Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1
(1) Jane Kelsey,«Asleeping giant:The scope
and implications of New Zealand’sobligations on
electronic commerce and digital services», JusTrade,
mars 2019, https://justrade.nz
(2) Alberto José Robles,«Cuarta revolución indus-
trial ylos trabajadores», panel organisé par l’Escuela
nacional sindical (Colombie), avril 2018.
(3) Deborah James,«Lecommerce électronique au
cœur des discussionsdela11eministérielle de l’OMC»,
Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC),
25 novembre 2017, https://rqic.quebec
(4) Jane Kelsey,«E-commerce:The development
implications of future proofing global trade rules for
GAFA»,Our World Is Not For Sale (Owinfs),
13 décembre 2017, http://www.ourworldisnotforsale.net
(5) Parminder Jeet Singh,«MC11e-commerce
battle lines drawn across three camps»,ThirdWorld
Economics, no 651-652, Penang, octobre-
novembre 2017.
(6) L’Organe d’appelaété imaginé pour réexaminer
les jugements de l’Organe de règlement des différends
de l’OMC en cas de litige.
(7) Cité par Parfait Siki,«Échanges.L’Afrique
hésite sur le commerce électronique»,Afrique
Expansion Magazine,Québec, 30 juillet 2018.
(8) Parminder Jeet Singh,«MC11e-commerce
battle lines drawn across three camps»,op. cit.
(9)Ibid.
(10) «Lettre de la société civile contre les règles sur
le commerce électroniqueàl’Organisation mondiale
du commerce (OMC)», Owinfs, 1eravril 2019,
http://www.ourworldisnotforsale.net
(11)Ana Swanson,«Astrade talks continue, China
is unlikely to yield on control of data»,The NewYork
Times,30 avril 2019.
(12) Ravi Kanth,«China to push back on e-com
demands by US and allies in pluri-talks»,SUNS,
no8896, 29 avril 2019, disponible sur ThirdWorld
Network, http://www.twn.my

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QUI CAPTERA L’«OR DUXXI
e
SIÈCLE»?

Batailleautour des donnéesnumériques


LETERME«commerce électronique»
est d’ailleurs lui-même trompeur.
Depuis 1998, l’OMC le définit comme«la
production, la promotion, la vente et la dis-
tribution de produits par des réseaux de
télécommunications».Cette vague descrip-
tion, qui correspondaitàl’origineàl’achat
et àlavente de biens ou de services sur
Internet, s’applique désormaisàlacircu-
lation mondiale des données, ce nouvel or
du XXIesiècle. Pour beaucoup d’observa-
teurs, c’estlàq ue se situel’intérêtde ces
négociations.«Derrièrececheval deTroie
du commerce électronique, on trouve la
propriété des données, ce qui n’a rien à
voir,explique ainsi Alberto José Robles,
de l’Institut du monde du travail,àBuenos
Aires.Ils nous parlentducommerce élec-
tronique, nous disent qu’il faut entrer dans
la modernité, que tous les pays vont en
bénéficier,etc. Mais la question, c’est:qui
contrôle les données?Et, pour l’instant,
ce sont uniquement les grandes entre-
prises»(2).


Google,Amazon, Facebook, Microsoft
et au tres géants du numérique ont en effet
largement profité du vide réglementaire
pour se tailler un oligopole. Pour perpé-
tuer cette situation, ils ont investi dès le
début des années 2010 dans un intense
travail de lobbying auprès des architectes
de la politique économique et commer-
ciale des États-Unis.Leur objectif:défen-
dre des principes comme la libre circula-
tion des données ou encore le refus de
toute obligation de localisation du
stockage des informations personnelles
(par exemple, implanter en Europe les
serveurs abritant les informations des
Européens), pour limiter l’intervention
des États dans leurs activités. Comme le
résume Deborah James, du réseau alter-
mondialiste OurWorld Is Not For Sale
(Owinfs),«ils veulent pouvoir êtrelibres


Signe que le sujet est loin de faire
consensus.

«Lecommerce électronique, ou com-
merce numérique, est le plus récentetleplus
vaste des nouveaux enjeux du XXIesiècle en
matière de négociations commerciales inter-
nationales,explique la professeure Jane Kel-
sey,del ’universitéd’Auckland.Les “dis-
ciplines” en cours d’élaboration vont bien
au-delà de toute notion légitime de com-
merce. Ellesvisentàimposer des règles
mondiales sur la gouvernance du numé-
rique–peut-êtrelesujet le plus complexe,
le plus multidimensionnel et donc le plus
controversé auquel sont confrontés les États
et les sociétés au cours de ce siècle, avec le
changementclimatique(1).»

un nouveau, qui reprend l’ensemble des
clauses du TPP sur le commerce électro-
nique. En parallèle,larenégociation de
l’Accord de libre-échangenord-américain
(Alena) entre les États-Unis, le Mexique
et le Canadaadébouché sur un texte qui
accentue encore la tendance, notamment
en matière de protection des codes sources
et des algorithmes.

Toutefois, la multiplication de ces
clauses dans un maximum d’accords
s’avère une stratégie peu fructueuse. En
effet, les principaux projets de traités pati-
nent ou sont abandonnés (partenariat trans-
atlantique de commerce et d’investisse-
ment,Accord général sur le commerce des
services...). Et la réorientation de la poli-
tique commerciale impulsée par M. Donald
Trump fait s’éloigner la perspective de nou-
velles avancées. Dès lors, l’option d’un
passage par l’OMC paraît de nouveau
attractive.

Dès la mi-2016, une coalitionréunissant
les États-Unis,leJ apon et l’Union euro-
péenne chercheàmettre le sujet sur la table
de la onzième conférence ministérielle de
Buenos Aires.Trois camps se distinguent
alors,«selon une logique Nord-Sud,
comme c’est traditionnellement le cas à
l’OMC, mais aussi, de façon intéressante,
selon une logique Sud-Sud»,observe
M. Parminder Jeet Singh, de l’association
indienne IT For Change (5). Le premier
regroupe les pays en faveur d’une écono-
mie numérique presque entièrement déré-
gulée,àl’instar des États-Unis, du Japon
et de l’Union européenne (à quelques
nuancesprès) .Ledeuxièmerassemble
l’Inde et de nombreux pays africains, pour
qui l’OMC devrait résoudre d’autres pro-
blèmes avant de s’attaquer au commerce
électronique (par exemple l’échec du cycle
de Doha sur le développement,ouencore
le blocage de l’Organe d’appel [6], entamé
par les États-Unis sous la présidence de
M. BarackObama). Ils estiment que, de
toute façon, il est trop tôt pour«s’engager
dans des règles internationales sur un sec-
teur qu’ils ont de la peineàréglementer
sur le plan national»,commelerésume
M. Léopold IsmaelSamba,ambassadeur
de la République centrafricaine et coordi-
nateur des pays les moins avancés accré-
dités auprès de l’OMC (7). Enfin, le
troisième camp réunit des pays en déve-
loppement, comme la Malaisie, la
Thaïlande, le Nigeria ou encore le Bangla-
desh, intéressés par l’e-commercemais
opposésàlav ision dérégulatricedéfendue
par le Nord.

Pour convaincre les réticents, les pro-
moteurs de cette initiative font miroiter les
promessesdedéveloppementassociéesau
commerce électronique, notamment pour
les petites et moyennes entreprisesduSud.
Une«chimère»,estime M. Singh :«L’in-
dustrie numérique naissante de ces pays
ne sortira pasrenforcée des discussions,

négociations ou accordsàl’échelon mon-
dial. La crainte d’un préjudice considé-
rable paraît beaucoup plus réaliste(8).»
Le militant indienplaide pour une forme
de souverainisme numérique permettant à
ces États d’acquérir leur propre secteur
national avant d’envisager des négocia-
tions multilatérales. Il défend également
la création d’espaces de réflexion propres
au Sud, par exemple au sein de la Confé-
rence des Nations unies sur le commerce
et le développement(Cnuced) :«Les ins-
tances de gouvernance commerciale
comme l’OMC sont des lieux de négocia-
tions difficiles. Les pays en développement
doivent d’abordpeaufiner leur compré-
hension du commerce numérique, de sa
géoéconomie et des divers cadres de gou-
vernance possibles dans d’autres forums,

avant d’arriver,bien préparés, à
l’OMC(9).»

D’autres pôles de résistance émergent.
Le 1eravril 2019,àl’initiative du réseau
Owinfs, 315 organisations de plus de
90 pays signaient une lettre ouverte«contre
les règles sur le commerce électronique à
l’Organisationmondiale du com-
merce(10)».S elon elles, celles-ci repré-
sentent«une grave menace pour le déve-
loppement, les droits humains,la
main-d’œuvreetlaprospérité partagée
dans le monde».Elles appellent donc les
membres de l’OMCàcesser«leur pression
pour des négociations sur le commerce
électronique etàseconcentrer urgemment
sur la transformation des règlesducom-
merce international».

NOVEMBRE 2019 –LEMONDEdiplomatique


Chaque utilisateur d’Internet est un importateur-exportateur
de données qui, le plus souvent, s’ignore. Mais selon quelles

règles ces précieuses informations circulent-ellesàtravers
les frontières?Les puissances occidentales,qui considèrent

les données personnelles comme des marchandises ordinaires,
aimeraient régler la question en toute discrétion au sein de

l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

DAVOS,25janvier 2019.Àl’occa-
sion du Forum économique mondial,
soixante-seize Étatssignentune décla-
ration conjointe,dans laquelle ils réaf-
firment leur intention d’«entamer des
négociations dans le cadredel’OMC
[Organisation mondiale du commerce]»
sur le commerce électronique.En
décembre 2017, soixante-dix d’entre eux
s’étaient déjà prononcés en ce sensàl’is-
sue de la onzième conférence ministé-
rielle de l’OMC,àBuenos Aires. Parmi
les signataires,onretrouve les princi-
pales puissances de la planète (États-
Unis, Japon, Union européenne, Russie,
Chine), mais on remarque aussi quelques
absents de taille,àcommencer par l’Inde
et la quasi-totalité du continent africain.


MAISun spectre hante les coulisses
de ces négociations:lal utte que se livrent
la Chine et les États-Unis. Seul pays abri-
tant des géants capables de rivaliser à
l’échelle internationale avec ceux de la
SiliconValley,laC hine devance les États-
Unis dans plusieurs secteurs-clés, dont la
technologie qui sous-tend la 5G. Or elle
doit ces résultatsàdes politiques qui
contreviennent directement aux principes
de l’«Internet libre et ouvert»(compren-
dre :libre-échangiste) dont se réclame offi-
ciellement l’industrie numérique occiden-
tale.«Aucours des deux dernières
décennies,s’indignait ainsi récemment le
NewYork Times, la Chineaconstruit et
renforcé la grande muraille numérique qui
empêche des sites commeYouTube, Face-
book, Google et leNewYork Timesd’at-
teindreplus de 700 millions d’internautes
chin ois. Derrièreces barrières, des entre-
prises chinoises comme Alibaba,Baiduet
Tencent ont prospéré, développant des ser-
vices de pointe qui,àbien des égards, ont
surpassé leurs concurrents occidentaux.»

De surcroît, les entreprises étrangères
opérant dans l’empire du Milieu ont
l’obligation d’y stocker leurs données et
de s’associer avec des entreprises chi-
noises.«LaChine décrit sesrestrictions
en matièrededonnéescomme un enjeu
de sécurité nationale»,poursuitlequo-
tidien, mais de nombreux acteurs estiment
que«ces règles visent plutôtàaider
Pékinàdominer les industriesàforte
intensité de données»(11).Ces barrières
ne disparaîtront pas de sitôt. Comme l’a
rappelé un officiel chinois,«même dans
les négociationsbilatérales en cours avec
les États-Unis, la Chineaclairement fait
savoir que des domainestels que les flux
transnationaux de données, la levéedes
interdictions de stockage sur les serveurs
locaux[dans le pays des entreprises]et
l’informatique en nuage n’étaient pas
négociables(12)».

En juin dernier,lors du G20 d’Osaka,
les négociateurs nippons ont avancé l’idée
d’une«librecirculation des données en
toute confiance»pour tenter de répondre
aux critiques sur les négociations en cours
àl’OMC.L’Inde et l’Afrique du Sud,
notamment, ont rejeté l’initiative. Les trac-
tations en vue de la prochaine conférence
ministérielle de l’OMC–àAstana, en
juin 2020–seront déterminantes.

de capturer les milliards de données que
nous, êtres humains connectés, produi-
sons chaque jour,deles transféreroùils
veulent et de les stocker dans des serveurs
où bon leursemble, c’est-à-dire princi-
palementaux États-Unis(3)».

Pour Kelsey,«les principales réalisa-
tionsàcejour ont été les accords de com-
merce et d’investissement mégarégionaux
de nouvelle génération(4)»,des traités
que les États-Unis ont cherchéàmulti-
plier dès le début des années 2010, tant
pour contourner les blocages persistant
au sein de l’OMC que pour créer un cadre
normatif mondial aligné sur leurs intérêts
stratégiques dans le cadre de la«nouvelle
économie».

Parmi ces traités, l’accord de partenariat
transpacifique (TPP), signé en février 2016,
marque une première victoire décisive
pour l’industrie du numérique. Son cha-
pitre sur le commerce électronique reprend
en effet presque mot pour mot les princi-
pales revendications formulées par des lob-
bys comme l’Internet Association ou la
Computer and Communications Industry
Association, qui réunissent les poids
lourds du secteur.Dans la foulée, le
bureaudureprésentant au commerce
américain–alors dirigé par M. Robert
Holleyman, un ancien responsable d’un
autre lobby du numérique, la Business
Software Alliance–enrésumera le
contenu dans un document intitulé«Digi-
tal 2Dozen»eta ppeléàservir de référence
pour de futures négociations. Parmi les
vingt-quatre principes repris, on trouve :
«Permettre la circulation transfrontalière
des données»(principe 4),«Prévenir les
obstacles liésàlalocalisation»(prin-
cipe 5),«Interdire les transferts forcés de
technologies»(principe 6) ou encore
«Protéger les codes sources»(principe 7).

En 2017, le retrait des États-Unis de
l’accord avant même son entrée en vigueur
afait frémir l’industrie. Mais, dès 2018,
lesautrespays signatairesenont conclu

LIZ STIRLING.–«Shuffling»(Brassages), 1993

©CENTRE POMPIDOU

,MNAM-CCI, RMN-GRAND

PALAIS

La rivalitéChine-États-Unis


Une chance de développement pour le Sud?


PARCÉDRICLETERME*


*Docteur en sciences politiques et sociales, chargé
d’études au Centre tricontinental (Cetri), auteur de
L’Avenir du travail vu du Sud. Critique de la
«quatrième révolution industrielle»,Éditions Syllepse,
coll. «Sens dessus dessous», Paris, 2019.


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