»
1l y a aussi celui, éternel, du passage de l’en-
fance à l’âge adulte, la découverte d’une ar-
mure et ces étapes successives où les écailles
vous tombent des yeux. Tout IAM pourrait te-
nir là-dedans. On ne s’étonne donc pas de re-
trouver les Marseillais à leur aise dans Mosaï-
que ou dès le premier titre, Omotesando.
«Ecoute, la musique ne se planifie pas / Même
ceux qui se voyaient beaux, ne se qualifient
pas» y rappe Akhenaton. Mais la démonstra-
tion de force tourne parfois à la daronade et
les vétérans de passer pour d’aimables don-
neurs de leçon, à l’heure où le rap n’en tire
plus aucune, sinon celle de sa toute-puis-
sance. Défiance envers les manières de la
jeune garde, Niska, Vald, Damso et
­consorts ?«Non, une rivalité tout court, classi-
que, répond Akhenaton. Il y a une tradition
du battle rap, compétitive, tranchée, avec l’en-
nemi imaginaire. On est amoureux de cette
culture, les gens du rock le prennent toujours
mal, comme une guéguerre. Mais oui, le ghost-

writing [faire appel à des plumes, ndlr] dans
le rap ça me révulse. Le rap, c’est une musique
d’auteur. J’ai le même désamour pour les prods
toutes faites.»
Surtout, à coup de scratchs et de samples ré-
verbérés tellement entendus, lentement mais
sûrement, un léger ennui s’installe. IAM ré-
vèle avoir produit 34 titres pour n’en conser-
ver que 16, on aurait aimé un écrémage plus
rigoureux encore. A un effet de déjà-vu s’ajou-
tent des phases maladroites (Shurik’n en
crooner, la carte postale western) et l’impres-
sion d’assister à une leçon de papy-rap des
pharaons. Les coups d’éclat naissent plutôt
des rencontres, comme l’afro-beat Remember
avec Femi Kuti, et c’est au contact des invités
que Shurik’n et Akhenaton se surpassent (la
Fin des illusions avec Allen Akino, Faf Larage,
Veust Lyricist, Relo et R.E.D.K.). Quand JMK$
déboule dans Once Upon a Time, finale réussi
de ce qu’on pensait être une énième épopée
d’IAM, la production de Kheops accélère et
verse dans la trap. Ombre et lumière au plus
fort contraste.

Méfiance. Le cœur de notre hésitation, par-
tagé entre enthousiasme et lassitude, se
trouve peut-être dans le titre Qui est? Si l’ha-
bile jeu de son avec le fait de «quiller» fait sou-
rire, on est gêné par la défiance marquée à
l’endroit des réseaux sociaux et des causes
qu’on y embrasse. En clôture de son couplet,
Akhenaton s’interroge : «Où est l’hashtag Me-
Too? / Et où est l’hashtag mytho ?» Interrogé
sur ce point, le chanteur, affable et toujours

IAM entre deux eaux


Les vétérans du rap sortent
«Yasuke», un album en demi-
teinte, plombé par la banalité
des propos mais ponctué
de featurings réussis.

Le nouvel
album d’IAM
s’intitule
Yasuke
en référence
au fameux
samouraï noir.
Didier Deroin

28 u Libération Lundi^25 Novembre 2019

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