Libération - 25.11.2019

(Michael S) #1

S


i la séparation entre in-
die et main­stream a
perdu en étanchéité
dans les années 2010, il reste
encore, à la périphérie des
manufactures de tubes, des
artisans de pop planqués
dans l’ombre qu’on aurait en-
vie d’indiquer au laser,
comme des étoiles brillantes
dans le ciel et qui méritent
qu’on leur fasse enfin un suc-
cès. C’est particulièrement
vrai pour Lispector, entrée
dès 1996 dans cette galaxie
d’artistes DIY qui seront sau-

vés de l’oubli par des fans
mordus, à l’instar d’un Da-
niel Johnston récemment
disparu. De son vrai nom
­Julie Margat, la Française de
cru bordelais bricole elle
aussi une pop en dilettante,
dont les chansons ne sont
pas pour autant de simples
chaufferettes mais de vérita-
bles foyers brûlants, attisés
par des mélodies qui flam-
bent même avec l’instru-
mentarium le plus bancal qui
soit – synthés périmés, fidèle
4-pistes, séquenceur, guitare.

Autarcie. Sorti le 11 octobre,
Small Town Graffiti est le
dernier de ses albums, K7 et
projets, si innombrables
qu’elle les compressait dans
un jukebox au début des an-
nées 2000 – en virtuel sur son
site, car s’il avait fonctionné
avec des pièces, il en aurait
fallu, des rouleaux. Heureu-
sement pour les mélomanes,
ses chansons miracles sor-

tent aussi en physique. Des
démos ont été compilées par
le label mancunien Twisted
Nerve d’Andy Votel, et des al-
bums hébergés chez des acti-
vistes du disque français, tels
Hertzfeld et Sauvage Re-
cords, avant d’intégrer ré-
cemment le catalogue du
­label Teenage Menopause,
artisanal aussi mais habituel-
lement plus bruyant.
La pop de chambre hyper in-
ventive de Margat, qu’elle
présente sous ce nom en
hommage à l’écrivaine brési-
lienne Clarice Lispector – en
quête comme elle de formes
accessibles d’humanité, fu-
gaces et délicates – préférera
toujours un synthé du rayon
jouet plutôt qu’un orgue
grandiloquent, un enregis-
treur 4 ou 8 pistes à la maison
plutôt qu’un studio intimi-
dant dont la console pourrait
faire décoller un vaisseau
spatial. Si son autarcie a
longtemps été son seul cock-

pit, la musicienne a fait
mixer cette nouvelle vague
de titres plus proprement,
pour que chacun puisse venir
y puiser son message. C’est
cette fraîcheur qui permet de
plonger dans une musique en
train de se faire, d’être dans la
simplicité du rêve plutôt que
dans son récit trop réveillé.

Innocence. Autre change-
ment : avec Huppert, et As-
trologie sidérale, la Borde-
laise considère enfin la
langue française, qu’elle avait
plutôt délaissée, sauf écart
pour le groupe de Brighton
The Go! Team sur Ye Ye Ya-
maha en 2015. Mais peu im-
porte la langue, les mots de
Lispector clouent toujours la
gravité avec légèreté, et vice-
versa – c’est son don de fem-

me-orchestre à la voix can-
dide. Elle s’imagine ainsi en
membre du grand bandi-
tisme dans une bourgade
cartoonesque sur la chanson
d’ouverture qui donne son ti-
tre à l’album, à la face twee
pop imparable : «We’re brin-
ging drugs, we’re bringing
crime, in such a pretty boring
town.» L’hyperactivité de Lis-
pector, ses connexions multi-
ples aussi, lui permettent de
dégripper un rock rouillé,
comme avec cette guitare
nonchalante sur l’inquiétant
Be Careful What You Wish
For, rock slacker qui n’a rien
à envier aux amis ricains.
Ensuite The Actress in the
Background et Nothing to Be-
lieve In rappellent l’inno-
cence vulnéraire des Ecossais
The Pastels sous les années

Thatcher, pendant qu’Astrolo-
gie sidérale révèle une corde
yéyé 80’s qui rappelle fran-
chement Anicée Alvina d’Ici
Paris. «C’est le grand retour
de Saturne, changement à
l’horizon, tu tu tu tu tu»,
chante la Française, et c’est
tout ce qu’on lui souhaite.
Charline
Lecarpentier

Lispector
Small Town Graffiti
(Teenage Menopause
Records). En concert
le 14 janvier au Point
éphémère (75010),
le 16 janvier en double
release party avec
Ventre de Biche au
Lieu unique à Nantes (44),
le 17 au Presbytère
à Beauregard (46).

(le groupe nous pardonnera,
après tout la subtilité n’est ni son
fort, ni son but), voilà la recette
originale des Jewish Monkeys,
provocateurs immatures, absur-
distes et engagés, dont les pieds
sont à Tel-Aviv mais le cœur et la
fanbase à Francfort, qu’ils ont re-
baptisé Punkfurt.

En une décennie et trois albums,
le trio, qui se réclame pêle-mêle
du folklore yiddish, de Frank
Zappa (celui de Jewish Princess),
des Groucho Marx et du hardcore
teuton, a revu ses ambitions à la
hausse sur Catastrophic Life, et
se présente désormais avec le
renfort de cuivres musculeux et

d’un shredder à chignon à la gui-
tare (l’accordéon, lui, a disparu).
Arrivé il y a quatre ans aux côtés
(au chevet ?) de ces gag-rockeurs
loquaces sur leur mal de dos mais
à la vitalité bluffante d’hystérie
dépressive sur scène, Omer
Hershman, le gratteux en ques-
tion et co-compositeur de la der-

Lispector, du 4-pistes


aux étoiles


Fleuron discret du
DIY à la française,
la chanteuse et
femme-orchestre
bordelaise déroule
sa pop de
chambre sur
l’ardent «Small
Town Graffiti».

nière livraison du combo, ré-
sume : «L’idée était d’étendre la
fondation juive et humoristique
du groupe à différents genres, du
surf rock à l’afrobeat. Mais en
gardant toujours l’auto-déprécia-
tion. De toute façon, quand j’écris,
j’ai la tronche de Jossi [le chan-
teur leader émacié roulant les “r”,
ndlr], en face de moi, ce serait
compliqué de se prendre au sé-
rieux...» Si l’on craignait le mé-
lange indigeste, ces métissages
très «alter», chantés tour à tour
en anglais rugueux, français
suave, allemand ou yiddish,
fonctionnent la plupart du
temps. Et presque à coup sûr en
concert, les mélodies du shtetl
démontrant une capacité d’en-
traînement indéniable, jamais
démenties depuis Rabbi Jacob.
Guillaume Gendron

Jewish Monkeys
Catastrophic Life (Greedy for
Best Music). Le 28 novembre à la
Bellevilloise, 75020. Dans le cadre
du festival Jazz’n’Klezmer (du
26 novembre au 7 décembre).

Jewish Monkeys dans la farce de l’âge


L


es prémices ont tout de la
blague juive. Un vétéri-
naire, un businessman et
un psy, tous ashkénazes et quin-
quagénaires, roulent leur bosse
en Allemagne. Que font-ils
quand il se rencontrent? Ils fon-
dent un groupe de klezmer punk
aux paroles oscillant entre la
vanne salace, la critique sociale
et les misères de l’âge (de l’im-
puissance à la tyrannie du ma-
riage) pour créer «le genre de mu-
sique que les juifs européens
auraient pu faire s’il n’y avait pas
eu l’Holocauste». Puis filent ré-
chauffer leurs vieux os sur les
plages israéliennes. A gros traits

Provocateurs et adeptes
d’autodérision, les
quinquagénaires
allemands mâtinent
leur klezmer punk de
surf rock et d’afrobeat
sur «Catastrophic Life».
A découvrir ce jeudi
à la Bellevilloise.

Photo Asaf Mann

culture/
Musiques

Julie Margat, alias Lispector, en hommage à l’auteure brésilienne. Katura Jensen

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