Libération - 25.11.2019

(Michael S) #1

Sous le «nouveau monde»
chanté par En marche,
l’ancien se voit toujours en
filigrane. Ainsi de la rhéto-
rique que s’apprêtent à em-
ployer les éminences de la
macronie pour contrer le
mouvement social d’am-
pleur annoncé le 5 décem-
bre. Agnès Buzyn sur
France Info jeudi : «Ce sont
des revendications très cor-
poratistes.» Emmanuel
Macron vendredi : c’est
une mobilisation «étrange
[...] contre la fin des régi-
mes spéciaux.» Richard
Ferrand dimanche : «C’est
une mobilisation pour
­conserver les inégalités.»
En un mot : les mécontents
sont des privilégiés,
la grève est illégitime.
On retrouve l’exact dis-
cours dont les gouverne-
ments successifs ont usé
pour fustiger les grèves
dans le secteur public et
tenter de monter le reste
de la population contre
ces salariés mobilisés.
Le ton étant donné, on
­attend logiquement, dès
le démarrage du mouve-
ment, le lamento sur les
usagers empêchés de se
rendre au travail ou de va-
quer à leurs occupations,
les atteintes à la produc-
tion nationale qui affai-
blissent le pays, la défense
des commerçants dont
le chiffre d’affaires sera
­menacé en pleine période
des fêtes, etc. Bref, le ré-
quisitoire classique des
gouvernements de droite



  • et parfois de gauche –
    contre des grévistes arc-
    boutés sur leurs insuppor-
    tables avantages qui «pren-
    nent en otage» le reste de la
    population.
    Certes, les grèves corpora-
    tistes existent et tous les
    mouvements ne sont pas
    forcément justifiés ni jus-
    tes. Mais s’agit-il de cela?
    Présentant son projet, le
    gouvernement a d’abord
    expliqué qu’il s’agissait
    d’une réforme globale,
    destinée à introduire plus


d’équité et de simplicité.
Mais très vite, il a laissé fil-
trer sa préoccupation de-
vant les déficits futurs que
l’actuel système ne man-
quera pas de susciter (et
dont l’ampleur est contes-
tée par beaucoup). Autre-
ment dit, la réforme n’est
pas seulement une affaire
d’architecture générale et
de principes communs.
Elle doit aussi générer des
économies, par le biais de
modifications «paramétri-
ques» (principalement
l’âge de départ, qu’il s’agit
de reculer d’une manière
ou d’une autre). Autre-
ment dit, cette réforme
touche tout le monde,
pas seulement la SNCF ou
la RATP. Dès lors, peut-on
qualifier tous ceux qui pro-
testent de «corporatistes»?
Sauf à considérer que les
retraités et les futurs
­retraités de France for-
ment une «corporation».
Drôle de corporation,
qui comprend 67 millions
de Français...
La CFDT, le syndicat le
plus accommodant, lui
aussi favorable à l’unifica-
tion des régimes, l’a bien
compris. Elle est prête à
discuter de la transition
vers le nouveau système,
secteur par secteur. Mais
elle veut distinguer de
cette réforme «systémi-
que» les changements «pa-
ramétriques», qu’elle en-
tend négocier dans un
second temps. En mélan-
geant les deux, le gouver-
nement s’est mis à dos le
seul allié qu’il aurait pu
se ménager dans le monde
syndical. Tactique
«étrange», comme dirait
Emmanuel Macron. La
macronie se retrouve du
coup dans la position habi-
tuelle des gouvernements
de droite, qui se placent du
côté de l’orthodoxie finan-
cière contre le monde du
travail. Nouveau monde et
vieux travers...
Quant à compter sur l’hos-
tilité de l’opinion envers les
grévistes, il s’agit d’un pari
pour le moins hasardeux.
En 1995, les cheminots en
grève avaient ­bénéficié
d’un soutien étonnant et

massif des non-grévistes
(on parlait de «grève par
procuration»), ce qui avait
conduit le gouvernement
Juppé à une reddition en
rase campagne. Toutes sor-
tes de professions manifes-

teront le 5 décembre, pas
seulement les «privilégiés».
Ces grévistes seront-ils im-
populaires? Rien n’est
moins sûr. On sait, en tout
cas, que la politique menée
par le président de la Répu-

blique suscite plus de pro-
testations que d’acclama-
tions. On sait aussi que la
très mauvaise impression
laissée par la première an-
née du quinquennat, entre
réformes à la hussarde et

maladresses verbales,
ne s’est pas effacée avec
«l’acte II» du mandat.
Dans ces conditions le
vieux discours «anticorpo-
ratisme» risque fort de
tourner à vide.•

Éditos/


Le 5 décembre, une grève «corporatiste»?


Par
Laurent Joffrin
Directeur de la rédaction
@Laurent_Joffrin


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