Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

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IDÉES


DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019

0123


Les « makers »,


ou comment produire


dans la cité autrement


Les sociologues Isabelle Berrebi-Hoffmann,
Marie-Christine Bureau et Michel Lallement décrivent
les nouveaux modes de production partagée et
en circuit court qui émergent dans les centres urbains

L’


incendie de Lubrizol, à Rouen, est
une catastrophe dont nous sommes
loin d’avoir mesuré toutes les consé­
quences humaines et écologiques. A
lui seul, il est aussi le symptôme de l’épui­
sement d’un vieux monde industriel fondé
sur les principes de concentration des res­
sources, de clôture des espaces d’activité,
de fabrication de masse et d’économies
d’échelle. L’urgence est plus que jamais à
l’expérimentation d’un nouveau para­
digme capable de réconcilier économie de
production et dynamique urbaine.
Une des options possibles nous est propo­
sée aujourd’hui par le mouvement « ma­
ker ». Celui­ci s’est d’abord développé grâce
aux technologies du numérique, qui don­
nent la possibilité, par l’impression 3D au

premier chef, de fabriquer à l’unité, de fa­
çon souple et économe, en compressant les
coûts écologiques. Le succès actuel des « fab
labs », « hackerspaces » et autres tiers lieux
consacrés à la fabrication collaborative con­
vainc que les « makers » ont lancé plus
qu’une petite révolution du travail. En fai­
sant éclater les oppositions anciennes entre
conception et fabrication, entre fonctions
de producteur et de consommateur, entre
investissement productif et engagement ci­
toyen, etc., ils frayent la voie à un modèle de
production compatible avec de nouveaux
modèles de développement urbain.
Le projet Fab City pourrait fournir un élan
décisif dans cette direction. L’objectif des
grandes villes associées dans ce réseau
d’envergure internationale est d’aboutir
d’ici à 2054 au façonnement d’aggloméra­
tions localement autosuffisantes et globa­
lement connectées. Dans un tel esprit, les
« fab labs » et les « hackerspaces » consti­
tuent un fer de lance qui a déjà fait ses preu­
ves. Avec et autour de ces espaces alterna­
tifs de production, on voit émerger des éco­
systèmes qui font la part belle à un mode
de production économe en énergies fossi­
les et qui donne la priorité au collaboratif,
aux circuits courts, au développement du­
rable, ainsi qu’à l’inclusion sociale. Signe
des temps, des collectifs rassemblant des
artistes, des artisans et des travailleurs du
numérique s’implantent dans les locaux
désaffectés d’usines qu’ils réhabilitent et
font revivre. En 2007, un des tout premiers
« hackerspaces » franciliens avait ouvert
ses portes dans la zone industrielle de
Vitry­sur­Seine (Val­de­Marne), tout à côté
d’une usine classée Seveso.

Dans ce mouvement qui affecte les fa­
çons de produire, mais qui pourrait à
terme transformer l’ensemble du paysage
urbain, nous en sommes toujours au stade
des balbutiements. Néanmoins, des
start­up et des petites entreprises artisa­
nales produisent déjà de toutes petites sé­
ries qui sont commercialisées par des en­
seignes de distribution connues. Des en­
ceintes musicales, des meubles, des
composants électroniques ou chimiques,
des vêtements, diverses pièces en bois, en
métal ou plastique, etc., sont fabriqués à la
demande dans des délais très courts. Le
« makerspace » Ici Montreuil s’est ainsi ré­
cemment organisé pour honorer des com­
mandes de prototypage et de production
émanant d’industries les plus variées. C’est,
ce faisant, tout un tissu urbain qui gagne
en vitalité nouvelle.

Une issue encore incertaine
Mais rien n’est encore gagné. Le dévelop­
pement d’une micro­industrie intégrée au
territoire est loin en effet de contrecarrer
les dégâts des délocalisations. Par ailleurs,
les futurs imaginés par les acteurs et les
observateurs du mouvement « maker » di­
vergent amplement. Assimilée à une dé­
mocratisation massive de la création d’en­
treprise, la troisième révolution indus­
trielle théorisée par Chris Anderson n’a
guère à voir par exemple avec l’utopie tôt
entrevue par André Gorz : le philosophe
croyait que la dissémination territoriale
d’ateliers coopératifs interconnectés à
l’échelle du globe offrait la possibilité
d’une sortie civilisée du capitalisme. Les
« fab labs » et les « hackerspaces » d’au­

jourd’hui incarnent concrètement, mais
non sans ambiguïtés ni contradictions
parfois, cette volonté de faire société et de
faire la ville autrement.
Mais leur issue reste encore incertaine.
De nombreuses questions demeurent :
comment les micro­industries « makers »
peuvent­elles s’insérer dans des écosystè­
mes qui ne sont pas nécessairement pré­
disposés à les faire vivre? Comment irri­
guer le métabolisme des villes pour en finir
avec les concentrations industrielles et les
risques qui leur sont immanents? Com­
ment faire des citoyens des acteurs à part
entière de leur futur urbain? La multiplica­
tion des lieux où l’on produit à l’unité avec,
dans de nombreux cas, une philosophie du
partage qui tranche avec celle de l’échange
marchand traditionnel ne résout pas tou­
tes ces interrogations. Il est certain en re­
vanche que les « makers » participent d’un
mouvement plus large qui vise à expéri­
menter d’autres manières de travailler, de
produire, de consommer et de vivre dans la
cité. Il vaut, rien que pour cela, d’être atten­
tif à leur action.

Isabelle Berrebi-Hoffmann,
Marie-Christine Bureau et Michel
Lallement sont sociologues et membres
du Laboratoire interdisciplinaire
pour la sociologie économique (LISE,
CNAM/CNRS). Ils sont les auteurs de « Ma-
kers. Enquête sur les laboratoires
du changement social » (Seuil, 2018)

Gilles Crague Reconstruire dans nos villes

un milieu favorable aux usines

Conclure de la catastrophe de Lubrizol qu’il faut
fermer les sites industriels serait une erreur
économique et écologique, plaide le chercheur

V


ille et industrie ne feraient
pas bon ménage : c’est la
conclusion naturelle qui
semble devoir être tirée
lorsque survient un acci­
dent industriel, hier à Tou­
louse avec l’explosion d’AZF,
aujourd’hui à Rouen avec l’incendie
de Lubrizol. Ces installations indus­
trielles à risque font alors irruption
dans l’espace public. On procède à
leur comptage (elles seraient plus de
700 labellisées Seveso seuil haut), on
les cartographie pour constater leur
proximité avec des zones urbaines
denses (2,5 millions de Français vivent
à moins de 1 kilomètre d’une usine Se­
veso). Nombreux sont alors ceux qui
partagent l’idée selon laquelle « plus
aucune usine de ce type ne devrait exis­
ter à 3 km du centre­ville d’une grande
agglomération », pour reprendre les
propos d’un avocat saisi par des asso­
ciations sur Lubrizol.
Ce souhait de voir disparaître de nos
villes ces installations classées coïn­
cide de fait avec une évolution struc­
turelle de l’industrie en France : un
nombre d’emplois divisé par deux
entre 1975 et 2015, qui se double de­
puis 2005 d’un déficit commercial
manufacturier grandissant (50 mil­
liards d’euros en 2017). La production
à l’étranger joue ainsi un rôle crois­
sant dans la satisfaction de la de­
mande française de produits manu­
facturiers (meubles, téléphones, ordi­
nateurs, automobiles, habillement,
pétrole...). Faut­il se réjouir de cette
érosion de l’industrie française qui ré­
glerait, en disparaissant, le problème
des risques industriels pour les villes
et leurs habitants? Ne faut­il pas, au
contraire, la considérer comme un
problème pour l’économie, le terri­
toire et les citoyens français?
L’érosion de l’industrie française
constitue d’abord un problème éco­

nomique. Le déficit commercial ma­
nufacturier est très loin d’être com­
pensé par un excédent commercial
dans le secteur des services (par
exemple, le tourisme). Il engendre
donc un trou structurel dans la ba­
lance commerciale française, et la né­
cessité de s’endetter pour le financer
(L’Industrie française décroche­t­elle ?,
Pierre­Noël Giraud et Thierry Weil, La
Documentation française, 2013).
Mais ce n’est pas tout : ces inconvé­
nients économiques se doublent
d’un problème environnemental,
puisque les importations manufactu­
rières ont un effet direct sur l’em­
preinte carbone de la France. En 2017,
celle­ci s’élève à 749 millions de ton­
nes de CO 2 , dont plus de la moitié
(421 millions de tonnes) est due aux
émissions importées! Substituer les
importations manufacturières par
des fabrications locales, dont les
émissions unitaires sont nettement
moins importantes, permettrait de li­
miter l’empreinte carbone française.

Maintien et relocalisation
Afin de maintenir l’industrie tout en
limitant ses nuisances, un compro­
mis pourrait être trouvé en mainte­
nant en France les seuls segments en
amont (R&D) et en aval (marketing,
distribution) des chaînes de valeur
(selon la fameuse « courbe du sou­
rire » préconisée par Stan Shih, le fon­
dateur d’Acer). Cette solution apparaît
pour le moins discutable au regard
des chiffres : c’est en effet la fonction
de fabrication qui constitue, en 2014,
la part la plus importante de la valeur
ajoutée totale de l’industrie manufac­

turière française – 35 % –, bien plus
que les fonctions R&D ou marketing


  • 10 % chacune (La France est­elle
    exposée au risque protectionniste ?,
    Anne­Sophie Alsif, Vincent Charlet et
    Clément Lesniak, Presses de Mines, à
    paraître en janvier 2020).
    En définitive, en dépit des inquiétu­
    des compréhensibles que l’accident
    industriel de Rouen a pu réveiller,
    l’enjeu essentiel de l’industrie en
    France, c’est celui de son maintien et
    de sa relocalisation. Les raisons sont
    tant économiques (déficit commer­
    cial) qu’environnementales (em­
    preinte carbone). On pourrait y ajou­
    ter un argument d’ordre culturel :
    l’acte de fabrication pourrait redon­
    ner un sens et une valeur au travail,
    quelque peu perdus après plusieurs
    décennies d’éloge de la société pos­


tindustrielle et de la « knowledge eco­
nomy » (économie de la connais­
sance). Le récent mouvement du
« faire » et des « makers » en constitue
un indice.
Si l’écologie est l’étude des milieux,
alors l’enjeu industriel en France est
un enjeu écologique : il s’agit non
seulement de réduire l’empreinte
carbone, mais aussi, plus largement,
de reconstituer un « milieu » favora­
ble à l’industrie. Autrement dit, il
s’agit de ménager une place nouvelle
à l’industrie et à la fabrication dans
les villes et les territoires. Nouvelle,
parce que les dernières décennies ont
vu triompher des doctrines de déve­
loppement économique local qui ont
relativisé très fortement l’impor­
tance de l’industrie et de la produc­
tion, pour mettre en exergue
d’autres moteurs de développement,
comme l’économie résidentielle ou
la classe créative.

Un défi pour l’urbanisme
Faisant fi de ces recommandations,
des villes et des territoires ont néan­
moins continué à soutenir leur tissu
industriel. A Toulouse, dans la zone
d’AZF, les autorités locales ont préféré
réimplanter une filière industrielle
de pointe (autour de l’oncologie) plu­
tôt que de laisser le terrain aux pro­
moteurs de logements. A Ivry­sur­
Seine, dans le Grand Paris, la ville dé­
ploie des trésors d’ingéniosité pour
tenter de maintenir une économie
productive menacée d’éviction en se­
conde couronne. A Flers, dans l’Orne,
les acteurs locaux se sont mobilisés
pour que l’usine Faurecia déménage,
non pas en Pologne, mais sur un nou­
veau campus industriel situé à 7 km
du centre­ville.
Quelle que soit la taille du terri­
toire, métropole ou ville moyenne, la
tâche est ardue. Il s’agit d’abord de

trouver de la place pour l’industrie,
au sens physique du terme. Dans les
grandes agglomérations, la concur­
rence pour l’espace et les marchés
foncier et immobilier auront sponta­
nément tendance à évincer l’écono­
mie productive. Dans les villes
moyennes et petites, la disponibilité
foncière d’autrefois n’est plus de
mise à l’heure de l’objectif de « zéro
artificialisation nette » des sols, l’un
des objectifs du plan biodiversité du
ministère de la transition écologique
et solidaire.
Mais trouver de la place ne suffit
pas, il faut aussi ménager des coexis­
tences et faire cohabiter l’industrie
avec les autres fonctions urbaines, et
donc avec les habitations. L’urba­
nisme a ici un rôle crucial et stratégi­
que à jouer, lui qui s’est historique­
ment constitué comme l’art d’orga­
niser l’espace afin d’assurer un
certain équilibre fonctionnel. En dé­
finitive, il s’agit de remettre l’indus­
trie au cœur des politiques d’aména­
gement de l’espace. L’ampleur et la
difficulté de la tâche nécessiteront
l’engagement et la coopération des
autorités publiques à toutes les échel­
les d’intervention. Une nouvelle
cause nationale ?

Gilles Crague est directeur
de recherches à l’Ecole des ponts
ParisTech-Centre international
de recherche sur l’environnement
et le développement (Cired).
Il a dirigé « Faire la ville avec
l’industrie. Métropoles et villes
moyennes, retours d’expérience »
(Presses de l’Ecole nationale
des ponts et chaussées, à paraître
le 14 novembre)

L’USINE ET LA VILLE, UNE RELATION TOURMENTÉE


L’incendie du site de Lubrizol, à Rouen, met de nouveau en question


la présence d’activités industrielles dans les agglomérations. Mais une ville


qui n’abriterait pas de fonctions de production est-elle possible?


FAUT-IL SE RÉJOUIR


DE L’ÉROSION


DE L’INDUSTRIE


FRANÇAISE


QUI RÉGLERAIT,


EN DISPARAISSANT,


LE PROBLÈME DES


RISQUES INDUSTRIELS


POUR LES VILLES?


LA MULTIPLICATION


DES TIERS LIEUX


NE RÉSOUT


PAS TOUTES LES


INTERROGATIONS

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