0123
MERCREDI 23 OCTOBRE 2019 france| 9
La « Makini » à la poursuite des kwassakwassa
A Mayotte, six bateaux de la brigade nautique patrouillent pour tenter d’endiguer l’arrivée des migrants
REPORTAGE
mayotte envoyé spécial
L
a mer est calme, le ciel
étoilé, des conditions
idéales pour partir en
mer. Attoumani, Hous
souani, Alain et Thierry forment
l’équipage de la Makini, un des six
intercepteurs de la brigade nauti
que de la police aux frontières
(PAF) de Mayotte – deux autres
devraient être disponibles début
- Une « belle bête » de 12 mè
tres de long, aux moteurs de
300 chevaux, entièrement réno
vée. Un an plus tôt, nous l’avions
vue à quai, en piteux état,
boudins dégonflés, incapable de
prendre la mer.
La Makini, en cette nuit du 19 au
20 octobre, s’apprête à patrouiller
au large des côtes mahoraises
dans le cadre de l’opération « Shi
kandra » (du nom du baliste, un
poisson présent dans les eaux du
lagon, réputé agressif lorsqu’il
défend son territoire), un disposi
tif renforcé de lutte contre l’immi
gration clandestine présenté fin
août par la ministre des outre
mer, Annick Girardin. Pour les
quatre hommes d’équipage, il
s’agit de la troisième nuit succes
sive en mer. En général, ils effec
tuent des rotations de trois
sorties de nuit, trois jours de
repos et trois sorties de jour. En
général... quand le planning n’est
pas bousculé par l’arrivée à
Mayotte, mardi 22 octobre, d’Em
manuel Macron. C’est ce même
équipage qui embarquera le prési
dent de la République pour lui
présenter le dispositif maritime.
Dix embarcations par jour
L’immigration clandestine subie
par ce territoire de l’océan Indien,
devenu département français
en 2011, a été un des principaux
facteurs à l’origine du mouvement
social qui, au printemps 2018, a
paralysé l’archipel pendant plu
sieurs semaines. Selon les chiffres
de l’Insee 2018, près d’un habitant
sur deux à Mayotte (256 500 per
sonnes en 2017) est de nationalité
étrangère (122 800 personnes).
Une part en augmentation de
8 points depuis 2012 : 95 % des
étrangers sont comoriens.
Le plan de 1,3 milliard d’euros
annoncé pour sortir de la crise
prévoit notamment la création
d’un étatmajor de lutte contre
l’immigration clandestine (LIC),
placé sous la direction d’un sous
préfet, et la mobilisation de
moyens terrestres et maritimes
renforcés. Un dispositif, jugent les
autorités, qui commence à porter
ses fruits. Selon les chiffres
communiqués au Monde par le
souspréfet chargé de la LIC, Julien
Kerdoncuf, il a été procédé à
24 941 interpellations de clandes
tins depuis le début de l’année
(environ 80 % sur terre et 20 % en
mer), suivies de 23 421 mesures
d’éloignement.
Toutefois, en dépit de cette
mobilisation, le flux d’arrivées de
kwassakwassa (des barques de
pêcheurs motorisées), en prove
nance notamment d’Anjouan, la
plus proche des îles comoriennes,
distante de 70 km des côtes
mahoraises, ne se tarit pas : en
moyenne dix par jour. Le filet,
néanmoins, commence à se
resserrer. « En 2017, nous avions
un taux d’interception par rapport
aux embarcations détectées de
30 %, indique le commandant
Bonnotte, directeur départemen
tal adjoint de la PAF. En septembre,
nous avons atteint 60 %. » La
veille, ce sont quatre kwassa qui
ont été ramenés à terre.
Retour au ponton de Petite
Terre, la deuxième île de Mayotte
par sa taille. L’équipage de la Ma
kini inspecte son matériel, fait le
plein des réservoirs et s’achète
deux pizzas avant de prendre la
mer. A 19 h 30, direction la pointe
nord, vers l’îlot M’Tsamboro, la
voie directe d’accès en prove
nance d’Anjouan. A la même
heure, un autre équipage pa
trouille dans le sud de l’archipel,
devenu une nouvelle voie d’accès
depuis que les contrôles se sont
intensifiés dans le Nord. « Depuis
le mois d’août, nous avons
toujours au moins deux intercep
teurs engagés vingtquatre heures
sur vingtquatre, précise M. Ker
doncuf. L’objectif est de passer à
trois début 2020, quand nous
aurons reçu les deux nouveaux. »
Attoumani est au pilotage, Alain
scrute le radar, à la recherche du
moindre écho, Houssouani et
Thierry sont sur le pont avant,
tous deux munis de jumelles. Les
premières embarcations repérées
sont des barques de pêcheurs,
dont certaines toutes lumières
éteintes pour tenter d’échapper
aux contrôles. « Ici, 90 % des
pêcheurs sont des Comoriens, avec
essayer d’être plus malins qu’eux. »
La veille immobile n’a rien
donné. La Makini fait route vers
Longoni, où la PAF a installé une
base avancée afin de pouvoir être
plus rapidement opérationnelle
en cas de signalement par le poste
de commandement des opéra
tions en mer (PCOM). Sur le che
min, un point apparaît sur l’écran
radar. L’intercepteur vire de bord
et se met en approche. C’est un ré
frigérateur qui flotte sur la mer...
A Longoni, l’équipage met pied à
terre pour se poser un moment
dans le cabanon mis à sa disposi
tion. Le lieu est spartiate : 20 m^2 ,
une table, cinq sièges, un réfrigé
rateur et un évier, cinq lits de
camp. Les pizzas rapidement
avalées, les hommes s’allongent,
téléphone branché à l’écoute du
PCOM. Après une pause de quel
ques heures, ils repartent pour
une rotation en mer.
Course poursuite
Les premières lueurs de l’aube
apparaissent, les reliefs des îles
émergent. Anjouan se dessine au
loin. A 5 h 30, un appel du PCOM :
une embarcation détectée en di
rection de l’est. Contact : la Makini
fonce à toute vitesse sur le point
signalé. En route, Thierry, à
l’avant, aperçoit une barque qui
affleure au ras de l’eau, à peine
discernable avec le mouvement
des vagues. Changement de bord,
l’esquif est abordé. Fausse alerte,
ce sont des pêcheurs. Après vérifi
cation des papiers, la Makini
repart et croise... un banc de
dauphins qui l’accompagne.
Nouvelle alerte. Cette fois,
Attoumani a aperçu un kwassa
qui se dirigeait vers le nord. La
coursepoursuite s’engage, à
pleine puissance. L’intercepteur
rebondit lourdement sur les
vagues et intercepte sa cible. Le
pilote coupe le moteur. Ils ne sont
que deux à bord de ce bateautaxi,
un kwassa « VIP » qui effectue la
liaison irrégulière entre Anjouan
et Mayotte. Le passager a l’air
affolé. Le pilote, un jeune Como
rien de 27 ans, présente ses
papiers : la carte d’immatricula
tion du bateau est fausse, proba
blement volée. Les deux
occupants montent à bord de la
Makini, tandis que Thierry prend
la barre du rafiot pour le ramener
à PetiteTerre, où il sera détruit.
8 h 30, fin de l’opération. Les
deux passagers sont descendus à
terre avant d’être interrogés. Une
procédure judiciaire sera engagée
si besoin, une obligation de quit
ter le territoire délivrée pour ceux
qui ne sont pas en règle. Un jour
ils tenteront, ou pas, de regagner
le territoire mahorais. « Ils se font
prendre, ils reviennent, mais c’est
de bonne guerre, soupire Alain. Au
fond, je ne leur en veux pas. Ils ne
font que fuir la misère. Mais il faut
bien faire respecter la loi. » Et
donner à la population maho
raise, exaspérée, le sentiment que
l’Etat ne reste pas inerte.
patrick roger
Un kwassa part d’une plage de l’île comorienne d’Anjouan, en direction de Mayotte, en août 2018. DAVID LEMOR
L’immigration clandestine au cœur de la visite de Macron à Mayotte
Mardi, le président entame un déplacement de quatre jours dans les îles françaises de l’océan Indien, à Mayotte mais aussi à La Réunion
mayotte envoyé spécial
E
mmanuel Macron, accom
pagné de six membres du
gouvernement, entame
mardi 22 octobre un déplacement
de quatre jours dans les îles fran
çaises de l’océan Indien, qui le
mènera de Mayotte à La Réunion
en passant par une brève escale à
la Grande Glorieuse, l’une des îles
Eparses, objets d’un litige avec Ma
dagascar sur la souveraineté de
l’archipel. Aucun chef d’Etat fran
çais ne s’y était rendu auparavant.
Au cœur du voyage présidentiel
à Mayotte, la question de l’immi
gration. Près d’un habitant sur
deux est de nationalité étrangère.
A Mamoudzou, la préfecture, ce
taux approche les 60 %. Une
situation qui pèse lourdement
sur la situation démographique,
économique et sociale du dépar
tement. Le déséquilibre s’est
encore accru entre 2012 et 2017. Le
déficit migratoire des natifs de
Mayotte a presque doublé par
rapport à la période 20072012, du
fait des départs, notamment de
jeunes, vers La Réunion ou la
métropole, en raison de l’insuffi
sance des structures scolaires,
universitaires ou sanitaires.
Sur la même période, le solde
migratoire des natifs de l’étranger
a été multiplié par dix. Certains
vont jusqu’à évoquer la crainte
d’« un grand remplacement » de la
population. Aux élections euro
péennes de mai, le Rassemble
ment national (RN) a obtenu
46,1 % des suffrages à Mayotte.
« Nouvelle voie d’accès »
« Mayotte est confrontée à un
double défi migratoire, explique
Julien Kerdoncuf, souspréfet
chargé de la lutte contre l’immi
gration clandestine. Le flux tradi
tionnel en provenance des Como
res et, maintenant, un flux venant
de la région des Grands Lacs (Bu
rundi, Congo ou Rwanda), forte
ment dynamique, qui double
pratiquement chaque année. »
Ainsi, le nombre de deman
deurs d’asile en provenance
d’Afrique est passé de moins de
100 en 2014 à près de 1 000 depuis
le début de l’année. « Mayotte est
en train de devenir une nouvelle
voie d’accès vers l’Europe », souli
gne un haut responsable, ce qui
inquiète au plus haut point les
autorités françaises.
C’est un des volets de l’accord
cadre signé le 22 juillet entre le
président de la République et son
homologue comorien, Azali As
soumani. Tandis que la France
s’est dite prête à augmenter de
150 millions d’euros son aide au
développement des Comores,
cellesci s’engagent à lutter contre
l’émigration illégale, en contrô
lant les mouvements vers
Mayotte et en intervenant sur les
ateliers de fabrication de kwassa
kwassa, les embarcations tradi
tionnelles, qui y concourent.
Pour l’instant, reconnaissent à
mimot les responsables de cette
lutte, il n’y a pas vraiment de
résultats constatés. En juillet, une
opération symbolique a bien été
lancée par Moroni sur des ateliers
de kwassakwassa pour montrer
sa bonne volonté ; mais elle a failli
tourner à l’émeute.
La France a donc renforcé ses
moyens maritimes, terrestres, aé
riens ou d’écoute, mais elle s’est
aussi attaquée en profondeur à
l’« écosystème de l’immigration
clandestine ». « C’est une guerre dé
cisive. On nous a donné les moyens,
nous avons une obligation de ré
sultats. Pour la population maho
raise, c’est essentiel », reconnaît
l’un de nos interlocuteurs.
Les élus sont sous la pression
constante du collectif des
citoyens de Mayotte, porteparole
du mouvement social du prin
temps 2018, qui a perdu depuis de
sa représentativité, mais qui reste
actif. Il appelle les Mahorais à
s’habiller en blanc (symbole de
deuil) à l’arrivée du président de
la République, pour protester
contre l’insuffisance des répon
ses apportées à la « poudrière »
mahoraise.
Dans ce contexte extrêmement
tendu, l’Etat doit apporter des
gages d’efficacité dans sa
« guerre » contre l’immigration il
légale, tout en se préservant des
critiques des associations de
soutien aux migrants, qui dénon
cent « un Etat de nondroit ».
« Nous voulons être d’une rigueur
absolue par rapport à la loi, se
défend un représentant de l’Etat.
Ça n’empêche pas de faire des bou
lettes, mais c’est infinitésimal. »
Reste que, par rapport à son voi
sin comorien, où le revenu men
suel moyen est de 80 euros par
mois, Mayotte « brille comme un
diamant dans l’océan Indien ».
Même si plus de 80 % de sa popu
lation vit sous le seuil de pau
vreté.
p. rr.
ou sans papiers », explique Attou
mani. Souvent en lien avec les
réseaux de passeurs, ils font aussi
office de guetteurs. « Ils prévien
nent dès qu’ils nous voient sortir,
ce qui fait qu’ils ont toujours une
longueur d’avance sur nous »,
poursuit le pilote.
L’intercepteur file à une vitesse
de 40 nœuds (environ 80 km/
heure). Après une série de contrô
les, le bateau se positionne à la
limite des eaux territoriales,
moteur éteint, dans la nuit silen
cieuse. « Plus on agit loin, plus on
est efficaces. Les passeurs savent
que nous disposons de moyens
plus puissants, alors ils s’adaptent,
commente Houssouani. Avant, il
n’était pas rare d’avoir des kwassa
avec 40, 50, voire 80 personnes à
bord. Maintenant, ce sont au
maximum 10 personnes par
kwassa et des embarcations bimo
torisées. Dès qu’ils sont prévenus
qu’on arrive, ils voient s’ils ont le
temps de “beacher” [accoster], si
non ils font demitour jusqu’à An
jouan pour revenir après. Quand
ils sont au sud, ils se retirent au
delà des eaux territoriales en at
tendant qu’on soit partis. Il faut
Selon les chiffres
de l’Insee 2018,
près d’un
habitant sur deux
à Mayotte est
de nationalité
étrangère
Les premières
embarcations
repérées sont
des barques de
pêcheurs, dont
certaines toutes
lumières éteintes
Aux élections
européennes
de mai, le
Rassemblement
national
a obtenu 46,1 %
des suffrages
à Mayotte