Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

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PLANÈTE


DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019

0123


Lubrizol : « Il y a 


un sentiment 


de trahison dans 


la population »


Alerte tardive, manque d’exercices


de simulation et de consignes de sécurité :


les Rouennais n’étaient pas préparés aux


risques liés à la présence sur leur territoire


du site Seveso qui a brûlé le 26 septembre


REPORTAGE
rouen ­ envoyé spécial

D


epuis le grenier de sa mai­
son, sur les hauteurs de
Rouen, Stéphane Martot a
une vue imprenable sur la
boucle de la Seine, le port
autonome de Rouen et Lu­
brizol. Quand de premières explosions ont
retenti vers 5 h 30 du matin, jeudi 26 septem­
bre, elles ne l’ont pas empêché de replonger
dans les bras de Morphée. « La veille, on avait
manifesté pour les retraites, raconte ce tra­
vailleur social de 47 ans. Je me suis dit dans
mon demi­sommeil : ils sont quand même
gonflés les copains dockers de tirer des pétards
en pleine nuit! Et puis je me suis rendormi. »
Ce n’est que deux heures plus tard, quand
les sirènes d’alerte se sont mises à hurler,
que Stéphane Martot a compris. Il s’est préci­
pité dans son grenier, a ouvert le Velux et a
filmé puis posté sur les réseaux sociaux :
l’usine chimique en feu et l’immense pana­
che noir qui se répand au­dessus de la ville.
« C’était Mad Max sous mes fenêtres. Alors
qu’on nous disait toujours que c’était un délire
d’écolo! », témoigne Stéphane Martot, égale­
ment secrétaire des Verts à Rouen, conseiller
municipal et à la Métropole.
Trois semaines après l’accident, la ministre
de la santé, Agnès Buzyn, considère que « les
Rouennais peuvent reprendre une vie nor­
male ». Jeudi 17 octobre, ils étaient encore
près de 800, à la Halle aux Toiles, venus par­
tager leurs craintes et leur colère jusque tard
dans la soirée, lors d’une réunion publique
organisée par un large collectif de syndicats
et d’associations. Avec un mot d’ordre : « Pas
de retour à la normale sans que la vérité soit
faite! » De nombreuses questions hantent
toujours les Normands. Elles s’accumulent,
même, au fur et à mesure des révélations.
Quelle est la dangerosité des 9 500 tonnes (et
non des 5 253 tonnes initialement communi­
quées) de produits partis en fumée et quelle
seront les conséquences sur leur santé à long
terme, certaines substances chimiques étant
potentiellement cancérogènes ou des per­
turbateurs endocriniens?
Comment un feu d’une telle ampleur a­t­il
pu se déclarer sur un site Seveso seuil haut,
six ans après un premier incident (une fuite
de mercaptan s’était fait ressentir jusqu’en ré­
gion parisienne) et deux ans après une ins­
pection des installations classées estimant le
risque d’un incendie à « au maximum une fois
tous les 10 000 ans ». Comment Lubrizol a­t­il

pu stocker plus de 4 000 tonnes de produits
potentiellement dangereux chez son voisin
Normandie Logistique, pourtant non classé
Seveso, et dont les entrepôts ont aussi été ra­
vagés par les flammes? L’enquête prélimi­
naire ouverte par le parquet de Paris pour
mise en danger d’autrui devra tenter de lever
toutes les zones d’ombre, à commencer par
l’origine de l’incendie, toujours indéterminée.
Une interrogation trotte aussi dans la tête
des Rouennais depuis le premier jour. Pour­
quoi les sirènes ont­elles été activées si
tardivement, alors que l’incendie s’est dé­
claré dès 2 h 40? Le préfet de Seine­Mari­
time, Pierre­André Durand, a d’abord justi­
fié ce choix par la volonté de ne pas créer de
panique inutile, selon le principe qu’un
Rouennais dans son lit est un Rouennais
confiné. Sous le feu des critiques pour sa
gestion de la crise, il a tout de même fini par
reconnaître que le système d’alerte reposait
peut­être sur « des outils datés ».

BRUTALE DÉCOTE
Muriel Bazire, elle, a été prévenue par un
SMS. « Une amie de Paris m’a dit qu’il ne fallait
pas que je sorte de chez moi et que mon chou­
chou était mort », raconte cette retraitée qui
pleure autant la disparition de Jacques Chirac
que la brutale décote de son appartement.
Cette Parisienne a acheté en 2013 dans la rési­
dence Rouen Rondeaux, un ensemble de
trois immeubles aux jardins bien entretenus
mais qui possède désormais un handicap de
taille : il est situé à environ 500 mètres à vol
d’oiseau de Lubrizol. « Mon appartement est
invendable! ne décolère pas Mme Bazire. Qu’ils
s’en aillent! » Un sentiment partagé par beau­
coup de Rouennais. Surtout que, cette fois, la
faute à Eole, c’est la rive droite de la ville et les
quartiers cossus de Mont­Saint­Aignan ou
Bois­Guillaume, qui ont été touchés par le
panache de fumée et les retombées de suie.

A notre demande, Mme Bazire a fouillé dans
ses affaires pour retrouver les documents
du notaire. Après les traditionnels diagnos­
tics plomb et amiante figurent bien en an­
nexe une page sur les risques naturels et
technologiques et un chapitre mentionnant
que l’immeuble est situé sur un territoire
« susceptible d’être soumis aux effets de plu­
sieurs phénomènes dangereux (surpression,
thermique, toxique) engendrés par l’établis­
sement Lubrizol ». Mme Bazire reconnaît
n’avoir pas prêté attention à ces quelques li­
gnes. « J’ai signé naïvement, je savais qu’il y
avait des sablières à Rouen, mais pas qu’on
était entouré de sites Seveso. »
Sa voisine, Martine Meley, a bouché les
aérations de ses fenêtres à cause des odeurs
d’hydrocarbures. Elle habite la résidence de­
puis trente­quatre ans. Autant d’années de
cohabitation avec Lubrizol. De relents nau­
séabonds, parfois le dimanche soir au mo­
ment d’un « dégazage » sauvage. Mais, cette
fois, c’en est trop. « On insulte les Normands,
il y a un gros manque d’information sur les
risques. En trente­quatre ans, jamais per­
sonne n’est venu nous voir pour nous donner
la moindre consigne. » Le plan de prévention
des risques technologiques (PPRT) autour du
site de Lubrizol, mis à jour par la préfecture
en 2014, indique pourtant que « le développe­
ment d’une culture du risque est indispensa­
ble pour que chacun puisse jouer un rôle
effectif dans la prévention des risques », et
notamment les « riverains ».

PLANS D’URGENCE
Des plans de secours d’urgence, dit plans
particuliers d’intervention (PPI), sont pré­
vus. « Des exercices sont organisés par la pré­
fecture pour tester ces plans », précise le PPRT.
Ni Martine Meley, ni Muriel Bazire, ni Sté­
phane Martot, tous trois cogérants de la rési­
dence Rouen Rondeaux, n’ont été conviés à
participer à un quelconque exercice de simu­
lation d’accident. Le PPI – dont Le Monde a pu
consulter une version condensée, le docu­
ment intégral étant classé « confidentiel
défense » – stipule bien que « l’alerte initiale
des populations » est une « priorité ».
Les trois Rouennais n’ont jamais vu non
plus la couleur (bleue) de la « plaquette » lis­
tant les « bons réflexes en cas d’alerte indus­
trielle ». « Les pouvoirs publics, les collectivi­
tés et les industriels travaillent en commun
pour renforcer votre sécurité et votre infor­
mation, afin que vous puissiez avoir une
confiance lucide dans les industries », expli­
que le fascicule édité par la préfecture et
l’Union des industries chimiques de Nor­

mandie. Il est censé avoir été imprimé en
70 000 exemplaires en 2016 et distribué par
voie postale dans les 32 communes – regrou­
pant environ 360 000 habitants – situées
dans « les rayons de danger » des sites indus­
triels recensés dans le PPI. Aucun Rouennais
n’est venu le lire en mairie « à l’exception
d’une étudiante », rapporte­t­on au service
« sécurité, incendie et risque majeur », où il
est consultable (ni photo ni copie).
Le PPI, même dans sa version expurgée des
données considérées comme les plus sensi­
bles face au risque terroriste, contient pour­
tant des informations fondamentales. A
commencer par la liste des entreprises pré­
sentant des risques (incendie, explosion,
émission de gaz toxiques), qui rappelle que
Rouen est « l’une des principales zones de
concentration des industries chimiques et pé­
trolières de France » et que Lubrizol est loin
d’être la seule usine dangereuse du secteur.
Le PPI en recense 23, dont 7 établissements et
6 ouvrages liés au transport de marchandi­
ses dangereuses classés Seveso. Les autres
sont considérés comme « générant un risque
significatif pour la population ». Curieuse­
ment, Normandie Logistique, dont les han­
gars sont coincés entre deux sites Seveso et
qui stockait plusieurs tonnes de produits Lu­
brizol, n’en fait pas partie.
Autre interrogation, le « rayon de danger »
retenu pour Lubrizol (623 mètres ou 1 340 mè­
tres, selon le niveau du scénario­catastrophe)
n’a­t­il pas été sous­estimé? Le panache de fu­
mée a atteint plus de 20 kilomètres de long,
des retombées de suie ont été identifiées jus­
que dans les Hauts­de­France, et des niveaux
de dioxines « inhabituels » ont été mesurés
dans la commune de Préaux, à une quinzaine
de kilomètres de Rouen, non intégrée dans le
PPI. La maire, Anne­Marie Delafosse, a porté
plainte contre X pour mise en danger d’autrui
et incite les habitants à l’imiter. Elle a égale­
ment ouvert un cahier de doléances pour ses
1 850 administrés. Ici, un agriculteur rapporte
que ses vaches avaient encore « beaucoup
d’hydrocarbures sur les poils » quinze jours
après l’incendie, là une femme confie que son
époux a des problèmes de toux, beaucoup ex­
pliquent que leurs salons de jardin sont dé­
gradés. Mme Delafosse, qui n’a pas digéré la
mauvaise publicité faite au village après la di­
vulgation des analyses sur les dioxines, n’a
pas souhaité s’exprimer. La préfecture n’a pas
répondu non plus à nos sollicitations.
D’habitude, elle soigne sa communication.
Toujours avec l’UIC Normandie, les servi­
ces de l’Etat ont également édité une jolie
plaquette au titre ronflant – la fameuse

« C’ÉTAIT “MAD MAX” 


SOUS MES FENÊTRES. 


ALORS QU’ON NOUS 


DISAIT TOUJOURS 


QUE C’ÉTAIT UN 


DÉLIRE D’ÉCOLO ! »
STÉPHANE MARTOT
secrétaire des Verts à Rouen

I N C E N D I E D E R O U E N


150
nombre de plaintes déposées
Depuis l’incendie de Lubrizol et Normandie Logistique, le 26 septem-
bre, 150 plaintes ont été déposées contre X par l’avocat rouennais
Jonas Haddad. Elles proviennent de particuliers victimes d’évanouis-
sements ou d’éruptions cutanées, de salariés victimes de malaise,
de restaurateurs qui ont dû fermer boutique ou d’agriculteurs empê-
chés de commercialiser leurs récoltes. Plusieurs communes de l’ag-
glomération rouennaise, dont Rouen, ou encore l’association Géné-
rations Futures ont aussi porté plainte pour mise en danger d’autrui.
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