Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

0123
DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019 | 29


Depuis les indépendances, au début des an­
nées 1960, d’importants efforts ont été réali­
sés par les Etats africains dans la formation
des personnels médicaux et paramédicaux,
la création d’hôpitaux de proximité. Dès la
fin des années 1990, l’ouverture de pôles
d’excellence comme le Centre de recherche
et de lutte contre la drépanocytose de Ba­
mako, le Centre de formation et de recherche
sur le paludisme du Mali, ou les centres d’on­
cologie pédiatrique de Dakar et de Nouak­
chott, en Mauritanie, ont multiplié l’offre.
Dernier exemple, l’Hôpital général de réfé­
rence de Niamey, inauguré en 2017, a déjà ac­
cueilli depuis, au Niger, plus de 40 000 mala­
des. Car, d’année en année, la population
croît et la demande de soins de qualité aussi.
Peu à peu, une culture de santé se diffuse jus­
que dans des zones rurales reculées, où vit
70 % de la population, et « un changement
dans le statut socio­affectif de l’enfant s’ins­
talle », lié, selon l’anthropologue Yannick Jaf­
fré, « au phénomène continu d’urbanisation ».
Parmi le jeune public composé de 400 mil­
lions de moins de 15 ans, il y a urgence puis­
que près de 5 millions d’enfants décèdent en­
core chaque année avant 5 ans, notamment
en raison du paludisme, de la malnutrition,
de diverses maladies infectieuses et d’un en­
semble de pathologies chroniques comme la
drépanocytose et l’infection au VIH ou de
cancers. Le Fonds mondial de lutte contre le
sida, la tuberculose et le paludisme vient
d’engranger 14 milliards de dollars de dons
pour juguler ces trois maladies les plus mor­
telles. Mais des pathologies nouvelles s’instal­
lent, fruits des changements de mode de vie.
Or, comme le rappelle l’OMS, il manque déjà
4,2 millions de médecins sur le continent.
raoul mbog

Dossier réalisé en partenariat
avec le Fonds français Muskoka

« La mondialisation change la manière


d’envisager la maladie et la qualité des soins »


Pour Yannick Jaffré, anthropologue spécialiste des questions de santé en Afrique de l’Ouest,
il faut changer « la situation des soignants si l’on veut améliorer celle des enfants »

ENTRETIEN


Y


annick Jaffré a fait de
l’analyse des systèmes de
santé « le combat d’une
vie ». Depuis une trentaine d’an­
nées, l’anthropologue, directeur
de recherche émérite au Centre
national de la recherche scientifi­
que (CNRS) sillonne l’Afrique de
l’Ouest, où il a notamment ensei­
gné à la faculté de médecine de
Bamako.
Ses travaux portent sur les dé­
terminants sociaux de la santé et
l’amènent à pointer les indica­
teurs qui feront baisser la morta­
lité maternelle, la malnutrition,
ou peuvent améliorer la santé
psychologique. Avec Enfants et
soins en pédiatrie en Afrique de
l’Ouest (Karthala, 364 pages,
25 euros), il observe comment la
demande de qualité des soins qui
émerge oblige à repenser l’acte
thérapeutique en lui­même.

Pourquoi la demande sociale
d’une meilleure qualité de
soins de la mère et l’enfant
émerge­t­elle?
Depuis quelques années, en Afri­
que, se dessine un changement de
statut de l’enfant. Il a désormais
une réelle existence sociale. On lui
donne la parole, en plus d’investir

pour son avenir. Ainsi, les profes­
sionnels de santé, qui sont eux
aussi parents, portent davantage
d’attention à sa plainte. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle la
demande de qualité des soins
émane d’abord des praticiens en
pédiatrie. Ces derniers dénoncent
la précarité de leur environne­
ment de travail, le déficit d’équipe­
ments, de médicaments et de per­
sonnels, ou encore les facteurs so­
cio­économiques qui condition­
nent l’accès aux soins et les
empêchent ainsi de bien faire leur
travail. Cela crée une souffrance
chez eux. C’est ce qui explique
qu’il est impossible d’améliorer la
situation des enfants si l’on ne
change pas celle des soignants.

La faible prise en compte de la
douleur de l’enfant observée jus­
qu’ici dans certains services de
santé a­t­elle pour seule explica­
tion la précarité des hôpitaux?
Il existe bien sûr des abus fla­
grants liés à la désinvolture ou à
l’incompétence. Mais l’environ­
nement pèse sur les soignants.
Même si ces derniers sont formés
à une médecine clinique mondia­
lisée, que peuvent­ils faire quand
un scanner est nécessaire et que
l’appareil est indisponible, ou
quand il n’y a pas de thermomètre

et qu’il faut obliger les familles à
aller en acheter un, sachant que
celles­ci n’en ont pas toujours les
moyens?

L’Afrique a encore un taux
de mortalité infantile élevé.
L’hôpital a­t­il appris
à accompagner les enfants
et adolescents vers la mort?
La mort de l’enfant à l’hôpital des
suites d’une maladie chronique
ou d’une pathologie lourde est un
phénomène relativement nou­
veau. Il y a encore quelques an­
nées, les enfants mouraient à l’hô­
pital plutôt de fièvre, de palu­
disme, de malnutrition, de diar­
rhées ou de choléra. Ce sont des
décès rapides, et les personnels de
santé qui n’avaient pas eu le temps
de tisser de liens avec ces enfants
n’avaient donc pas, d’une certaine
façon, à « gérer » leur mort.
Le problème qui se pose désor­
mais, notamment en oncologie,
c’est qu’il y a un attachement des
équipes médicales à leurs pa­
tients, comme partout où il existe
des pathologies chroniques qui
durent. Quand la mort survient,
c’est extrêmement douloureux
pour elles, sachant qu’elles ont été
confrontées, tout le long de la ma­
ladie, à un problème dans la prise
en charge de la douleur : elles

Au CHU de Ouagadougou, les soignants se désolent


de « regarder les pauvres mourir et les riches guérir »


Fatigue, découragement, impuissance : au Burkina, les personnels hospitaliers craquent


REPORTAGE
ouagadougou ­ correspondance

I


ci, le ballet des brancards, c’est
vingt­quatre heures sur vingt­
quatre. Aux urgences trauma­
tologiques de l’hôpital Yalgado­
Ouédraogo, dans la capitale burki­
nabée, « ça ne s’arrête jamais »,
souffle un agent de santé qui se
fraie un passage au milieu d’une
dizaine de patients allongés à
même le carrelage d’un couloir
décrépi. « Pas assez de lits ni de
chaises », s’excuse le brancardier,
avant de filer au pas de course der­
rière sa civière brinquebalante.
Dans la chaleur moite, les bles­
sés guettent le passage des méde­
cins, l’œil inquiet. En attendant,
quelques pansements de fortune
ont été collés çà et là, avec plus ou
moins de bonheur.
« Trois jours qu’on dort là. Mon
fils a eu un choc à la tête, un acci­
dent de moto, on nous a envoyés
faire une radio. Depuis, plus rien.
On attend », explique un homme,
exténué, son fils, la vingtaine, en­
dormi sur le sol. A l’accueil, les
fiches d’enregistrement s’empi­
lent. « On est débordés, mais on ne
peut refuser personne. Difficile de
tenir », glisse un jeune interne en
médecine entre deux consulta­
tions. Manque d’effectifs, services
saturés, locaux et matériels vétus­
tes... « Yalgado », c’est l’hôpital
« malade » du Burkina Faso.
Fatigue, découragement, senti­
ment d’impuissance... Les nerfs
du personnel médical sont mis à
rude épreuve. « J’ai trente et un ans
de service ici, mais je ne m’habitue­
rai jamais à voir des bébés “partir”
parce qu’on n’a pas pu faire de cé­
sarienne », s’attriste M. Oué­
draogo, un infirmier. Et d’ajouter :
« C’est frustrant. On travaille d’ar­

rache­pied, on fait de notre mieux
avec le peu qu’on a, et pourtant on
a toujours l’impression de mal
faire notre travail, de négliger les
patients. » Tabous, les cas de dé­
pressions nerveuses s’évoquent
pudiquement. « On ne dit pas
quand ça ne va pas. Il faut faire
bonne figure devant l’équipe et le
public », rapporte Hamadi Konfé,
infirmier et représentant du syn­
dicat Syntsha à l’hôpital. « On se
sent seul parfois, mais on garde
tout sur le cœur, confie Cécile,
sage­femme. J’essaie de ne plus
trop m’attacher aux patients, si­
non ce n’est pas gérable. Mais c’est
triste quand même, parce qu’on
fait ce métier pour eux. »
Dans ce centre hospitalier uni­
versitaire public, le plus grand du
pays, le malaise est profond.
Sages­femmes, infirmiers, anes­
thésistes, ils étaient près d’une
centaine à faire grève le 10 octo­
bre pour dénoncer leurs condi­
tions de travail. « On a l’impres­
sion que c’est de pire en pire, le ma­
tériel se dégrade et tombe en
panne, les ruptures de médica­
ments se multiplient », fustige un
agent de santé. « Des gants, des co­
tons, du désinfectant... C’est sim­

ple, on manque de tout ici! », ré­
sume une infirmière en sortant
de ses dix heures de garde de nuit
au service de chirurgie viscérale.
« Je suis épuisée et découragée,
poursuit­elle, la tête entre les
mains. On voit des cas très graves
arriver, mais souvent on est obligés
de les envoyer ailleurs par manque
de matériel ou de place. Notre bloc
a même été fermé pendant plus
d’un an. » Derrière elle, Cécile,
blouse rose, partage sa colère : « A
la maternité, les patientes accou­
chent par terre la plupart du temps.
On prie que le bébé soit en bonne
santé parce qu’on n’a même pas de
salle de réanimation. C’est difficile
sur le plan psychologique. On voit
mourir des femmes et des nou­
veau­nés chaque jour alors qu’avec
l’équipement adéquat on pourrait
les sauver. »

« Mouroir »
Devant le bâtiment des urgences,
Gilbert Savadogo patiente, assis
sur un banc. « On me demande
80 000 francs CFA [120 euros]
pour payer des radios complémen­
taires pour ma femme. Je ne les ai
pas. J’espère que ma famille et mes
amis vont pouvoir m’aider », s’in­
quiète ce cultivateur, arrivé la
veille depuis Nanoro, village situé
à une centaine de kilomètres,
avec son épouse, la colonne verté­
brale fracturée après une chute.
Au Burkina Faso, un système de
prépaiement oblige les patients ou
leurs proches à débourser les frais
de soins pour être pris en charge.
Un régime d’« assurance­maladie
universelle » a bien été voté en
2015, mais sa mise en place piétine.
Le gouvernement a également
adopté en 2016 la gratuité des
soins pour les enfants de moins de
5 ans et les femmes enceintes.

manquent de produits et, sou­
vent, de formation dans l’utilisa­
tion de la morphine, par exemple.
Ces questions, qui sont à l’articu­
lation de la clinique, de l’anthro­
pologie et de l’éthique, doivent
être mises en lumière dans des
politiques publiques et être trai­
tées dans les cursus médicaux et
paramédicaux.

Qu’est­ce que cette nouvelle
approche du malade révèle des
mutations à l’œuvre en Afrique
subsaharienne?
L’urbanisation, la mondialisa­
tion et une plus grande circula­
tion des émotions changent la
manière d’envisager la maladie et
les soins. Ces mutations sociales
conduisent les populations à exi­
ger une offre de santé qui corres­
ponde à leurs attentes. Elles ne
sont plus dans l’obéissance abso­
lue et la soumission envers la mé­
decine ou les médecins, mais plu­
tôt dans un processus de revendi­
cation d’un droit à la parole pour
les femmes et pour les enfants.
C’est un mouvement anthropolo­
gique de fond porteur de beau­
coup d’espoir, capable de trans­
former la prise en charge hospita­
lière sur le continent.
propos recueillis par
r. mb.

838 000
Le nombre d’enfants entre 0 et 5 ans qui meurent
chaque année en Afrique
Près de la moitié d’entre eux (40 %) sont des nouveau-nés, selon
l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En Afrique subsaha-
rienne, la probabilité que les enfants meurent avant l’âge de 5 ans
est quinze fois plus grande que dans les pays à revenu élevé.
L’agence onusienne précise encore que 55 000 femmes africaines
meurent tous les ans en mettant au monde un enfant.
Ces chiffres s’expliquent en partie par un manque criant
de médecins. Plus de 4,2 millions de praticiens supplémentaires
seraient nécessaires pour assurer des services de santé suffisants
au regard de la population. Le continent manque aussi de lieux
de formation et de recherche avec seulement 170 facultés
de médecine en zone subsaharienne.

Mais, là encore, « les moyens man­
quent et les patientes doivent sou­
vent ajouter de leur poche! », dé­
nonce une sage­femme. « Nous ac­
cueillons surtout des personnes dé­
munies ici. Alors on met en contact
ceux qui ne peuvent pas payer avec
l’action sociale, mais seulement
une sur trois environ est prise en
charge. Pour les autres, on essaie de
se cotiser », explique le docteur et
chef du service des urgences médi­
cales Papougnézambo Bonkoun­
gou. « C’est injuste, on regarde les
pauvres mourir et les plus riches
guérir, mais qu’est­ce qu’on peut
faire? », se désole un infirmier.
Le CHU Yalgado Ouédraogo,
souvent qualifié de « mouroir » ou
d’« hôpital du pauvre » par les Bur­
kinabés, traîne sa mauvaise répu­
tation à travers le pays, alors les
plus aisés préfèrent se tourner
vers les cliniques privées, plus
onéreuses. « Nous sommes censés
être l’hôpital de référence du Bur­
kina, incarner le service public, et
pourtant, on laisse mourir les
gens », s’indigne le syndicaliste
Hamadi Konfé, qui s’inquiète
aussi d’un projet d’augmentation
des prestations examiné par la di­
rection de l’établissement, lequel
fait l’objet d’un plan de redresse­
ment financier.
En 2017, le gouvernement a
pourtant signé un protocole d’ac­
cord, prévoyant notamment
l’amélioration des conditions de
travail et d’accueil. « Mais deux ans
après, rien n’est appliqué! », fustige
Pissyamba Ouédraogo, le secré­
taire général de la Syntsha, qui
multiplie les mouvements de pro­
testation depuis avril. Contactée,
la direction de l’établissement n’a
pas souhaité donner suite à nos
demandes d’entretien.
sophie douce

« ON SE SENT SEUL 


ET ON GARDE TOUT SUR 


LE CŒUR. J’ESSAIE DE 


NE PLUS M’ATTACHER 


AUX PATIENTS, SINON


 CE N’EST PAS 


GÉRABLE »
CÉCILE
sage-femme

ILLUSTRATION YASMINE GATEAU
Free download pdf