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DIMANCHE 20 LUNDI 21 OCTOBRE 2019 planète| 13
« confiance lucide » –, avec photo de fillette
tout sourire derrière un bouquet de jon
quilles. Le document rappelle la définition
d’un établissement Seveso, les dispositifs de
sécurité et l’importance de l’industrie dans le
tissu économique rouennais : « Les emplois
industriels des secteurs de la chimie, de la plas
turgie, du raffinage (...) contribuent largement
au développement de l’économie régionale
[et] permettent de classer la zone d’emploi de
Rouen treizième au niveau national. »
« ON PENSAIT ÊTRE À L’ABRI »
En 2018, Rouen a fêté les 10 ans de jumelage
avec Cleveland, la ville américaine où a été
fondé Lubrizol en 1928. « Lubrizol fait partie
du décor. Même si on savait que c’était un site
dangereux, on pensait être à l’abri. Moi
même, je me suis laissé endormir par les dis
cours officiels disant que tout était sous
contrôle, reconnaît Stéphane Martot, dont
un oncle a travaillé pour l’usine spécialisée
dans la fabrication de lubrifiants pour mo
teurs. C’est pour ça qu’aujourd’hui il y a un
sentiment de trahison dans la population et
que les Rouennais demandent à Lubrizol de
partir. » Le patron de la firme américaine,
Eric Schnur, a, lui, prévu de revenir en France
la semaine prochaine pour rencontrer plu
sieurs ministres et fixer les procédures d’in
demnisation des agriculteurs dont les récol
tes ont été suspendues – les mesures de res
triction ont été intégralement levées ven
dredi 18 octobre. En attendant, il répète que
« l’activité reprendra quand le nettoyage aura
été fait et que la sécurité sera garantie ».
Au pied du pont Flaubert, rive gauche, de
l’autre côté de l’avenue qui jouxte la résidence
Rouen Rondeaux, une immense palissade
vante le grand projet immobilier soutenu par
la mairie et la Métropole : l’écoquartier
Flaubert. « Un écoquartier calme et vivant »,
qui « répondra aux hautes exigences environ
nementales ». « Un écosystème effervescent »
de 90 hectares devant accueillir « 6 000 habi
tants », « 2 500 logements », « une tour en
bois ». La promesse, aussi, de « 5 000 créations
d’emplois ». La tour en bois et tout le reste ris
quent de partir en fumée après l’incendie de
Lubrizol. Car l’écoquartier souffre d’un défaut
que cachaient jusqu’ici les palissades : il est
implanté à moins de 500 mètres des sites Se
veso. Le tout nouveau président de la Métro
pole, qui est aussi le maire de Rouen, Yvon Ro
bert, a indiqué qu’« une réflexion collective se
rait menée sur le devenir de l’écoquartier ».
Dans son entourage, on fait savoir qu’il pour
rait aussi être lié à celui du site Lubrizol.
stéphane mandard
Le futur
écoquartier
Flaubert se
trouve à moins
de 500 m de sites
Seveso, dont
l’usine Lubrizol,
qui a pris feu
le 26 septembre.
BENOIT DECOUT/REA
Le préfet PierreAndré Durand,
« seul face à tous » depuis l’incendie
Très réservé, le fonctionnaire a été placé sous les projecteurs et exposé aux critiques
rouen correspondance
I
l a fallu les caméras de l’émis
sion « Envoyé spécial » de
France 2 pour que PierreAn
dré Durand exprime un début
de contrition, jeudi 10 octobre,
quinze jours après le spectacu
laire incendie qui a ravagé, jeudi
26 septembre, à Rouen, une partie
de l’usine chimique Lubrizol et de
sa voisine, l’entreprise Norman
die Logistique. Interrogé sur les
propos qu’il a tenus deux jours
après le sinistre – « un état habi
tuel de la qualité de l’air » –, le pré
fet de Normandie et de SeineMa
ritime reconnaît : « J’ai un regret,
parce que ce que j’ai dit était tech
niquement exact, mais mal com
pris par nos concitoyens. »
Arrivé de SeineSaintDenis il y a
six mois à peine, PierreAndré
Durand, en fonctions depuis le
23 avril, ne s’était pas encore fait
un nom en Normandie. Cette
catastrophe industrielle l’a placé
sous les projecteurs et les criti
ques. Sa communication et
certains de ses choix en matière
de gestion de crise ont été criti
qués. Notamment sa décision de
ne pas actionner les sirènes
d’alarme dès la survenue de l’in
cendie, en milieu de nuit.
Tout en contrôle
PierreAndré Durand incarne un
personnage, celui du serviteur de
l’Etat tout en contrôle, parfois jus
qu’à la caricature. Lunettes fines,
visage impassible, cheveux ras,
phrasé lent, il apparaît très ré
servé, voire austère. Lors de ses
conférences de presse quotidien
nes, censées témoigner de la
« transparence » étatique, il n’a
jamais laissé paraître le moindre
signe d’énervement.
Afin d’en savoir plus sur cet
énarque de 59 ans, promotion
Gambetta (1990), qui a refusé de
nous recevoir en têteàtête, il
faut consulter son curriculum
vitae et se tourner vers les rares
articles de presse publiés au gré
des affectations de ce nomade ad
ministratif. Il est énarque, donc,
et titulaire d’un DESS en adminis
tration des collectivités territoria
les, mais autodidacte.
Né à Antibes (AlpesMaritimes),
en mars 1960, l’homme a démarré
sa carrière au bas de l’échelle,
en 1980, en tant qu’auxiliaire de
bureau, à la mairie de Nice, dirigée
à l’époque par Jacques Médecin,
avec un BEP pour seul bagage,
selon Les Echos, qui lui ont consa
cré un article en 2010.
Au cours de la décennie 1980, il
y gravit méthodiquement les
échelons de la fonction publique
territoriale, devenant successive
ment agent de bureau, commis,
rédacteur puis attaché territorial.
Avant de réussir le concours d’en
trée de l’ENA à l’âge de 30 ans.
En 1993, ce célibataire friand de
musique et en particulier d’opéra
- longtemps membre de l’harmo
nie de Nice et engagé volontaire,
lors de son service militaire, dans
la « musique » de la 2e région aé
rienne – entame son parcours de
haut fonctionnaire dans la Loire,
en tant que souspréfet, puis en
Guyane, un an plus tard, avant
d’être le secrétaire général de la
préfecture de l’Aube, en 1996.
En 1998, direction le ministère
de l’intérieur, où il dirige le cabi
net du directeur général de l’ad
ministration. Après un passage à
Bayonne (PyrénéesAtlantiques),
comme souspréfet, en 2004,
puis à Lille, en tant que secrétaire
général de la préfecture du Nord,
il obtient son premier poste de
préfet en HauteSaône, en 2008.
Il n’y restera pas longtemps :
en 2010, il est choisi par Christian
Estrosi, sudiste comme lui et
alors ministre de l’industrie,
pour être son directeur de cabi
net. Durant la décennie 2010, il
est successivement préfet de la
Drôme, des PyrénéesAtlanti
ques, de SeineSaintDenis et en
fin de Normandie.
« Au compte-gouttes »
De son passage en région pari
sienne, le député PCF de Seine
SaintDenis Stéphane Peu garde le
souvenir d’« un préfet rigoureux,
très fiable, mais frileux et man
quant parfois d’empathie ». En
Normandie, les élus apprennent
doucement à le connaître. Le pré
sident de région, Hervé Morin
(Les Centristes), décrit « un
homme très carré », qui n’est « cer
tes pas un grand communicant ».
« Il s’est retrouvé seul face à tous,
à gérer l’incendie en évitant le
pire, tout en devant communiquer
toutes les demiheures », estime
M. Morin, pour qui « c’est le pays
Analyses biologiques anormales pour
des pompiers intervenus sur le sinistre
Au moins une dizaine de soldats du feu présentent des bilans hépatiques perturbés
T
rois semaines après l’in
cendie qui a ravagé l’usine
chimique Lubrizol et les
entrepôts de Normandie Logisti
que, l’inquiétude ne retombe pas
chez les Rouennais. Elle est
même montée d’un cran parmi
les sapeurspompiers intervenus
sur le site Seveso, jeudi 26 sep
tembre et les jours suivants.
Selon les informations du
Monde, certains viennent de re
cevoir les analyses biologiques
réalisées après l’intervention. Et
les résultats ne sont pas bons.
Pour au moins une dizaine d’en
tre eux, dont une majorité appar
tient au service départemental
d’incendie et de secours de Seine
Maritime (SDIS76), les bilans
sanguins font apparaître des ré
sultats anormaux pour le foie,
avec des niveaux de transamina
ses trois fois supérieurs à la nor
male, ainsi que des perturbations
au niveau de la fonction rénale.
Deux sources internes ont con
firmé, sous couvert d’anonymat,
des « résultats anormaux » pour
« cinq à sept agents » du SDIS76,
auxquels les bilans ont été remis
sous pli pour raison de confiden
tialité. Contacté par Le Monde, le
commandant Chris Chislard, por
teparole du SDIS76, indique que
ces résultats d’analyses, faites
avant le vingt et unième jour
après l’incendie, ne sont pas
considérés comme déterminants.
« Il faudra attendre le deuxième
prélèvement à J + 31 pour pouvoir
les interpréter en les comparant et
confirmer s’ils sont liés ou non
à l’événement », précisetil.
A l’issue d’un comité d’hygiène,
de sécurité et des conditions
de travail (CHSCT) extraordi
naire organisé le 1er octobre,
des analyses sanguines ont été
prescrites à tous les pompiers en
gagés sur le feu.
Près de 900 agents, pas seule
ment de Rouen et de Normandie,
sont intervenus sur le site sinistré
les 26 et 27 septembre. Les ordon
nances prévoient de nouvelles
analyses un mois et trois mois
après les premiers prélèvements.
Les sapeurs concernés par des ré
sultats anormaux doivent, eux,
faire des bilans tous les quinze
jours pendant six mois.
Cocktail de matières toxiques
« Ces résultats ne sont pas bons,
commente le toxicochimiste An
dré Picot. Le foie, comme les reins,
c’est notre centre antipoison. Si les
transaminases sont élevées, c’est
que le foie a subi une agression. »
Le fondateur de l’unité de préven
tion du risque chimique du Cen
tre national de la recherche scien
tifique (CNRS) relève le risque de
développer une hépatite ou, à
long terme, des cancers.
D’autant que, si l’on consulte
l’inventaire des produits brûlés
à Lubrizol (plus de 5 000 tonnes
sur le site luimême et plus
de 1 600 tonnes dans les hangars
du voisin, Normandie Logisti
que), de nombreuses substances
dangereuses qui valent à l’usine
d’être classée Seveso seuil haut y
figurent : six sont potentielle
ment cancérogènes, et davantage
ont une toxicité jugée aiguë.
Dans ce cocktail de matières
toxiques, on trouve, notamment,
des produits phosphorés connus
pour attaquer le foie. « Parmi les
nombreux produits partis en fu
mée, il y a très vraisemblablement
des produits hépatotoxiques »,
confirme André Picot.
« Vu les quantités qui ont brûlé
et que l’on a respirées, on est forcé
ment inquiets, témoigne Ma
thieu Gibassier, le secrétaire gé
néral de la Confédération géné
rale du travail (CGT) du SDIS76.
On nous répète depuis un an qu’il
faut faire attention avec la toxi
cité des feux pour une interven
tion sur une maison ou une voi
ture. Lubrizol, c’est un site Seveso,
c’était un feu de voiture multiplié
par plusieurs millions. » Durant le
qui n’est pas préparé à une telle
catastrophe industrielle ».
Le député PCF de SeineMari
time Sébastien Jumel renvoie, lui
aussi, la balle au « gouvernement,
qui a mal géré cette crise, de façon
technocratique, mais le préfet n’en
est pas responsable ». Pour Damien
Adam, député LRM de SeineMari
time, « cette image de distance est
une figure obligée du poste. Mais,
quand on gratte un peu, on décou
vre un homme intéressant ».
Lui aussi admet des cafouillages
en matière d’information à la po
pulation : « Mais cela dépasse le
préfet, il s’agit d’un trou dans la
raquette dans notre manière de gé
rer les sites Seveso. » Localement,
certains maires ont tout de même
fait part de leur sentiment de soli
tude face à la crise. « Nous avons
été informés tardivement et diffici
lement. Le préfet s’en est excusé »,
indique Charlotte Goujon, maire
PS du PetitQuevilly, commune li
mitrophe de l’usine Lubrizol.
A Rouen, les élus et réseaux éco
logistes se montrent plus criti
ques. « La réalité de la crise sani
taire potentielle est sousestimée.
Les informations ont été lâchées
au comptegouttes », reproche
David Cormand, secrétaire natio
nal EELV et élu à la métropole
rouennaise. « S’il admet des er
reurs, ce qui n’est pas le cas de tous
les préfets, il n’a été qu’un rouage
dans le mécanisme orchestré par
le ministère de l’intérieur », avance
Guillaume Blavette, militant de
France Nature Environnement
Normandie. Ironie de l’histoire,
depuis le mois d’août, PierreAn
dré Durand représente l’Etat au
Conseil national de l’air.
gilles triolier
weekend ayant suivi l’accident,
le syndicaliste dit avoir reçu une
dizaine de messages de collègues
se plaignant « de toux irritantes,
de vomissements et de diarrhées
importantes ».
Mathieu Gibassier est lui
même intervenu sur le site de
Lubrizol. « Les premières interven
tions ont été effectuées sous pro
tection respiratoire de la tête aux
pieds, explique le pompier. C’est
une fois l’incendie maîtrisé que ça
s’est relâché. On est passés aux
masques en papier et il n’y en avait
pas assez pour tout le monde.
C’était un peu la démerde. » Or, ex
plique M. Gibassier, « de 19 heures
à 7 heures du matin, il a fallu conti
nuer à arroser les fûts pour les re
froidir et il y avait encore un pana
che de fumée important. »
Certains pompiers, dont les
analyses sanguines sont anor
males, envisagent désormais de
porter plainte contre X pour
mise en danger d’autrui. Une
démarche judiciaire déjà enga
gée par le syndicat Unité SGPPo
lice de Rouen, pour des poli
ciers intervenus sur le site de Lu
brizol. Le syndicat dénonce une
« mise en danger » par l’absence
de tenue adaptée, et particulière
ment le manque de masques de
protection. Il réclame « des
moyens de protection adaptés
pour tous les policiers, au vu du
nombre important de sites Seveso
dans le département ».
st. m.
L’HOMME A DÉMARRÉ
SA CARRIÈRE
AU BAS DE L’ÉCHELLE,
EN 1980, EN TANT
QU’AUXILIAIRE DE BUREAU,
À LA MAIRIE DE NICE
« LUBRIZOL, C’EST
UN SITE SEVESO,
C’ÉTAIT UN FEU DE
VOITURE MULTIPLIÉ PAR
PLUSIEURS MILLIONS »
MATHIEU GIBASSIER
secrétaire général
de la CGT du SDIS-