4 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi^25 Novembre 2019
«Ce sont les plus marginalisés qui se
sont le plus mobilisé, indique Ah-
mad, enseignant d’un quartier po-
pulaire de Bagdad. Mais une fois la
guerre terminée, ils ont été abandon-
nés et ce sont ces anciens combat-
tants qui nourrissent le plus grand
ressentiment à l’égard de l’Iran.» Car
depuis 2017 et la fin de la guerre
contre l’EI, les Irakiens n’ont rien ré-
colté des fruits de leur sacrifice, tan-
dis que la corruption de leurs gou-
vernants sous influence iranienne
a continué de les priver des ressour-
ces pourtant considérables de leur
pays, qui est le troisième exporta-
teur de pétrole au monde. Publiés
lundi dernier, les révélations conte-
nues dans les 700 pages de docu-
ments provenant du ministère ira-
nien des Renseignements sur les
liens de quasi-soumission des res-
ponsables irakiens à Téhéran, ont
encore exacerbé la colère.
«Complètement surpris»
«Je recommande à ceux qui contrô-
lent l’Irak et le Liban de remédier
à l’insécurité et à la tourmente créées
dans leur pays par les Etats-Unis, le
régime sioniste, certains pays occi-
dentaux et l’argent de certains pays
réactionnaires.» Cette déclaration
du Guide suprême, Ali Khamenei, le
30 octobre, à propos des manifesta-
tions qui agitent l’Irak et le Liban,
n’a fait que renforcer la rage des
contestataires. Elle indique dans le
même temps combien «les Iraniens
ont été complètement surpris par les
réactions hostiles des Irakiens», con-
fie un diplomate européen en poste
à Bagdad : «Ils semblent sincèrement
convaincus que ces révoltes sont télé-
guidées par les Américains et leurs
alliés arabes sunnites du Golfe.»
Reste que l’Iran ne peut se résoudre
à voir reculer sa domination sur
l’Irak et son influence dans toute la
région. Le général iranien Qassem
Soleimani, puissant chef des forces
Al Qods des Gardiens de la révolu-
tion, s’est rendu à Bagdad le 30 octo-
bre pour conseiller les principaux
responsables politiques et militaires
irakiens sur les moyens de contenir
les manifestations. A Beyrouth
comme à Bagdad, la peur d’actions
violentes menées en sous-main par
l’Iran et ses relais locaux est présente
dans tous les esprits. Des attentats
vidant les rues des manifestants ou
une répression plus féroce en Irak,
à l’image de ce qui s’est produit
en Iran ces derniers jours, hantent
les Libanais comme les Irakiens.
Hala Kodmani
Envoyée spéciale à Bagdad
N
oircis par les flammes et
désertés, les bâtiments des
consulats d’Iran et les sièges
de ses milices supplétives sont pré-
sentés comme des trophées par les
protestataires irakiens. A Bassora,
Kerbala ou Nassiriya, les grandes
villes du sud du pays, majoritaire-
ment peuplés de chiites, ces lieux
symboles de la domination ira-
nienne ont été incendiés dès les
premières nuits de la contestation
Certains ont fait des études mais ils n’ont plus
rien à perdre. Ils n’ont pas peur et sont très en
colère», observe Azadeh Kian, professeure de
sciences politiques à Paris-VII. Les classes
moyennes restent pour l’heure en retrait, à
cause de «l’impact dissuasif» de la violence,
complète la chercheuse, pour laquelle il s’agit
d’une limite du mouvement actuel. A cette si-
tuation sociale explosive s’ajoute l’ébullition
d’une région traversée par des révoltes contre
la corruption et les ingérences iraniennes (lire
ci-dessous). «La concomitance des luttes in-
quiète particulièrement les gens du régime»,
note Azadeh Kian, qui rappelle l’un des slo-
gans entendus dans les rues iraniennes : «Ni
l’Irak, ni le Liban, ma vie à moi est en Iran.»•
Guide suprême. Si Dieu le veut, l’Autorité judi-
ciaire les condamnera au maximum.»
Fébrilité
Depuis le début de la contestation, les autori-
tés refusent de ne voir autre chose qu’une ma-
nipulation venue de l’étranger. Un aveugle-
ment volontaire, certes habituel, mais qui,
combiné à la violence de la répression, démon-
tre la fébrilité de l’Etat. «Le régime craint ce
mouvement car les manifestants, tout comme
en décembre 2017 et janvier 2018, sont issus des
classes populaires et des classes moyennes infé-
rieures, celles-là mêmes qui sont censées être
des piliers du régime. Ce sont des jeunes, sou-
vent au chômage, sans espoir pour leur avenir.
Plusieurs voix de «l’Etat profond» se sont éle-
vées dans ce sens. L’ayatollah Ahmad Kha-
tami, chargé de la grande prière du vendredi
à Téhéran, a suggéré des punitions pour
l’exemple, tandis que le journal ultraconser-
vateur Kayhan propose carrément de pendre
les suspects. «Nous avons arrêté tous les lar-
bins et les mercenaires et ils ont avoué claire-
ment qu’ils avaient agi au service de l’Améri-
que, des Monafeghin [«hypocrites» en persan,
qui désigne dans la bouche des autorités ira-
niennes le groupe d’opposition en exil des
Moudjahidin du peuple, ndlr] et d’autres, a
pour sa part déclaré le contre-amiral Ali Fa-
davi, commandant en chef adjoint des Gar-
diens de la révolution, qui ne répondent qu’au
Événement
que celles de ses alliés libanais du
Hezbollah et des brigades chiites
irakiennes dans le combat pour
soutenir le régime de Bachar Al-As-
sad, l’Iran a réussi à étendre son
pouvoir sur la région.
En Irak, c’est la guerre contre l’Etat
islamique à partir de 2014 qui a
permis à l’Iran de renforcer consi-
dérablement sa mainmise, alors
que Téhéran était déjà bien im-
planté grâce à la majorité chiite de
la population et du gouvernement.
L’appel à la «mobilisation popu-
laire», nom des milices constituées
pour l’occasion, a permis le recrute-
ment de dizaines de milliers de jeu-
nes Irakiens dans le combat contre
Daech. Des dizaines de milices ont
été ainsi formées sous commande-
ment iranien.
semblait régner en maître sur l’en-
semble des territoires allant de Té-
héran à Beyrouth, en passant par
Bagdad et Damas, la mobilisation
populaire massive en Irak comme
au Liban pointe la responsabilité
iranienne dans le soutien aux systè-
mes communautaires rejetés. Elle
remet en cause une domination
construite méthodiquement ces
dernières années par une politique
de projection de la République isla-
mique qui s’est imposée en profi-
tant des conflits dans la région.
«Ressentiment»
Un investissement militaire et poli-
tique massif des forces pro-iranien-
nes sur le terrain syrien dès 2011 a
été le principal tremplin de Téhé-
ran. En mobilisant ses milices ainsi
fin octobre. «Iran, barra, barra !»
(Iran dehors !) est l’un des slogans
régulièrement scandés sur les pla-
ces centrales des villes irakiennes
occupées depuis plusieurs semai-
nes par les manifestants. Ils dénon-
cent la mainmise politique, écono-
mique et militaire de l’Iran sur leur
pays comme grandement responsa-
ble de la corruption et de l’incompé-
tence de leurs gouvernants.
Au Liban, c’est également dans le
sud, dominé par les partis chiites al-
liés de Téhéran, Hezbollah en tête,
que le rejet de l’influence de la Ré-
publique islamique s’est largement
exprimé pour la première fois de-
puis trente ans. Le bureau d’un dé-
puté du Hezbollah a été incendié le
18 octobre à Nabatieh. Alors qu’il y
a quelques semaines encore, l’Iran
De Bagdad à Beyrouth, le ras-le-bol
de la mainmise iranienne
L’influence politique,
militaire et économique
de Téhéran dans la région,
renforcée depuis la guerre
en Syrie, est dénoncée
par les manifestants
irakiens et libanais.
Lors d’une manifestation à Bagdad, dimanche. L’Iran est vu comme responsable de la corruption des gouvernants. T. al-Sudani. Reuters
tion basée à New York, a
compté au moins 2 755 arrestations, mais juge
l’«estimation crédible la plus basse proche de
4000». Le pouvoir judiciaire en a reconnu une
centaine. Le sort des personnes arrêtées reste
inconnu. Elles pourraient être détenues un
mois, afin d’être interrogées et que leur rôle
soit vérifié. Une jeune femme présentée
comme instigatrice des troubles dans le nord-
ouest du pays a fait des «aveux», diffusés jeudi
à la télévision d’Etat, une pratique régulière-
ment dénoncée par les organisations de dé-
fense des droits humains. Ceux et celles qui
seront identifiés comme des meneurs ou des
émeutiers risquent la «peine maximale», a as-
suré le responsable iranien précité.
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