A quoi ressemble leur vie quoti-
dienne?
Honnêtement, cela ressemble un
peu à l’enfer. En juin, quand nous y
sommes allés, il faisait une chaleur
épouvantable. L’air était chargé
d’une puanteur de pétrole cons-
tante. Les bébés sont régulièrement
pris de vomissements, de dysente-
ries. Ils rampent dans les ruelles
poussiéreuses l’été et sont victimes
du froid extrême l’hiver. Notre petit-
fils aîné, âgé de 9 ans, aide sa mère
dans les tâches du quotidien. Il fait
la queue pour obtenir des bouteilles
de gaz, de la nourriture. Autant de
temps qu’il n’investit pas dans sa
scolarité. Ces enfants sont sacrifiés.
Comment tient-on le choc,
quand on vit cela en tant que
grand-père?
Ma vie a basculé le jour où j’ai appris
que Léonard et sa famille étaient en
Syrie. J’ai alors compris que je
n’avais jamais été malheureux une
seule fois dans ma vie. Avec ma
femme, nous vivons avec une dou-
leur indescriptible. Les premiers
mois, on avait peur qu’ils meurent,
qu’ils soient blessés. Et puis, quand
ils ont fait défection, on s’est dit qu’il
était à nouveau possible qu’ils ren-
trent. Que ça pouvait même être dès
le lendemain si la France le décidait.
Bien sûr, on savait qu’il y aurait la
prison, c’est inévitable. Mais même
à long terme, il y avait un avenir. Il
y a un moment, on a reçu un enre-
gistrement audio et un dessin de
nos petits-fils. L’un disait «je veux
rentrer dans notre pays». L’autre
avait dessiné un avion avec quatre
hublots où on voyait leurs visages.
Ils ne sont pas perdus pour toujours.
Aux Etats-Unis, il y a un terme en
vogue, on parle de «réhabilitation»,
par exemple pour d’anciens soldats.
Les Américains considèrent ainsi
qu’il n’y a pas de fatalité, qu’une per-
sonne peut toujours évoluer, recra-
cher une idéologie, se reconstruire,
a fortiori des enfants. En France, on
ne parle jamais de «réhabilitation».
Pourtant, ce que redoute le plus no-
tre belle-fille, c’est que l’Etat islami-
que les récupère. On pourrait en-
courager ce désengagement, les
ramener petit à petit vers nous.
Avez-vous des nouvelles de votre
fils Léonard, emprisonné, lui, à
Bagdad, dans l’attente de son
procès en appel?
Jamais je n’aurais cru avoir un fils
condamné à mort. C’est une souf-
france psychologique effroyable.
Cette décision a été prise à l’issue
d’un procès fantoche, sans témoin,
sans preuves. Certains des Français
jugés auraient accouché d’aveux,
mais encore faut-il savoir comment
ces aveux ont été recueillis... De sur-
croît, le gouvernement français
nous explique que les jihadistes
étrangers passés par l’Irak doivent
y être jugés pour rendre justice aux
victimes locales. Or, comme l’a très
bien expliqué l’Association fran-
çaise des victimes du terrorisme, les
procès à Bagdad se font sans ces vic-
times. Personne ne les recherche,
car personne n’enquête véritable-
ment. Tous les accusés écopent de
la même peine : la perpétuité ou la
peine de mort. Qui aurait cru qu’un
jour la France allait accepter ça?
Recueilli par Willy Le Devin
court par la soudaineté de l’of-
fensive turque, envisageait de
négocier avec Bagdad le trans-
fert des ressortissants retenus
dans les camps kurdes?
Je vais être clair : je n’en peux plus
de l’attitude du gouvernement fran-
çais. Depuis des mois, j’ai l’impres-
sion d’être face à un mur. Face à des
gens qui n’ont aucune espèce de
respect pour le principe d’huma-
nité. Un mot résonne sans arrêt
dans ma tête : celui de Jean-Yves
Le Drian, lorsqu’il a déclaré, à pro-
pos des retours, qu’il serait «intrai-
table». Il n’y a pas si longtemps, je
croyais encore que les grands enga-
gements internationaux de la
France, ses valeurs, les positions
constantes et renouvelées du Dé-
fenseur des droits, des Nations
unies, du Conseil de l’Europe en fa-
veur du rapatriement des enfants,
auraient un impact. En fait non, la
politique semble plus forte que tout.
Depuis avril 2018, et l’arrivée de ma
belle-fille et de mes petits-enfants
à Roj, la France aurait pu les rapa-
trier 20, 30, ou 40 fois. Mais le gou-
vernement a préféré laisser pourrir
la situation. C’est insupportable.
Il y a quelques jours, des gardes
kurdes ont laissé partir plu-
sieurs Françaises du camp d’Aïn
Issa en raison des bombarde-
ments turcs tout proches. La
même situation est-elle envisa-
geable à Roj?
Ce n’est pas le cas aujourd’hui, mais
tout est possible à courte échéance.
Au lieu de tenter une fois de plus de
trouver une solution bricolée pour
maintenir ses ressortissants sur
zone, la France devrait prendre ses
responsabilités. Nous disposons
d’un appareil judiciaire, carcéral et
éducatif en capacité d’accueillir les
familles. Jean-Yves Le Drian dé-
clare qu’il mène une guerre contre
l’Etat islamique. Très bien. Mais
pourquoi mène-t-il une guerre
contre des enfants qui ne sont res-
ponsables de rien?
En juin, vous vous êtes rendu par
vos propres moyens au camp de
Roj pour tenter de voir votre
belle-fille et vos petits-enfants.
Que savez-vous de leurs condi-
tions de vie?
Effectivement, nous nous sommes
rendus à Roj avec ma femme pour
montrer à nos petits-enfants que
nous tentons tout pour ne pas les
abandonner. Nous avons fait le
voyage avec des proches d’autres na-
tionalités, des Autrichiens, des Sué-
dois, tous ont pu pénétrer dans le
camp. Nous, nous avons été bloqués,
sur ordre des autorités françaises
nous a-t-on assuré... Qu’est-ce que ce
pays a à gagner en empêchant des
grands-parents de retrouver leur fa-
mille? Il y a quelques mois, notre
belle-fille a accouché de son dernier
enfant dans le camp. En raison du
froid, de la saleté, de la malnutrition,
il est tombé gravement malade. Par
chance, il s’en est sorti. Mais faut-il
attendre qu’un drame survienne
pour voir la France bouger? En jan-
vier, j’ai expliqué tout cela à Emma-
nuel Macron dans une lettre. L’Ely-
sée m’a répondu : «La présidence de
la République a bien pris note de vos
préoccupations concernant la santé
de votre petit-fils.»
C
es dernières heures, une an-
goisse a saisi à nouveau Marc
Lopez. Contraint de réagir à
l’offensive turque sur le nord de la
Syrie, le ministre des Affaires étran-
gères, Jean-Yves Le Drian, s’est
pent une tente du camp de Roj,
dans le nord-est de la Syrie. Après
deux ans et demi passés au sein de
l’Etat islamique (EI) – Léonard Lopez
faisait notamment la classe à des en-
fants francophones à Mossoul –, la
famille a fait défection. Depuis, Marc
Lopez, 66 ans, met tout en œuvre
pour obtenir le retour de ses petits-
enfants. Il ne compte plus ses lettres
adressées à Emmanuel Macron,
avec, pour seule réponse, le phrasé
clinique et froid des relations inter-
nationales.
Qu’avez-vous ressenti en décou-
vrant que la France, prise de
«En Syrie, ces enfants
sont sacrifiés»
Le père d’un jihadiste
français condamné
à mort à Bagdad se bat
pour faire revenir
ses petits-enfants.
Et se heurte sans cesse
à la mauvaise volonté
du gouvernement.
rendu jeudi en Irak pour négocier les
conditions d’un transfert des ressor-
tissants français retenus dans les
camps kurdes. Si aucun accord ne
semblait se dessiner dans la soirée,
les pourparlers pourraient se pour-
suivre en coulisse. Une perspective
insupportable pour Marc Lopez,
membre du collectif Familles unies,
dont le fils, Léonard, fait partie des
onze Français condamnés à mort en
première instance à Bagdad, à l’issue
d’un simulacre de procès. Depuis le
9 avril 2018, D. H., 29 ans, la belle-fille
de Marc Lopez, ainsi que ses quatre
petits-enfants de 9, 5, 3, et 1 an, occu-
Événement
Mohamed Ali Alhakim, ministre des Affaires étrangères irakien, et son homologue français, Jean-
Yves Le Drian, jeudi à Bagdad. Photo Khalil Mohammed. AP
6 u Libération Vendredi^18 Octobre 2019