Libération - 25.11.2019

(Michael S) #1

Lutte et classe


Ariane Ascaride Rencontre parisienne avec l’actrice


la plus marseillaise qui soit, qui impose sa franchise


et sa vaillance au cœur de la galaxie Guédiguian.


Par Stéphanie Harounyan
Photo roberto frankenberg

pousse sur les planches avec ses deux frères, quand elle a
8 ans. Surtout, l’ancien résistant n’a jamais posé les armes.
«Après la guerre, il ne les a pas rendues. Une nuit, en plein 1968,
je me suis réveillée et je l’ai vu en train de les astiquer. Il voulait
y aller !»
A la fac de socio, Ariane, elle, milite à l’Unef, le syndicat étu-
diant. 1973, elle est en deuxième année, il faut briefer les nou-
veaux arrivants. Déjà, elle prend le micro dans l’amphi. A la
fin, un garçon l’aborde. «Il me dit : “Bien parlé.” Je savais que
j’avais bien parlé, je n’avais pas besoin de son assentiment!
J’ai regardé ma copine et j’ai dit : “C’est qui ce con ?”» Il s’ap-
pelle Robert Guédiguian et frime en perfecto au guidon de sa
moto BMW. Juste amis, jusqu’au second tour de la présiden-
tielle de 1974. «Il devait porter les résultats des bureaux de vote
au journal et m’a demandé de l’accompagner. Giscard l’avait
emporté. De désespoir, ce soir-là, je suis sortie avec Robert Gué-
diguian !»
Elle a encore la vingtaine quand ils se marient. Ils auront
deux filles, qui naîtront à Paris. Le jeune couple s’y est installé
en 1975. Ariane s’inscrit à la Sorbonne mais prépare le Conser-
vatoire. Elle échoue une première fois. «Je n’avais aucun des
codes, raconte-t-elle. Comme j’avais peu d’argent, je m’étais fait
prêter une jupe et des talons. Pendant que je passais ma scène,
un connard d’acteur du jury
se moquait de la façon dont
j’étais habillée. C’est une hu-
miliation que j’ai toujours
gardée en mémoire.» Quand
elle réussit l’année suivante,
elle réapprend tout : parler
sans accent, bouger autre-
ment, s’asseoir sur le bord
des chaises pour jouer Mus-
set. «J’ai fait en sorte d’être
acceptable.» Sa «chance»,
c’est d’être entrée en même
temps que Jean-Pierre Dar-
roussin. Il vient de Courbe-
voie, lui non plus n’est pas un bourgeois. Il lui ressemble. «Si
elle avait été de banlieue, elle aurait moins eu ce sentiment
d’être illégitime, nuance aujourd’hui «Dada», comme elle l’ap-
pelle. Et puis, ça n’a jamais été une petite souris grise dans son
coin. Elle a très vite pris la parole et acquis de la reconnais-
sance.»
Le cinéma, elle y touche par hasard, tourne un premier film
qui la mène à Cannes. Robert l’accompagne et se laisse aussi
prendre au jeu. «C’était déjà un cinéphile, mais il a eu envie
d’intervenir, explique-t-elle. Il était déjà très désappointé par
la politique. La seule façon d’intervenir dans le monde, c’est
de faire de l’art ou de la politique.»
Dernier Eté, leur premier film commun, sort en 1980. Au cas-
ting, Ascaride est la seule pro. Celui qui tient le rôle principal,
Gérard Meylan, est un copain d’école primaire de Robert Gué-
diguian. «Ce tournage, ça a été la foire d’empoigne, on s’est
foutu sur la gueule tous les jours, se souvient la comédienne.
Il a fallu du temps pour que cette bande de machistes de l’Esta-
que ne me regarde plus comme la “femme de”. C’est fini depuis
Marius et Jeannette.» En 1998, en plus du succès public, elle
remporte le césar de la meilleure actrice. «On a grandi ensem-
ble, c’est une chance, relève son mari. Si, dans un couple, l’un
cartonne et l’autre pas, c’est difficile.» Quand ils ont des choses
à dire, Ascaride et Guédiguian réunissent leur tribu et font des
films. Les historiques ont été rejoints par une nouvelle garde,
presque tous amenés par l’actrice. «C’est la mamma, confirme
Lola Naymark. Bienveillante. Franche. Elle parle droit.» «Suffi-
samment mal élevée pour plaire à beaucoup de gens», résume
Darroussin. Avec sa bande, Ascaride se sent «libre» :«Pas be-
soin de leur prouver quoi que ce soit, on peut proposer.»
Après Jeannette, d’autres réalisateurs s’intéressent à elle. La
reconnaissance du milieu l’apaise, mais ne résout pas tout,
même des années plus tard. Après son discours à Venise, elle
a reçu des centaines de messages de soutien. L’actrice, elle,
mettra une semaine à accepter le prix, à se «sentir légitime».
Guédiguian : «Elle est comme moi, on n’est pas complètement
détendus avec le cinéma. On se sent responsables.» Ascaride :
«Tu as deux solutions quand tu as été pauvre. Soit tu oublies
d’où tu viens, soit tu as de la mémoire. C’est une chose très belle,
la mémoire, mais ça amène aussi ce complexe. Et moi, j’ai de
la mémoire.»•

1954 Naissance.
1976 Entrée au
Conservatoire de Paris.
1998 César de la
meilleure actrice pour
Marius et Jeannette.
Septembre 2019
Prix d’interprétation
à la Mostra.
27 novembre
Gloria Mundi.

A


insi donc, Ariane Ascaride ne vit pas à Marseille... Ren-
dez-vous après le périph. A Montreuil, au cinéma le
Méliès, où elle s’est installée devant un thé. «Mon-
treuil, j’y vis depuis trente ans. Je dois être assez crédible dans
mes personnages si les gens pensent que j’habite à Marseille !»
se marre-t-elle. Marseille, tout de même, elle s’y échappe dès
qu’elle peut. Elle y habite encore dans Gloria Mundi, la der-
nière fable de Robert Guédiguian. Le film ne quitte pas la Jo-
liette, le nouveau quartier d’affaires où les tours conquérantes
effacent peu à peu la mémoire populaire
qui s’y débat encore, sous des passerelles
en béton. Son personnage, Sylvie, en-
chaîne les ménages la nuit pour survivre
dans une cité ubérisée qui n’y croit plus. «Elle n’a même plus
les moyens d’être dans la nostalgie», se désole Ascaride.
La veille de l’entrevue, la troupe s’est retrouvée à Marseille
pour défendre le film in situ. Darroussin, Meylan... Toute la
bande à Guédiguian sauf elle, retenue à Paris au théâtre où
elle lit en duo la correspondance d’Aragon et Elsa Triolet.
«De toute façon, avec les garçons, je ne peux pas en placer une»
se console-t-elle. A Venise, en septembre, c’est elle qui a parlé,
seule en scène. Gloria Mundi est un film choral, mais c’est
­Ascaride qui a reçu le prix d’interprétation de la Mostra.

­Devant les télés italiennes, bellissima en robe noire et argent,
elle a pris le micro et l’a changé en mégaphone. En italien, la
petite-fille d’immigrés napolitains a dédié son prix à «tous
ceux qui reposent pour l’éternité au fond de la Méditerranée».
Deux mois après, elle ne lâche pas. «Comment peut-on laisser
des gens se noyer? Et quand ils ne meurent pas, comment
peut-on leur dire qu’on n’en veut pas? C’est l’habitude de l’indif-
férence. Je préfère me foutre sur la gueule avec les gens. L’indif-
férence, c’est la mort.» Ne lui dites pas qu’elle est une femme
engagée. «Je n’aime pas ce mot, prévient-
elle. Femme engagée, ça veut dire chiante.
Je préfère le dire autrement. On est des ar-
tistes citoyens. Le rôle d’un artiste, c’est de
parler du monde dans lequel il est.» Quand elle le fait publique-
ment, comme à Venise, l’actrice se met «en position guer-
rière» :«Il y a des moments de ma vie où je me positionne comme
ça. C’est la façon dont j’ai été élevée.»
Retour à Marseille, dans les années 60, «du temps où les classes
sociales étaient plus définies», rappelle-t-elle. Les Ascaride
­vivent dans un immeuble modeste du centre. Sa mère est em-
ployée de bureau. «Je me suis inspirée d’elle pour jouer Sylvie.
Elle ne parlait pas beaucoup. Elle faisait.» Un père «Peter Pan»,
représentant pour L’Oréal mais comédien amateur, qui la

Le Portrait


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