Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1
(1) Lire Mireille Court et Chris Den Hond,«Une
utopie au cœur du chaos syrien »,Le Monde diplo-
matique,septembre 2017.
(2) Lire Benjamin Fernandez,«Murray Bookchin,
écologie ou barbarie »,Le Monde diplomatique,
juillet 2016.
(3)Cf.Michel Gilquin,«Retour sur la crise turco-
syrienne d’octobre 1998. Une victoire des militaires
turcs »,Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale
et le monde turco-iranien,no33, Paris, janvier-
juin 2002.
(4)«“Ne faitespas l’idiot!”:l’incroyable lettre de
TrumpàErdogan »,Le Figaro,Paris, 16 octobre 2019.
(5) Lire Didier Billion,«LaTurquie, allié capricieux,
ennemi impossible »,Le Monde diplomatique,
octobre 2019.
(6)«Erdogan says it’sunacceptable thatTurkey
can’thave nuclear weapons », Reuters,
4septembre 2019.
(7) Fatma Ben Hamad,«Enquête:des images
établissent les exactions d’une milice proturque en
Syrie », Les Observateurs, 21 octobre 2019,
https://observers.france24.com
(8)«Turquie:Erdogan sous pression pour renouer
avec le voisin syrien », RFI, 28 septembre 2019.
(9)Al-Hayat,Beyrouth, 12 octobre 2019.

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OFFENSIVE TURQUE CONTRE LES KURDES


Ankara et Moscou,jeu de dupes en Syrie


une distance de trente kilomètres de la
frontière syro-turque. Ankara garde aussi
le contrôle de la zone qui s’étend entre
les villes deTell Abyad et Ras Al-Aïn.

La grande constance des acteurs du
conflit syrien constitue l’une des clés
pour comprendre l’offensive turque et
ses conséquences.Avec cette attaque,
Ankara s’inscrit pleinement dans sa stra-
tégie au long cours, qui viseàsupprimer
toute base arrière au PKK tout en renfor-
çant son influence politique et écono-
mique au-delà de sa frontière méridio-
nale. De son côté, le président syrien
Bachar Al-Assadacondamné la violation
de son territoire, mais, grâceàl’accord
de Sotchi, il récupère des zones jusque-
là contrôlées par le PYD. QuantàMos-
cou, il entend demeurerl’arbitre absolu
du conflit;une ambition facilitéepar la
volonté maintes fois réitérée de
M. DonaldTrump de désengager les
États-Unis du bourbier syrien. C’est ainsi
le retrait américain quiasonné le coup
d’envoi de l’opération. Le6octobre, à
l’issue d’une conversationtéléphonique
avec son homologue turc, le locataire de
la Maison Blanche annonçait le départ de
ses soldatsprésents en Syrie.Trois jours
plus tard, Ankara lançait son offensive.

ment du PKK dans le nord du pays et un
droit d’intervention militaire dans une zone
de six kilomètres de large le long de la
frontière (3).ÀSotchi, MM. Erdoğan et
Poutineont convenuderéactiverl’accord
d’Adana, ce quidonnede faitàlaTurquie
un droit d’intervention au Rojava.

Le7août dernier,Washington et
Ankara s’entendaient sur l’établissement
d’une«zone de sécurité»auRojava. Bien
que très vague, cet accord aurait dû alerter
les autorités kurdes. Elles ne s’en sont
pourtant pas inquiétées, persuadées que
le texte resterait sans effet, comme ce fut
le cas pour l’annonce, faite en décem-
bre 2018 par M.Trump, d’un retrait des
soldatsaméricains de Syrie, au nom de
sa promesse électoraledesortir l’Amé-
rique des«guerres sans fin».

Depuis trois ans, laTurquie s’emploie
àaffaiblir le projet kurde au Rojava en
morcelant son territoire par le biais d’of-
fensives ciblées qui débouchent sur l’oc-
cupation prolongée de territoires syriens.
Durant l’été 2016, l’opération«Bouclier
de l’Euphrate », menéeàlafois contre les
YPG et,àlamarge, contrel’OEI,apermis
àl’armée turque de prendrelecontrôle de
la ville de Djarabulus,àl’ouest de Kobané.
En janvier 2018, c’est tout le canton
d’Afrin, l’un des trois piliers territoriaux
de la fédération du Rojava, qu’elle a
conquis au terme de la campagne
«Rameau d’olivier ».Avec «Source de
paix»etl’accord de Sotchi, Ankara n’a
certes pas pris le contrôle total du Rojava,
mais il aura tué le projet d’autonomie
kurde dans le Nord-Est syrien.

Le pouvoir turcaaussi obtenu de rapa-
trier dans le rectangleTell Abyad-Ras Al-
Aïn1million de réfugiés syrienssur les
3,6 millions qui vivent actuellement sur
son territoire.Les tensions sont nom-
breuses avec la population locale, chauffée
àblanc par les déclarations des autorités
sur le coût prétendument exorbitant de ces
réfugiés pour le pays. Le transfert envisagé
aurait donc un effet positif dans un
contexte politique intérieur tendu et
aggravé par d’importantes difficultés éco-
nomiques. Certes, exception faite du Parti
démocratique des peuples (HDP,gauche
prokurde), quiacritiqué l’intervention
militaire, toute l’opposition s’est rangée
derrière M. Erdoğan dans un bel élan
nationaliste.Mais cette union sacrée ne
durera pas, et le président turc doit redorer
son blason aprèsque sa formation, le Parti
de la justice et du développement (AKP),
aperdu plusieurs municipalités, dont Istan-
bul et Ankara, lors des élections du prin-
temps dernier.

Quelleque soit sa superficie, le projet
de corridor dessine aussi une nouvelle

frontière pour les intérêts économiques
turcs. M. Erdoğan entend en faire une
zone d’influence où, par exemple, les
nouveaux villages destinésàaccueillir
les réfugiés rapatriés seront construits
–comme c’est déjà le casàAfrin–par
des entrepreneurs turcs, habituels soutiens
de l’AKP désormais confrontésàlabaisse
des commandes publiques dans les villes
perdues par le parti islamo-conservateur.
Le Rojava deviendrait ainsi une chasse
gardée pour ces entreprises et offrirait une
continuité géographiqueàlaprovince du
Hatay,longtemps syrienne et rattachéeà
la Turquie depuis 1939–lerégime de
Damas revendique toujours cet appendice
où se trouve la ville d’Antioche (Antakya
en turc), que les cartes officielles placent
systématiquement en territoire syrien.

Le président turc semble convaincu que
son homologue américainn’entraverapas
ses projets en Syrie. Ni les courriers
péremptoires (4), ni les menaces de sanc-
tions aggravées, ni les débats récurrents à
Washington sur une miseàl’écart de la
Turquie par l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord (OTAN) n’ont de prise
sur lui (5). Le risque d’un transfert hors de
Turquie des cinquante têtes nucléaires abri-
tées dans la base d’İncirlik–qui signifierait
de facto la fin de l’appartenancedelaTur-
quieàl’OTAN–nel’inquiète pas davan-
tage;ilpréfère digresser régulièrement sur
le droit de son paysàposséder l’arme ato-
mique (6). InvitéàlaMaison Blanche le
13 novembre, M. Erdoğan aura eu d’ici là
tout le temps d’avancer ses pions sur
l’échiquier syrien.

NOVEMBRE 2019 –LEMONDEdiplomatique


L’opération«Source de paix»apermisàl’armée turque
de prendrelecontrôle d’une partie du Nord-Est syrien. La

Turquie met ainsi finàl’expérience de confédéralisme démo-
cratique duRojava.L’accordconcluàSotchiavec laRussie

le 22 octobreconsacrel’influence d’Ankara dans lazone
frontalière. Il permet aussi au régime syrien de récupérer

des territoires jusque-là sous le contrôle desforc es kurdes.

LE 9octobre, l’armée turque,
appuyée par des milices syriennes alliées,
est entrée en de nombreux points du nord-
est de la Syrie. Cette région kurde, poli-
tiquement autonome depuis 2013 et com-
munément appelée Rojava (« l’ouest»en
kurde), ou Kurdistan syrien, ou encore
Fédération démocratique de la Syrie du
Nord, étaitjusque-là contrôlée par le Parti
de l’union démocratique (PYD), branche
syrienne du Parti du peuplekurde
(PKK) (1). Précédée par d’intenses bom-
bardements qui n’ont pas épargné les
populations, l’opération«Source de
paix»avite débouché sur la prise de
plusieurs villes frontalières, dontTell
Abyad. En s’enfonçant sur près de trente
kilomètres en territoire syrien et en pre-
nant le contrôle d’une large portion de
l’autoroute M4, principale voie de com-
munication dans la région, Ankara a
atteint l’un de ses premiers objectifs,
recherché de longue date:rompre la
continuité territoriale de l’entité fédérale
démocratique du Rojava.Le22octobre,
MM. RecepTayyip Erdoğan et Vladimir
Poutine annonçaientàSotchi un accord
en dix points entérinant la nouvelle confi-
guration au Rojava. Il prévoit notamment
le retrait des Unités de protection du
peuple (YPG), le bras armé du PYD, à


ÀL’INVERSE,ilsait qu’il doit plus que
jamais compter avec M. Poutine. Comme
le montre la conclusiondel’accord de
Sotchi,Russes etTurcs conviennent
d’agir de concert au Rojava. Cette colla-
boration s’explique par l’objectif essentiel
de la Russie dans la crise syrienne. Pour
Moscou, la priorité est de renforcer le
régime de M. Al-Assad en permettant à
son armée de reprendre le contrôle du ter-
ritoire perdu depuis l’été 2011. C’est ce
que Moscou ne cesse de répéteràlaTur-
quie etàl’Iran dans le cadre du processus
d’Astana, qui viseàtrouver une solution
politiqueàlacrise syrienne.Avant l’of-
fensive turque, Damas ne contrôlait que
60 %duterritoire. Une reprise, même
partielle,duRojava ferait passer cette
proportionà70-75 %. Jusqu’ici, les négo-
ciations avec le PYD, menées sous la
houlette de Moscou, achoppaient sur la
question de l’autonomie du Kurdistan
syrien,M.Al-Assad refusantd’en enten-
dre parler et les Kurdes, forts du soutien
américain, rejetant toute concession.

L’attaque turqueaobligé ces derniers
àrevoir leurs ambitionsàlabaisse en
cédant le contrôle de certaines zones à
l’armée syrienne. De manière para-
doxale, l’invasion turque offreàDamas
l’occasion de récupérer certains pans de
son territoire,àcondition toutefois que
lesYPG acceptent de se retirer.

Même si l’accord de Sotchi entérine le
statu quoàlafrontière, Moscou essaiera
àterme de convaincre Ankara de restituer
tout ou partie des territoires syriens occu-
pés. La partie est loin d’être gagnée. En
effet, laTurquie entend garder dans cette
zone une influence économique, mais
aussi politique. Ses milices alliées, comme
l’Armée nationale syrienne(ANS)et

Ahrar Al-Charkiya (« les [hommes] libres
de l’Est »), dont certains membres se sont
rendus coupables d’exactions contre les
Kurdes aux premiers jours de«Source de
paix»(7), veulent toujours la chute du
régime de M. Al-Assad. De leur côté, les
autorités de Damas voient d’un mauvais
œil l’installationderéfugiés qui leur sont
apriori hostiles et qui pourraient alimenter
en nouvelles recrues les groupes rebelles.
La réticence du pouvoir syrien est néan-
moins atténuée par le fait que ces popu-
lations sont arabophones. Leur installation
au Rojava–dont elles ne sont pas origi-
naires–aurait pour conséquence de diluer
la présence kurde. Autrement dit, lesTurcs
contribueraientàunremodelage démo-
graphique défavorable aux Kurdes, offrant
àDamas un levier supplémentaire pour
mettre finàtoute velléité d’autonomie.

L’entente entre Ankara et Moscou à
propos du Rojava ouvre par ailleurs la
voieàune offensive syro-russe dans la
province d’Idlib, où l’influence d’Ankara
demeure importante auprès des groupes
rebelles qui la contrôlent, parmi lesquels
HayatTahrir Al-Cham et l’alliancepro-
turque du Front national de libération.
Ayant obtenu le contrôle d’une partie de
la zone frontalière, laTurquie pourrait
donner son feu vert impliciteàunretour
d’Idlib dans le giron de Damas.

Paradoxalement, Moscou entend pro-
fiter de l’invasion turque pour favoriser
un dialogue direct entre Ankara et
Damas, notamment via les mécanismes
de l’accord d’Adana. Les pays occiden-
taux n’ayant pas renoncéàtraîner un
jour M. Al-Assad devant un tribunal
international pour crimes de guerre, cela
constituerait une reconnaissance de la
pérennité de son régime. Jusqu’à pré-
sent, M. Erdoğanrefuse de discuter avec
son homologue syrien,mais des voix se
font entendre enTurquie pour qu’une
telle rencontre ait lieu (8). En attendant,
l’opération«Source de paix»pourrait
accélérerlaréintégration de la Syrie au
sein de la Ligue arabe,dont les membres
ont condamné l’«agression turque(9)».
En visite officielle en Arabie saoudite
et aux Émirats arabes unisàlami-
octobre, M. Poutineaplaidé pour que
ces deux pays facilitent ce retour et
contribuent financièrementàlarecons-
truction de la Syrie.

PARAKRAM BELKAÏD


Lattaquié

Baalbek

Rakka

Deir Ez-Zor

Deraa

Palmyre

Urfa

Mardin
Nusaybin
Gaziantep

Homs

Tartous

Tripoli

Adana

Antioche

Hama

Mossoul

Sinjar

Kamechliyé
Ras Al-Aïn

Autoroute

M4 Hassaké

Al-Malikiyah

Kobané

Aïn Issa

Maadan

Tell Abyad

Djarabulus

Alep

Afrin
Al-Bab Manbidj

Al-Qaïm
Haditha

Ba

Idlib

Batman
Diyarbakır

Beyrouth

Amman

Damas

RÉGION
AUTONOME
DU KURDISTAN

LIBAN

IRAK

TURQUIE

ISRAËL

Golan
(occupé
par Israël)

SYRIE

JORDANIE

Euphra
te

K
ha
bou
r

Ti
gr
e

Eu
ph
rat
e

Or
onte

0 50 100 150 200 km

Contrôle du territoire (situation fin octobre 2019)

Zone de population kurde

Les Kurdes attaqués dans le nord de la Syrie


Armée syrienne
et milices étrangères alliées

Hayat Tahrir Al-Cham
Autres groupes rebelles,
soutenus par la Turquie

Forces kurdes (YPG et PKK) et groupes
alliés, dits Forces démocratiques syriennes
Armée turque et groupes alliés
Attaques de l’armée turque contre les forces kurdes
Zone très peu peuplée
Sources:Michael Izady,«TheGulf 2000 project», université Columbia, 2017;Institute for the Study of War;Syrian Civil War Map;https://syria.liveuamap.com
CÉCILE MARIN

Autres forces kurdes (PDK et UPK)

Armée irakienne
et milices chiites

Contrôle conjoint de l’armée syrienne et des forces kurdes

Anéantirl’expérience du Rojava


Remodelage démographique


CETTE INVASIONaobligé les forces
kurdesàfaire appelàl’armée syrienne
pour protéger les villes qu’elles tenaient
encore. En plusieurs endroits, comme dans
la villedeKobané,qui fit l’objet, en 2014
et en 2015, de combats acharnés entre
les Kurdes et l’Organisation de l’État
islamique (OEI), les YPG et leurs alliés
arabes réunis au sein des Forces démo-
cratiques syriennes (FDS)sesont retirés
pour laisser place aux troupes de M. Al-
Assad.L’attaqueaprovoquéune vague
d’indignation en Occident du fait du
lâchage des Kurdes,alliés des États-Unis
dans la lutte contre l’OEI;mais cela
n’est guère allé plus loin. Les partenaires
européens deWashington ont pris acte
du retrait américainetlaFranceadécidé,
elle aussi, de mettreàl’abri ses soldats
présents au Rojava. Niant avoir donné
son feu vertàl’attaque turque,M.Trump
aentretenu la confusion en multipliant
les messages contradictoires et en mena-
çant M. Erdoğan d’importantes mesures
de rétorsion, tout en ne lui infligeant que
des sanctions minimales. Le 17 octobre,
son vice-président Mike Penceaœuvré
àlaconclusion d’un cessez-le-feu entre
l’armée turque et les forces kurdes.
L’accord russo-turcaentériné cette
cessation des hostilités, maisàlacondi-
tion que les troupes kurdes se retirent de
la zone frontalière.


Depuis 2015, Ankara n’a cessé de s’op-
poseràunprojet d’entité kurde autonome
dont la viabilité était alors renforcée par
l’alliance militaire entre Kurdes syriens
et Occidentaux. Mettant en avant la proxi-
mité politique entre le PYD et le PKK,
organisation considérée comme terroriste
parles États-Unis et l’Union européenne,
les autorités turques prétendent lutter
contre le terrorisme et rejettent l’idée d’un
Kurdistan syrien susceptible d’offrir une
base arrière aux activistes du PKK et, plus
encore, de former le socle d’un futur Kur-
distan regroupant les Kurdes deTurquie
et de Syrie. Autre motivation non avouée :
Ankara ne veut pas que l’expérience
concrète et très médiatisée de confédéra-
lisme démocratique égalitaire tentée au
Rojava puisse améliorer l’image interna-
tionale du PKK et de sa branche syrienne,
passés au milieu des années 1990 du


marxisme-léninisme au municipalisme
libertaire etàl’écologie sociale (2).

Pour se prémunir d’éventuelles attaques
kurdes, M. Erdoğan souhaite créer une
zone tampon de quatre cents kilomètres
de long sur trente kilomètres de large dans
le Nord syrien, ainsi qu’il l’a expliqué le
24 septembre lors de l’Assemblée générale
des Nations unies.L’idée n’est pas nou-
velle. En octobre 1998, après trois années
de tensions diplomatiquesetd’accro-
chages sporadiques entre les armées des
deux pays, laTurquie obtenait de la Syrie
la signature de l’accord d’Adana,qui pré-
voyaitlafermeturedes camps d’entraîne-
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