14 | MARDI 15 OCTOBRE 2019
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Le XV de France, là où « personne ne le voyait »
Après trois victoires mitigées et un match annulé, les Bleus affrontent les Gallois en quarts, dimanche
oita (japon) envoyé spécial
P
aniers de baskets à en
chaîner aussi vite que
possible, taupes à frap
per tous azimuts avec
un marteau, borne d’arcade pour
simuler la conduite d’un train : le
troisième étage du centre com
mercial offre toutes sortes de dis
tractions. Mais on a plutôt croisé
les Bleus au rezdechaussée. Soit
pour une promenade avec sa
mère, dans le cas du jeune Ro
main Ntamack. Soit pour une
halte au café avec femme et en
fant, pour l’un peu moins jeune
Maxime Médard.
Après Kumamoto, voilà les
joueurs du XV de France à Oita,
toujours sur l’île de Kyushu, la
plus méridionale de l’Archipel. Et
les voilà surtout en quarts de fi
nale de la Coupe du monde, qu’ils
disputeront dans cette même
ville portuaire contre les Gallois,
dimanche 20 octobre à 9 h 15. En
clair, là où « personne ne nous
voyait », résume l’arrière « Max »
Médard. On les sent rassurés, ces
Bleus, d’avoir donné tort aux pré
visions les plus alarmistes.
D’avoir déjoué les « pronos » de
mauvais augure. Camille Lopez
s’en amuse à présent : « Au télé
phone, même des potes me di
saient “Ouh la la”... » Pour dire
qu’il leur semblait concevable
d’imaginer une élimination dès
le premier tour du Mondial.
Eviter le déshonneur
L’ouvreur a toujours espéré l’in
verse, même s’il comprend la cir
conspection : « Quand vous avez
vu le Tournoi des six nations qu’on
a fait... » Autrement dit : quand
vous avez vu les Bleus péricliter à
une triste quatrième place, en
mars, un mois après une déroute
sans nom en Angleterre (448)...
« La plus grosse honte rugbysti
que de ma vie », admet le pilier
Jefferson Poirot.
Des retrouvailles devaient se te
nir, samedi 12 octobre. Français et
Anglais s’y préparaient en clôture
du groupe C, déjà assurés de se
qualifier pour les quarts. Une
bonne occasion, pour les Bleus,
de se jauger après s’être fait juger.
Finalement, le match à Yoko
hama a été annulé à cause du pas
sage du typhon Hagibis, le plus
violent de la saison au Japon.
Des trois matchs déjà joués (et
gagnés) dans la compétition, le
premier semblait le plus compli
qué pour la France. Il s’est soldé
par une victoire décisive contre
l’Argentine (2321), le 21 septembre
à Tokyo, sur un drop non moins
décisif de Camille Lopez. « Avant,
on l’aurait perdu, ce match »,
d’après Arthur Iturria, le troisiè
meligne, sans qu’il s’explique ce
revirement. Deux succès ont
suivi, plus attendus, pas moins la
borieux. Contre les EtatsUnis
(339), le 2 octobre, dans la touf
feur de Fukuoka. Puis contre les
Tonga, rude bagarre à peine qua
tre jours plus tard, à Kumamoto
(2321 également).
Trois victoires sans convaincre,
et surtout sans jamais dominer
de bout en bout. Mais qu’impor
tent les ballons perdus, pour Poi
rot, pourvu qu’on ait l’allégresse :
« Ces trois matches gagnés nous
donnent de la confiance. » Ajou
tezy le testmatch estival contre
l’Italie, et vous parviendrez au
mirifique total de quatre victoi
res d’affilée. Un record depuis la
précédente édition de la Coupe
du monde, il y a quatre ans, où la
France avait conclu sa route en
quarts sur une défaite monu
mentale contre la Nouvelle
Zélande (6213).
Premier soulagement, pour les
joueurs : le groupe actuel évite le
déshonneur de devenir le pre
mier XV de France éliminé dès la
phase de poules d’un Mondial ; le
traumatisme de l’Angleterre
en 2015, à domicile. « On est un
groupe calme, assez serein, as
sure Romain Ntamack, 20 ans à
peine, ouvreur déjà plein de maî
trise. Les plus vieux arrivent bien
à gérer les émotions au sein du
groupe. » Ces neuvièmes quarts
de finale en perspective auraient
presque, maintenant, de quoi
enhardir le sélectionneur Jac
ques Brunel : « Traditionnelle
ment, la France a été capable de
beaux parcours. »
Se raccrocher à un passé si
nueux, et plus ou moins glo
rieux : bel exercice d’autopersua
sion pour Médard, l’un des trente
naires du groupe, déjà présent il
y a huit ans. « En 2011, on ne nous
voyait pas non plus en finale. Je
crois qu’en France, on nous voit ra
rement en finale... »
Cette annéelà, avant de perdre
d’un rien (87) contre les All
Blacks, les Bleus avaient concédé
une défaite mémorable contre
les Tonga au premier. Un pays
avec moins d’habitants que de li
cenciés à la Fédération française
de rugby. Aujourd’hui, ce n’est
pas être pessimiste que de rappe
ler quelques besoins primaires :
davantage de constance dans les
matchs et de précision dans les
passes, pour commencer. Un
plan de jeu, aussi... En quarts de
finale, Poirot s’estime néan
moins à « notre place ». Le pilier
connaît les forces des Gallois, te
nants en titre du Tournoi des six
nations et favoris du prochain
match, comme leurs défaillances
potentielles : en février, les Bleus
menaient 160 à la mitemps,
avant de chuter 2419.
Bonus et ambition
La suite du Mondial? « On se bat
juste pour nous, pour exister, pour
essayer de continuer, selon Mé
dard. Il n’y a pas de revanche à
prendre, il n’y a pas non plus à se
battre contre les journalistes,
contre la terre entière. » Pour Poi
rot, ce qui s’annonce, il faut déjà
« le voir comme du bonus ». Avant
de se reprendre : « Avec l’ambition
de ne pas simplement figurer. »
Et de ne pas se blesser non plus.
L’équipe de France a déjà renvoyé
quatre joueurs pour cause de
blessure, performance inégalée
cet automne : Wesley Fofana,
Demba Bamba, Peato Mauvaka et
Thomas Ramos. De retour à Tou
louse, ce dernier a pourtant joué
l’intégralité du match de son club
contre Castres, samedi 12 octobre.
Là encore, une affaire de pronos
tic (médical) déjoué.
adrien pécout
Qualification historique mais joie contenue pour les Japonais
Les dégâts causés par le typhon Hagibis modèrent le bonheur de voir le XV national disputer ses premiers quarts de finale d’un Mondial
tokyo correspondance
L
e Japon s’est réveillé, lundi
14 octobre, avec des senti
ments mitigés. L’étendue
des dégâts provoqués par le ty
phon Hagibis sur le centre et le
nordest de l’Archipel, et son lourd
bilan d’au moins 37 morts, 17 dis
parus et 189 blessés, nuançaient
la joie de voir l’équipe nationale
de rugby qualifiée pour la pre
mière fois de son histoire − et de
l’histoire du rugby asiatique −
pour les quarts de finale de la
Coupe du monde.
Les chaînes de télévision pri
vées ont partagé leurs program
mes entre les deux sujets. Sur la
victoire nippone, 2821, diman
che contre le XV d’Ecosse, les
commentateurs se sont surtout
attardés sur les aspects techni
ques. TBS a, par exemple, dissé
qué la qualité de la pression dé
fensive nippone, rappelant que
les Brave Blossoms ont conclu un
parcours sans faute en phase de
poule avec quatre victoires en
autant de matchs, ce qui leur a
permis, selon le classement de
World Rugby mis à jour après la
rencontre, de chiper la septième
place mondiale à la France.
Tout en multipliant les anecdo
tes sur les joueurs, TV Asahi a dis
serté sur l’art de la passe après pla
quage, l’« offload », qui a permis
l’essai du rapide ailier Kotaro Mat
sushima, surnommé « la Ferrari
du Japon », et celui du pilier Keita
Inagaki, « le garçon qui ne rit pas ».
Dès dimanche, le premier mi
nistre, Shinzo Abe, avait salué la
victoire du XV nippon. Pour lui, la
ténacité des joueurs qui « n’ont ja
mais renoncé à la victoire », « de
vrait donner de l’énergie et du cou
rage aux victimes du typhon ».
« Un nouveau cap » de franchi
La fête n’avait pas vraiment gagné
la rue, restant cantonnée aux fan
zones ou dans les bars comme
l’AK10 du quartier de Roppongi, à
Tokyo. « Objectif : champions du
monde », y scandait un groupe
vêtu du désormais incontourna
ble « sakura jersey », surnom du
maillot rouge et blanc de l’équipe
nippone et dont les stocks sont
quasiment épuisés.
Sur les sites Internet de fans des
Brave Blossoms, la joie était égale
ment extatique, au point qu’un
contributeur a rappelé, quelque
peu taquin, qu’il « reste encore
trois matchs à gagner pour être
champions du monde ».
Au stade, le public avait fêté le
succès avec les joueurs. « Excep
tionnel, historique », répétait en
boucle un supporteur de tou
jours, ancien joueur et qui atten
dait ce moment « depuis la pre
mière Coupe du monde ». « Je suis
tellement excitée que je ne vais
pas dormir! », a réagi une fan en
larmes. « Omedeto » (« félicita
tions ») et « Nippon, nippon! »,
scandaient des supporteurs.
Les tribunes, quasiment tout en
rouge et blanc, ont mis du temps à
se vider. Les Brave Blossoms ont
fait un tour d’honneur, saluant
un public entier, passionné, en
voûté par un match d’une inten
sité et d’une qualité rares. « Il y
avait tout, du jeu, de la défense, des
coups de pied », s’est réjoui un fan,
certain que cette victoire « don
nera un élan décisif à la pratique
du rugby au Japon ».
Pour expliquer le succès japo
nais, le capitaine, Michael Leitch,
a invoqué « la conviction », qui
« donne confiance ». Le sélection
neur, Jamie Joseph, soulignait, lui,
le travail effectué, notamment
avec la participation de l’équipe
japonaise des Sunwolves au Super
Rugby – compétition internatio
nale disputée entre des franchises
argentines, australiennes, sud
africaines, et néozélandaises.
Les Brave Blossoms ont atteint
leur objectif d’accéder aux quarts
de finale de la Coupe du monde, à
laquelle ils participent depuis ses
débuts, en 1987. « Ce soir, nous
Sofiane
Guitoune
(au centre),
à Kuma
moto, le
9 octobre.
FRANCK FIFE/AFP
« On se bat juste
pour nous,
pour exister,
pour essayer de
continuer. Il n’y a
pas de revanche
à prendre »
MAXIME MÉDARD
arrière du XV de France
avons franchi un nouveau cap »,
s’est réjoui Jamie Joseph.
Oublié les revers passés, dont
évidemment l’historique raclée
145 à 17 en 1995 contre la Nouvelle
Zélande. Oubliée aussi la décep
tion de 2015 quand, en Angleterre,
malgré trois victoires en poule,
les joueurs japonais avaient dû
rentrer au pays, devancés par
cette même Ecosse qu’ils ont bat
tue dimanche.
Le 20 octobre, ils affronteront
l’Afrique du Sud, une autre affaire
au parfum de revanche puisque
les Brave Blossoms avaient battu
les Springboks en 2015. « Le but ne
sera pas de faire un bon match et
de perdre, mais bien de gagner »,
a lancé le capitaine et star de
l’équipe Michael Leitch.
philippe mesmer
Jusqu’ici tout allait bien, mais le
rugby français ne tire pas de le
çons des erreurs écologiques. Il
calque son destin funeste sur ce
lui de la planète, survit dans l’œil
du cyclone, et les tempêtes se
multiplient. Cette fois, le typhon
est arrivé des mers du Sud et
nous donne du répit mais, ces
dernières années, le réchauffe
ment rugbystique a pris quel
ques degrés. Les prédictions des
spécialistes sont pourtant an
ciennes, mais le rugby français
reste plombé par les guerres in
testines. Les autres nations pren
nent de la hauteur, notre mer
cure, en revanche, continue de
grimper. Les solutions sont
connues mais les volontés
économiques et financières à
court terme priment sur les né
cessités de réforme, de réinven
tion, sur les besoins d’anticipa
tion et de protection, à la fois des
joueurs et de notre formation.
Pour accueillir le typhon, je
suis retourné à Kyoto, ancienne
cité impériale, ville de belles pro
messes écologiques. Ce week
end, il a plu autant qu’en deux
mois, alors qu’à mon départ de
France, les feuilles des marron
niers grillaient sur l’arbre. Les ac
cords de 1997 vite bafoués, clas
sés dans l’armoire des virages
nécessaires mais oubliés.
Jusqu’ici tout allait bien, mais,
ces derniers mois, les consé
quences annoncées sont visibles
par tous. La fonte du XV de
France, l’ennui du public et
la colère médiatique glissent
dans un courant monotone où
des jeunes pousses tombent en
dehors de l’automne.
Obsolescence programmée
D’école de la vie, la vision publi
que et collective du rugby est de
venue celle d’un sport dange
reux qui forme autant qu’il
abîme. On en parle dans les
dîners, c’est devenu à la mode, et
de l’extérieur la peur est palpa
ble. Elle prend son ancrage dans
les championnats d’élite. Les
réformes sont impunément
détournées et les joueurs à obso
lescence programmée s’esquin
tent avant leurs trente ans. Il
serait terrible que les victoires de
l’équipe de France des moins de
20 ans, double championne du
monde en titre, soient un mi
rage. Comme ces hivers rudes
mais devenus sporadiques, utili
sés par les sceptiques pour réfu
ter le climat général. Le retard est
important, il faudra du temps,
les changements se feront dans
l’ombre. Pour le moment, les jou
tes rugbystiques attirent encore
les lumières, mais celles des
tribunaux ou des rubriques faits
divers. Jusqu’ici tout va bien,
mais attention à l’hiver.
Une fois la raison retrouvée,
peutêtre pourraton de nou
veau laisser les journalistes
oublier les polémiques et dé
crypter les succès, rivaliser avec
les meilleures nations et ne plus
envoyer nos joueurs à l’équarris
sage. Jusqu’ici tout va bien, pen
saiton, et d’autres le savent, le
plus dur n’est pas la chute mais
l’atterrissage.
Aristide Barraud, 30 ans,
est un ancien joueur de rugby
international. Il a notamment
évolué avec le Stade français.
Réchauffement rugbystique
CHRONIQUE|
p a r a r i s t i d e b a r r a u d